Titre : Journal des artistes
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1882-12-08
Contributeur : Esmont, Henry. Rédacteur
Contributeur : Duprey, Paul. Rédacteur
Contributeur : Hamel, Henry (18..-18..? ; illustrateur). Directeur de publication
Contributeur : Revers, Henry. Collaborateur
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32799190z
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 08 décembre 1882 08 décembre 1882
Description : 1882/12/08 (N21). 1882/12/08 (N21).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k4576817t
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOA-504
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 12/12/2017
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JOURNAL DES ARTISTES
j)cuvcut se livrer à moi sans crainte de tra
hison. Il est fâcheux de n’avoir pas grand
mérite, il est heureux vous le voyez d’ôtre...
d’ètre un hrave homme. Ces artistes savent
que si j’apporte jusqu’à vous la quintes
sence de leur savoir, de leurs études, de
leurs réllexions, je ne les nommerai pas mal à
propos. Ces jugements précieux vous don- 1
lieront à réfléchir, seront pour vous un sé
rieux enseignement,, ils ne vous seraient
pas connus si je me taisais. Un peintre, un
sculpteur, un producteur n’est pas tout à
fait libre, s’il s’exprime librement en public
on penserait mal de lui, on pourrait chercher
en dehors de l’art les raisons d’une opinion
sévère, sincère.
Vous voyez bien qu’il est utile que je par
le. Tout, à l’heure je vous ai dit qu’il était
Lien que je me fisse connaître de vous . mon
côté individuel c’est la sensibilité. Oui je
suis sensible — ne souriez pas — impres
sionnable, non pas aisément cependant, et
ma visée que je confesse est de vous amener
à cet état particulier, douloureux parfois,
parfois aussi plein de charme. Seulement
Messieurs, il faut conquérir la faculté d’ètre
ému, j’entends d'être ému à propos, arrivez
à une sensibilité qui ne s’éveille que chez
les gens délicats. La distinction, cette chose
rare dans les œuvres d’art et chez les gens ;
il y a bien une assez commune forme de la
distinction chez ceux-ci, mais ce n’est que
de l’impertinence soutenue. Ne confondez
pas. Vos professeurs vous feront passer intel
ligemment de l’étude du cadre à l’étude de la
bosse et de l’étude de la bosse à l’étude de
la nature. Je connais ce chemin, je l’ai par
couru. Assez rapidement vous arriverez à
mettre une figure d’ensemble, mais le res
te... le reste !... il dépend de vous de l’ac-
- quérir. Soyez sensibles, je vous l’ai dit je
ne veux pas tenter prématurément de faire
de vous des savants. Oh non, je veux, je
veux, tant pis, je ;ne risque, je veux faire de
vous des amoureux.
Moi j’ai une croyance qui me guide dans
mon choix je l’ai écrit : le style est l'état in
nocent de l'esprit.
Les artistes qui me frappent le plus vive
ment, qui me retiennent le plus fortement
sont dans cet état innocent de l’esprit. Pour
moi c’est la qualité maîtresse, c’est le don rare
qui le possède, m’enchante! Quand j’entre
dans notre Louvre, je vais toutdroit à Adrien
Van Oslade, si je suis dans le salon carré
je vais à Y école d'üstade, si j’entre par celte
galerie à la famille d’Oslade qui est là
tout près. N’allez pas partir saus le voir en
core. Un maître peintre me disait « Teniers
est charmant c’est un joli chiqueur. Ostade
est plus grand que Teniers ».
Un chiqueur, vous le savez dans le langa
ge du peintre c'est l’artiste qui peint de pra
tique, de mémoire, qui a au bout du pinceau
une forme qu’il reproduit sans cesse.
11 est un autre petit peintre hollandais
que j’aime, — oui, que j’aime, — c’est
Adrien I3rauwer. Je sais bien que l’on ra
conte qu’il se plaisait au cabaret ! c’était
par amour de l’art ! N’avait-il point à mon
trer ces belles querelles de galants et d’ivro
gnes. Eh oui, le peintre trinquait avec ses
modèles. Ah oui, je sens cela. Bourgui
gnons, Bordelais, Parisiens, Normands, et
vous mes amis du « Jura », allez-vous vous
montrer sévères pour lui. Oui, c’est par
passion artistique qu’il recherchait l«s
joyeuses enseignes aux belles promesses.
S’il avait eu le goût de peindre des moines,
vraiment, je le crois, il eût pris le cilice.
Ah ! cet Adrien Ikauwer, il faut avoir le
cœur solide pour l’aimer toujours. 11 y a
chez un grand amateur d’Amsterdam, un
tableau qui représente des gens à table, l’un
d’eux, — c'est très difficile à dire, — l’un
d’eux pèse sur une narine et goulle l’autre,
et c’est délicieux !.. . Un artiste français,
un maître s’est écrié devant moi : « Quand
ou peint une narine comme ça. * Une narine,
rien que cela ? — Oui, rien que cela. Le
même artiste me disait : « Celui qui copierait
toute une année l’Antonello de Messine, du
salon carré, celui-là ne perdrait pas son
temps, il saurait enchâsser un œil. » Quoi,
rien que cela? direz-vous. — Oui, rien que
cela. — Ne partez pas sans éevoir cet Auto-
tonello de Messine, dans le salon carré,
près de l’I loi hein. Ce n’est pas un tableau
hollandais et je n’ai pas à vous en parler, je
vous en parle. Ecoutez ce jugement d’artiste:
« Franz Hais peint un peu dans l’huile,
mais c’est fort. Je n’aime pas Wouvermans,
c’est roud. Paul Potcr est fort, mais je ne
ferai pas un pas de plus pour revoir le
Taureau qui est à La Haye? Il y a ce
pendant des pâles étonnâmes... » Qui a dit
cela? Ribol. Et Vollon m’a dit, lui: a Quand
je vois un Ribot, je rentre à l’atelier et je
pioche. » C’est bien cela Vollon ! Un peintre
de cette carrure n’a pas de petitesse, on peut
répéter tout ce qu’il dit, Ribot ne soi t pas
de l’Ecole des Beaux-Arts et il m’a dit : «Le
prix de Rome dè Lenepveu est un chef-
d’œuvre. » C’est bien cela Ribot !... Oui,
il est utile que vous sachiez la vérité sur
ces maîtres de notre pays. Les gens qui ra
content par on dit répandent tant d’erreurs.
Sauriez-vous dire quel est le maître favori
de Ribot? — Rembrandt, peut-être? —
Non. — Franz liais? — Non. — lfibera ?
— Non. — Velasquez, peut-être ? — Non,
c’est Paul Véronèsc.
11 est bon que vous appreniez à aimer les
artistes, nos artistes. 11 est bon que vous
sachiez que dix années, Ribot avait été re
fusé au Salon et voilà que, de la rue, des
amis lui crient : « Ribot,Ribot, tu es reçu.»
Oh alors de grands coups de pied et v’ian,
v’ian, dans la table et dans les chaises de
façon que le lendemain Ribot dût déjeùner...
mais dans un entretien sur les Hollandais,
on peut bien dire cela, Ribol déjeuna...
asis par terre...
Je vous l’ai dit, j’y reviens, j’aime les
œuvres naïves, innocentes, les beaux ges
tes courts, directs, qui font que la main va
simplement vers l’objet qu’elle a à prendre,
tenez ainsi, c’est le geste des gens qui ne
se savent pas regardés, qui n’ont pas à
prendre une attitude à tenir la pose, c’est le
geste des gens saisis dans leur état inno
cent d’esprit, j’y reviens, c’est celle théorie
même que j’ai exprimé chez le grand artiste
qui fouille puissamment dans les matières'
dures, Al. Leconte de Lisle en prés mee de
AL Jules Breton, le peintre des belles filles
aux gestes arrondis. Eu parlant, je m’ob
serve, et je vous examine. Le pauvre mo
dèle pour un peintre qu’un conférencier !
Je le sens, j’ai une certaine gène dans les
mouvements, celte gène de celui qui se
sent regardé. Je fais celui qui esta l’aise,
je ne le suis pas. Je joue la tranquillité,
quel apprêt dans celte bonhomie feinte. J’ai
des airs de têtes étudiées. J’avoue. Quel fâ
cheux modèle pour un peintre. .
Vous qui m’écoutez, que vous sçriez pour
un peintre des modèles de choix, quelle li
berté dans les gestes, et quelle variété [Quel
beau modèle, le vrai modèle, le modèle qui
bouge... Quelques-uns d’entre vous écou
tent, écoutent bravement, je les en remer
cie. Quelques autres ont la mine résignée,
qu’ils ne s’en défendent pas. Un peu
plus, et je céderais au désir qui me vient de
prendre un crayon, de dessiner et de me
taire, je ferais bien peut-être...
Le paiement de mes efforts, je l’ai trouvé
dans cette parole d’un artiste qui m’écoute,
qui me fait l’honneur de m’écouler, il a dit
de moi : « Ce qui me plait en Jean Dolent,
c’est qu’il n’a pas seulement l’air d’aimer,
il aime. » Il disait vrai. Aimer c’est la for
me supérieure du savoir, je ne parle pas
seulement des gens qui ont cette profession
d’être savant, non, il n’est pas qu’une façon
d’avoir quelque science : Ils savent mieux
que moi ce que coûte un tableau ; je sais un
peu mieux qu’eux ce qu’il vaut.
Le plus lourdaud assourdit le bruit de
son pas en parcourant les merveilleuses
salles de ee fastueux chez nous, le Louvre..
En ces questions artistiques, souvent un
différend s’élève, mais on ne va pas jusqu’au
démenti. Ainsi, j’a^pu écouter un artiste de
mérite qui me disait : « Les Hollandais
ont touL pris aux Italiens ; Rembrandt et le
Corrôge, c’est la même chose. » L’artiste
qui parlait ainsi est un grand prix de Rome
de peinture, il a fait trois fois le voyage de
Hollande, il est expert en son art, il est
instruit et il est jeune. Ét tenez, je le nom
me, c’est le peintre Maillart. Vous l’enten
drez quelque jour et il mérite d’être enten
du, je le reconnais, je le reconnais un peu,
malgré moi et pour l’amour de la justice.
Avoir un goût raffiné donne de la tristesse.
Voir un petit maître aimé avec un ignorant
ce n’est rien, avec un indifférent, quelle mi
sère !... Entendre ceci : « Qu’il y a donc
de personnages. Ah c’est sur bois, comme
c’est fin. » Et c’est tout, et penser que celui
qui parle ainsi est un monsieur instruit, un
avocat peut-être, un médecin, eh oui, il est
médecin, mon dentiste aussi. Vous appelez
leur atlenliou sur un portrait superbe de
Michel Mirevelt, par exemple, et ils s’é
crient : «Qu’il cstlaid ». Je parle de souve
nir. Je me rappelle aussi avoir fait remar
quer cette femme de Vandermeer de Lhfifl
qui est là tout près, et il m’a été dit : c C'est
bien dans ce que c’est. »
En raison de ces circonstances cruelles il
serait bon, peut être, de deverser un peu de
gloire sur ces malheureux amateurs d’art
si souvent éprouvés. Non que je me plaigne
de ma part de célébrité ; je ne suis pas tout
à fait inconnu, je ne passe pas inaperçu.
Ainsi pour ma petite voisine, haute comme
ça, je suis ce Alonsieur qui a un grand
jardin où il veut bien qu’on marche. N’est-
ce rien.
Le jour où ces personnes insensibles aux
choses d’art reçoivent les gens de leur rela
tion, on cause, on regarde les photographies.
C’est effrayant.
Tout à 1 heure je vous parlais des mauvais
instants des amateurs d’art , qu’ils ont
d’heureux moments aussi. J’avais été mon
trer un dessin aneien à AL Edmond de
Concourt, un fin amateur d’art,f — et quel
que chose de plus — un dessin historique
représentant une fête donnée à l’occasion
de la naissance d’un enfant royal. Aussitôt,
AI. de Concourt prit une brochure daus la
bibliothèque, et dans cette brochure se trou
vait la description complète, détaillée, de
mon dessin. Si vous aviez vu dans ma mine,
qui voulait être modeste, je ne sais quoi qui
pourrait bien être un atome de fierté. Je fus
toujours glorieux.
Etpeu de jours après je recevais une lettre
de M. Charles Ephrussi, un érudit amateur
d’art, qui me demandait s’il serait indiscret
à lui et à M. le marquis de Chcnnevières de
venir voir chez moi ce curieux dessin.
Indiscret. ..
Je répondis : « Je vous attends. »
Ces messieurs arrivent en hâte, en hâte,
— vous m’entendez bien ; — et je demeure
loin, qui songe à cela. Et tous les trois
nous étudions l’œuvre intéressante ; nous
traduisons la légende, AI. de Chennevières
prend des notes. Et M. de Chcnnevières et
M. Charles Ephrussi me demandent de leur
prêter ce dessin pour une exposition. Je dis
oui, et ils partent charmés ...
Parmi les gens qui aiment les bons ta
bleaux, il en est qui ont la douce manie de
chercher à gâter leur plaisir. Ils veulent sa
voir comment l’artiste obtient tel effet, s’il
y a des boites secrètes. Je suis en situation
de renseigner ces hommes curieux. Ainsi
j’ai appris d’un modèle que François Alillet
à scs couleurs mêlait du gutta-percha. Je
parle sérieusement— toujours ! — je donne
généreusement ce renseignement précieux.
Je sais aussi, et le sais d’un élève du maître,
qu’Eugèno Delacroix, avec^de grandes
martes étalait ses pâles molles et qu’il re
venait avec de petites martes dures, une
sorte de ciselure. Et voilà le grand secret
dévoilé ! Quant àRoybet, les tableaux qu’il
vient de terminer sont émaillés comme des
tableaux anciens. Je sais aussi pourquoi
lîenuer disait, il y a peu de jours à un de
mes amis : « Venez donc me voir un malin
je vous montrerai comment je fais ça. »
La vérité est, Messieurs, que le mystère
n’est pas là, le grand mystère !...
Nous, les amateurs d’art, nous ne som
mes pas beaucoup plus que des spectateurs
du premjer rang, mais pas inoius.
Les vrais connaisseurs sont rares, il est
vrai, les vrais artistes aussi ! — Une
école triomphe et une école succombe, les
artistes se déchirent, s’enlrctucnt. —
Je me hâte de le dire, dans les voitures qui
écrasent il y a parfois de très braves gens.
Il est des artistes qui cependant disent la
vérité sur leurs confrères et sur eux-mêmes.
Interrogé devant moi sur une « Marine »
qu il avait à l’Exposition universelle, AL Ju
les Breton a répondu : « J’en ai refusé de
pareilles comme membre du jury. »
Il y a aussi des peintres dont la voca
tion a été contrariée, je veux dire que leur
vocation était saus doute d’ètre dans les af
faires. Il y a aussi des peintres qui supportent
l’éloge d’uu confrère ; on peut louer devant
eux l’avant-demier tableau...
D’un grand paysagiste ils disent : « Il sait
son arbre. »
Cédant à un mouvement généreux com
patissant, ils vonljusqu’à dire spontanément,
d’un maître peintre : « Il a eu du talent. »
L’artiste n’aime ,pas l’amateur d’art, il
sait que nous connaissons la source d’un
emprunt déguisé,, l’étude des maîtres, les
lectures, les voyagés nous ont mis en garde
contre les apparences. L’amateur d’art as
siste souvent à l’inutile effort d’un sot et il n’a
pas de dédain. Je comprends cette animosité
sourde, moi-même, je supporte impatiem
ment la critique. Un journaliste avait écrit
que dans une page de moi il y avait deux
fautes de langue... le misérable!... J’ai relu
il y en avait quatre.
Il faut prendre les peintres ainsi qu’ils
sont. Ces peintres ûe sont pas des hommes
méchants ; ils ne sont pas bons non plus, ils
sont artistes. Un exemple : D’une civière
pendait une main de jeune femme, une
main amaigrie. La main dans la main de la
malade, uue petite fille marchait, courait
presque pour suivre les porteurs. Un peintre
qui racontait cela, dit : « C’était très bjen. »
Il songeait à la scène à faire... je veux dire
au tableau à composer.
Le sérieux savoir ne sauve pas l’artiste
d’une parole amère. Un artiste a jugé devant
moi ainsi un artiste instruit : « Il sait beau
coup de noms de peintres. »
Il faut entendre Henri de Beaulieu dire
devant un tableau d’une coloration aigre :
Ça claque ! Il fallait entendre Delacroix dire
des tableaux npyés dans le jus : « c’est
jaunet! »
11 faut faire un public pour nos exposi
tions. Et il n’y a pas que les morts, il y a les
vivants. Un peintre depuis longtemps déjà
dans le mouvement m’a dit : « On cherche
des choses dont nous ne nous occupions
pas. » Oui, il y a des vivants parmi nos
peintres, les autres, les retardataires, sont
des ombres, indifféremment je les regarde
glisser !...
Français, amateur d’art, j’ai mon orgueil,
je ne crains pas la lutte, mais je n’accepte
pas la coalition des peintres de tous les
temps et do tous les pays contrôles artistes
de mon pays. Et cependant notre Clouet, le
peintre de la jeunesse, vaut peut-être bien
Holbein, le peintre des rides. Les Hollandais
ônt Jacques Ruisdaël et le doux Salomon
Ruisdaël, ils ont Hobbema, Wynantz, ce
Wynantz, si simple et si vrai, qui méprend
singulièrement, mais n’avons-nous point
Rousseau, Courbet, Corot, ce Corot qui ne
doit rien à personne, entendez-vous cela, à
personne. Ce Corot, je l’adore! N’avons-nous
pas Daumier. Oui, Daumier, Daumicr, pour
quoi pas ! Un artiste m’a dit : « Daumier
est plus fort que Alillet. » Qui a dit cela?
Ribot.
J’arrive de Hollande, j’ai vu les Musées
et les collections particulières de Rotterdam,
de La Haye, d’Amsterdam, dellaarlem. Et
ce qui me charmait, c’était de coudoyer
dans les rues, les modèles des petits
peintres Hollandais, les bons compagnons
et les joyeuses commères de Jean Steen,
les petites bourgeoises de Pierre de IIoocli,
les personnes de qualité de Terburg, de
Gaspard Netsclier. Je quittais Anvers que
j’avais laissé en pleine Kermesse. Ah île
beau sang et les belles chairs n’ont point
pâli depuis Rubens. A ce point que mon
compagnon peu renseigné sur les coutumes
locales, avait cru à uue foire aux nourrices...
A ceux d’enlre-vous qui n’ont pas voyagé,
il faut dire : H n’y a pas en Hollande un
Adrien Van Ostade, supérieur aux nôtres,
pas un Terburg, pas un Aletzu. En regar
dant les David de Heem, je songeais à
notre Chardin et je n’étais pas attristé.
Cet amour de l’art français est bien
puissant. Le peintre Louis Mettling a
rapporté de son voyage aux Pays-Bas,
qui le devinerait? Une copie de l’esquisse
du plafond de la galerie d’Appollou ; une
copie d’Eugène Delacroix, le maître français !
A Rotterdam, mon compagnon, lassé par
cet avide amateur d’art, cet insatiable cu
rieux, moi-même se sentit souffrant. Un
pharmacien affirma la haute valeur d’un
breuvage qu’il venait de préparer, j’en de
mandai la composition et ki pharmacien
refusa en disant : « que l'on voit bien que
vous êtes français. » J’espère bién que cela
se voit, et si médiocre que je puisse être,
pour ma tristesse et votre ennui, j’espère
bien avoir quelques-uns des signes de ma
race, le plus accusé, l’amour de mon pays !
Aussi je le dirai avec une joie profonde,
pendant ce beau voyage en Hollande où
j’ai eu tant à admirer, je n’ai pas vu d’ar
tistes plus originaux que les peintres
français! François Clouet, Chardin, Corot.
Et tous les trois justifient cette opinion à
laquelle je veux vous amener par degrés : le
style est V étal innocent de l'esprit.
Je cède à la faiblesse commune à tous les
écrivains. j’emprunte au Petit manuel d'art
ce portrait d’après nature d’un amateur
d’art.
« J’ai vu longtemps au Louvre un vieux
Monsieur qui copiait la Joconde. Sa copie
était assez exacts, timide, médiocre, il s’ap
pliquait. La besogne n’avançait pas il re
touchait, retouchait ; les yeux l’arrêtaient,
les rendre dépassait son petit pouvoir. Il ne
se décourageait pas. Avec quel ravissement
chaque matin, il se mettait à l’œuvre I II
était un peu triste au départ, qu’il la trou
vait belle, cette Joconde adorable ! Il l’aurait
certainement volée, le brave homme ; mais
voler n’est pas honnête et puis le gardien
veille. Les jëunes demoiselles qui font au
Louvre des copies de Y Achille disaient :
« C’est l’amoureux de Joconde. » Amou
reux, il l’était. Une grande fille brune dit
un jour, un peu trop haut « Le vieux serin.»
Il entendit : « Oh ! mademoiselle ! » dit-il.
11 n’avait pas d’illusion sur le mérite de sa
peinture ; c’était de la peinture honnête et
plate. Il espérait se perfectionner. Ah ! s’il
avait pu entrer dans le secret de l’œuvre ad
mirable ! Jamais inâiu aussi mal habile ne
trahit un cœur plus ardent. Il était propret,
convenable, pauvre sans doute : il n’em
ployait que des couleurs communes. Il rem
plaçait le bleu lapis-lazuli par un mélauge
d’outremer et de blanc ; il se passait du
jaune italien et se servait du jaune de chro
me foncé; au lieu de garance rose (trois
francs le tube) il avait la laque ordinaire.
Un jour qu’il regardait Ricard copier
d’une main superbe YAntrope du Corrège,
le vieux Alonsieur eut un mouvement de
haine : « Canaille. »
Oui, amoureux de la Joconde , et, de fait
en peignant sa main tremblait un peu par
l’âge, un peu d’émotion. Ne riez pas.
Devant son chevalet, il ne. travaillait pas
toujours ; le plus souvent il contemplait
la merveilleuse femme, et les heures se
passaient pour lui douces et charmantes.
Il resta.une fois.plus de troismois sans pa
raître au Louvre. Il revint mais affaibli,
cassé, éteint et ainsi il se remit au travail et
chaque jour il reprit des forces et de la mine.
Il était heureux. Puis un jour il ne parut
pas ni le lendemain ni de tout le mois ni ja
mais, depuis lors; les jeunes demoiselles du
Louvre dirent du vieux Alonsieur :
— Il est infidèle.
Mort peut-être, non infidèle. »
M. Jean Dolent s’est arrêté un moment devant
chacun des tableaux les plus caractéristiques de
l'école hollandaise : Adrien Yan Ostade, Van
dermeer de Deift, Gérard Terburg, Metzu, etc.
Puis, s’adressant aux jeunes gens des écoles,
M. Jean Dolent dit :
Ma maison est ouverte, mes amis le sa
vait, à tous ceux qui sont tourmentés du
désir de savoir. Mon petit cabiuet d’ama
teur d’art est à la disposition des écoliers,
ils peuvent copier, consulter, interroger sans
jamais me lasser. J’ai trouvé moi aussi des
maisons ouvertes et je me souviens.
Je ne veux pas cesser de parler sans dire un
mot affectueux à M. Colombel l’organisa
teur de ces conférences. Je suis à ce point
son ami que si ce miracle était possible, je
serais éloquent rien que pour lui être agréa
ble. Jean Dolent.
Dimanche prochain , 10 décembre ,
aura lieu, au Louvre, à neuf heures,
la deuxième conférence artistique :
La Peinture décorative, par Marc
Gaïda.
Les personnes qui désireraient des
Caries sont priées de s'adresser, 24, rue
Visconti, chez M. Colombel , ou au
Journal des Artistes.
Avant le Salon
M. Ed. Lormier, statuaire exposera : Jacqueline
Robius, apportant à Saint-Omer assiégé des muni
tions cachées dans une barque, sous des légumes
(1710). La statue est destinée à la décoration d’une
place de Saint-Omer.
M. Croisy, statuaire, exposera : la statue (bronze)
de M. Bradfer, maire de Bar-le-Duc, mort récem
ment, destinée au square du chemin de fer. Cette
statue, hommage de reconnaissance, à M. Bradfer,
est due à une souscription ouvrière !
Un fait curieux à noter : M. Bradfer père, qui vit
encore, assistera à la cérémonie. Voilà qui pourra
tenter la muse d’un poète. En raison de ces circons
tances diverses, M. Croisy s’est mis à l’œuvre avec
beaucoup d’entrain et l’on peut affirmer, déjà, qu’il
n’a jamais été mieux inspiré. La statue du maire de
Bar-le-Duc fera le plus grand honneur à l’excellent
statuaire dont le groupe en marbre, (le Nid) avait été
fort remarqué au dernier Salon.
M. Fourié, peint une scène normande d’une inti
mité louchante, sous ce titre les grands parents.
Une grand’mère offre à son petit-fils malade une
tasse de bouillon. Le Musée de Saint-Etienne a fait
l’acouision de l'Etienne Marcel, de M. Fourié, exposé
au dernier Salon.
Eve avant le péché, de M. Hiolle sera l’un des
événements du prochain Salon de -sculpture. Eve
lient la pomme dans sa main droite; le serpent l’en
lace. Il y a là une seconde d’hésitation innocente, à
laquelle l’œuvre de M. Hiolle donne une vivante et
singulière réalité.
La Vénus de Milo
ET
LE SUBSTITUT
Assur, — ainsi nommé par son historien
Pour son type frappant de jeune Assyrien
Taillé dans le granit, — avait sous la paupière
Le feu vivant qui manque aux beaux princes de pierre.
Il était égaré dans ce siècle, à Paris.
Il aurait pu chasser aüx terres des maris
Ou tirer dans le tas des folles créatures,
Nouveau venu, héros de guerre et d’aventuifes.
Par malheur, à vingt ans, à l’âge curieux
Qui court la prétantaine, il était sérieux.
Dédaignait les soupers, le champagne, l’ivresse.
Une drôle de chose: il aimait sa maitresse,
Superbe fille, vrai diamant de belle eau,
Chef-d’œuvre. Il l’appelait sa Vénus de Milo,
Non pour défaut de bras, mais pour ses rondeurs
[blanches,
Son profil grec, sa taille aux magnifiques hanches,
Son galbe vigoureux ensemble et délicat.
Assur... — je n’ai pas dit qu’il était avocat
Stagiaire, très-fort sur le geste et la phrase, —
Au milieu d’un bonheur qui touchait à l’extase
Fut dépêché soudain, terrible conlx - e-temps !
Substitut dans un trou de cinq mille habitants.
A la toge cédaient les amoureuses armes.
Il lui fallut quitter sa Véuus. Que de larmes !
L’emmener? la province a l’œil bien trop subtil!
— Mais je ferai vers toi tant de fuguesf dit-il.
Au revoir, à bientôt, mignonne ! — Adieu, dit-elle...
Vingt-quatre heures plus tard, velours, satin, dentelle,.
Cuirasse, tout tomba sous la guimpe et le deuil
D’un cloître qui fermait aux profanes son seuil.
Le substitut reçut les longs cheveux. Mignonne
Et Vénus de Milo n’étaient plus qu’une nonne.
Assur, nerVosité fébrile, Assur, cœur d’or,
Qui sans l’autorité farouche d’un Mentor
Eût peut-être épousé cette désespérée,
En la sachant recluse, autant dire enterrée
Fut pris du sombre mal dont on voudrait mourir.
Hélas! peines d’amour ont beau faire souffrir,
On n’en meurt pas, répond en souriant l’adage.
11 so remit, requit contre vagabondage,
Vol et mendicité, toujours éloquemment.
N’importe. Magistrat il révélait l’amant.
L’éclat de ses yeux noirs, son mobile visage,
Sa main qui tremble, et puis si jeune être si sagef...
Une mélancolie, hallucination
Constante, lui creusait aux sourcils un sillon.
U rêvait éveillé. Les juges sous leur toque
Le jugeaient doctement, sinon toqué, baroque,
Prompt pour une misère à se contrarier.
Au surplus parlant bien. Oyez..
Un ouvrier,
A jeun très bon époux, de sa femme idolâtre,
Une fois dans le vin la battait comme plâtre,
Si bien qu’un bon gendarme arrêta le bàlon
— Et l’hoinmo — qui cognait la blonde Jeanncton,.
Si gentille pourtant, si douce ! — A l’audience,
Elle-même plaida, touchante, l’oubliance.
Assur le substitut, ému profondément,
Se souvint du passé, du seul emportement
Qu’il eût subi jamais contre sa chère amie;
Le procès réveilla sa douleur endormie,
Ses griefs envers lui-même, ses remords fous,
Et se levant : — « Messieurs, dit-il, compreuez-vous
Que l’on ose insulter, maltraiter une femme,
Ce corps de notre corps, cette âme de notre âme,
Ce feu sacré, ce pain bénit, cette douceur
Hors de laquelle il n’est poète ni penseur ?
Une femme, effleurant la terre de son aile,
Une femme, l’espoir de la vie éternelle
Et son pressentiment ! Eh bien ! l’ange des cieux,
L’envoyé du Seigneur, il l’a frappé, Messieurs !
N’cst-ce pas le méfait le plus attentatoire
A la loi sainte?... — Enfin tout un réquisitoire
Pathétique, Messieurs du siège, s’allumant,
Partageaient cette ardeur rétrospectivement.
Et la salle! elle aurait chanté Fleuve du Tage!
Mais soudain le pâlot, pâlissant davantage,
Gagné par un délire étrange, croit revoir
Le nid de ses amours, la toilette du soir :
O mirage! voilà sa Vénus ! il la prie,
La découvre, lui laisse un pan de draperie,
Tout comme à la statue, il l’adore, blancheur,
Prend une vieille peau d’huissier pour sa fraîcheur,
Faiblit et l’œil hagard, la gorge qui lui brûle,
En s’évanouissant dans sa chaise curulc :
— « Ah 1 ma Vénus! dit-il, ma Vénus de Milo !... » —
Le président suspend l’audience. Tableau !
Ce pauvre Assur! Ou l’a marié; d’une paire
De jumeaux, s’il vous plaît, il est devenu père.
Madame, distinguée, est heureuse avec lui,
Ne lui reprochant rien qu’un certain air d’ennui,
Quelquefois. Aux débuts, elle était inquiète
De ses rêves profonds devant sa statuette
Sans bras. — « Hum ! laisse donc, fit le papa toussant,
C’est un amour d’artiste, un amour innocent :
Mon gendre te préfère à du marbre, ma bonne !...»—■
Pour moi, je soutiendrais cette thèse eu Sorbonne :
Qu’Assur est fourvoyé, qu’on ne lait pas Assur
(Grâce pour le dernier vers! je ne suis pas sûr
Qu’il soit très bien rhythmé ni d’un souffle idyllique),
Substitut du procureur de la République !
René Adam.
NÉCROLOGIE
On annonce la mort do M. Emile-Fran
çois Dessain, peintre paysagiste né en 1808
admis au grand prix de paysage en 1877 et
membre agréé de l’Académie de peinture
depuis le 2 juillet 1877.
★
¥ ¥
Il vient de mourir à Lyon, sa ville nata
le, le statuaire Bonnaire, âgé de G9 ans,
élève de Legendre llérald.
Grand prix de Lyon en 1837 et en 1842
à Paris second prix de Rome.
★
* *
Les journaux de l’Aulriche annoncent la
mort du peintre Charles de Blaos, qui fut
professeur à l’Académie des beaux-arts de
Vienne et de Venise, lorsque cette ville ap
partenait à l’Autriche.
On a de lui au musée . de Vienne une
grande toile ; Séparation de Jacob et de La-
ban ; il exposa en 1855, à Paris, un Charle
magne visitant une école de garçons , qui lui
valut une médaille.
. -
* ¥
M. Nicolas Julin, graveur, professeur à
l’Académie des beaux-arts de Liège, vient
de mourir.
¥
¥ ¥
M. Milani, de Francfort-sur-Meiu, un
collectionneur les plus instruits, vient de
mourir.
QQQ «Brrr—
PETITE GAZETTE
On annonce que M. Kacmpffen, inspecteur des
beaux arts, va être délégué à la direction des beaux-
arts ; le personnel, les théâtres et la comptabilité
demeureront attachés au cabinet, et les bâtiments
civils continueront à former une direction à part.
M. Kaempifen sera une sorte de directeur adjoint,
la direction effective restant aux mains de M. Loge-
rotte, sous-secrétaire d’Etat.
¥
★
Dans la dernière Chronique , nous avons, publié,
sur la démission de M. Paul Mantz, un article dont
une phrase a été rendue incompréhensible par une
coquille d’imprjmeric. A l’avant-dernière ligne de la
première colonne, on est prié de lire impartia'ilé , au
lieu de « impossibilité », qui ne voulait rien dire.
★
¥ ¥
Nous appcllions il y a quinze jours l’attention de
nos lecteurs sur la situation secourable de M™ 0 Allard,
née Emilie Pasque, artiste peintre et sur le point
d’être expropriée. Il est question d’organiser une
exposition, la vente ou la loterie qui s’en suivrait
ermettrait de désintéresser ses créanciers. Prière
'adresser les offres, 68, quai de Seine (Courbevoie).
*
¥ ¥
L’incident de la porte Saint-Georges, à Nancy,
vient d’avoir son dénouement au conseil municipal
de cette ville.
En effet, dans sa séance, le conseil, revenant sur
un vote antérieur, a adopté, par 24 voix contre 10, le
reclassement de la porte Saint-Georges au nombre
des monuments historiques et le prolongement de la
rue en ligne droite.
¥ ¥
Le tableau de M. Roll, la Fête du 14 juillet, si
remarqué au dernier salon, va être cédé par l’Etat, à
ville de Paris, moyennant la somme de 12,000 fr.
★
¥ ¥
M me Rosa Bonheur travaille, depuis plusieurs
années, à l’achèvement d’un tableau, aux dimen
sions gigantesques, et dont le sujet reste un secret
pour tous. La célèbre artiste habite son romantique
petit château de Beye, près de Fontainebleau. Elle y
vit dans un isolement presque complet ; c’est à peine
si quelques rares proches parents reçoivent la faveur
d’être admis auprès d’elle. Rosa Bonheur, chaque
jour, lorsque le temps le permet, se promène pendant
deux ou trois heures dans l'es environs de sa rési
dence, conduisant elle-même un attelage de deux
petits poneys. Sa toilette, presque masculine, se
compose invariablement d’un pantalon blanc, d’une
blouse bleue et d’un petit chapeau de feutre gris. Un
pardessus eu fourrure complète cette modeste toilette
. pendant l’hiver.
★
¥ ¥
L’Académie des Beaux-Arts vient de procéder à
l’élection de cinq correspondants.
Section de sculpture. — Ont été élus : M. Joseph
Geef, à Anvers (Belgique) ; M. Zambusch, à Vienne
(Autriche) ; M. Honnel, à Dresde.
Section d’architecture. — M. Richard Huut, à
New-York,
Section de gravure. — M. Jacoby, à Vienne
(Autriche).
★
¥ ¥
Le Maximilien de J. P. Laurens, au retour de
l’exposition d’Anvers, vient d’être acheté par le maire
de Moscou.
- *
¥ ¥
Le ministre des beaux-arts va demander à la
Chambre plusieurs crédits pour cortaiues œuvres
intéressantes.
D’abord le ministre va demander un crédit de 5
. millions pour acheter l’hôtel de Ghnnay, contigu à
l’Ecole des beaux-arts, sur le quai Malaquais, de
JOURNAL DES ARTISTES
j)cuvcut se livrer à moi sans crainte de tra
hison. Il est fâcheux de n’avoir pas grand
mérite, il est heureux vous le voyez d’ôtre...
d’ètre un hrave homme. Ces artistes savent
que si j’apporte jusqu’à vous la quintes
sence de leur savoir, de leurs études, de
leurs réllexions, je ne les nommerai pas mal à
propos. Ces jugements précieux vous don- 1
lieront à réfléchir, seront pour vous un sé
rieux enseignement,, ils ne vous seraient
pas connus si je me taisais. Un peintre, un
sculpteur, un producteur n’est pas tout à
fait libre, s’il s’exprime librement en public
on penserait mal de lui, on pourrait chercher
en dehors de l’art les raisons d’une opinion
sévère, sincère.
Vous voyez bien qu’il est utile que je par
le. Tout, à l’heure je vous ai dit qu’il était
Lien que je me fisse connaître de vous . mon
côté individuel c’est la sensibilité. Oui je
suis sensible — ne souriez pas — impres
sionnable, non pas aisément cependant, et
ma visée que je confesse est de vous amener
à cet état particulier, douloureux parfois,
parfois aussi plein de charme. Seulement
Messieurs, il faut conquérir la faculté d’ètre
ému, j’entends d'être ému à propos, arrivez
à une sensibilité qui ne s’éveille que chez
les gens délicats. La distinction, cette chose
rare dans les œuvres d’art et chez les gens ;
il y a bien une assez commune forme de la
distinction chez ceux-ci, mais ce n’est que
de l’impertinence soutenue. Ne confondez
pas. Vos professeurs vous feront passer intel
ligemment de l’étude du cadre à l’étude de la
bosse et de l’étude de la bosse à l’étude de
la nature. Je connais ce chemin, je l’ai par
couru. Assez rapidement vous arriverez à
mettre une figure d’ensemble, mais le res
te... le reste !... il dépend de vous de l’ac-
- quérir. Soyez sensibles, je vous l’ai dit je
ne veux pas tenter prématurément de faire
de vous des savants. Oh non, je veux, je
veux, tant pis, je ;ne risque, je veux faire de
vous des amoureux.
Moi j’ai une croyance qui me guide dans
mon choix je l’ai écrit : le style est l'état in
nocent de l'esprit.
Les artistes qui me frappent le plus vive
ment, qui me retiennent le plus fortement
sont dans cet état innocent de l’esprit. Pour
moi c’est la qualité maîtresse, c’est le don rare
qui le possède, m’enchante! Quand j’entre
dans notre Louvre, je vais toutdroit à Adrien
Van Oslade, si je suis dans le salon carré
je vais à Y école d'üstade, si j’entre par celte
galerie à la famille d’Oslade qui est là
tout près. N’allez pas partir saus le voir en
core. Un maître peintre me disait « Teniers
est charmant c’est un joli chiqueur. Ostade
est plus grand que Teniers ».
Un chiqueur, vous le savez dans le langa
ge du peintre c'est l’artiste qui peint de pra
tique, de mémoire, qui a au bout du pinceau
une forme qu’il reproduit sans cesse.
11 est un autre petit peintre hollandais
que j’aime, — oui, que j’aime, — c’est
Adrien I3rauwer. Je sais bien que l’on ra
conte qu’il se plaisait au cabaret ! c’était
par amour de l’art ! N’avait-il point à mon
trer ces belles querelles de galants et d’ivro
gnes. Eh oui, le peintre trinquait avec ses
modèles. Ah oui, je sens cela. Bourgui
gnons, Bordelais, Parisiens, Normands, et
vous mes amis du « Jura », allez-vous vous
montrer sévères pour lui. Oui, c’est par
passion artistique qu’il recherchait l«s
joyeuses enseignes aux belles promesses.
S’il avait eu le goût de peindre des moines,
vraiment, je le crois, il eût pris le cilice.
Ah ! cet Adrien Ikauwer, il faut avoir le
cœur solide pour l’aimer toujours. 11 y a
chez un grand amateur d’Amsterdam, un
tableau qui représente des gens à table, l’un
d’eux, — c'est très difficile à dire, — l’un
d’eux pèse sur une narine et goulle l’autre,
et c’est délicieux !.. . Un artiste français,
un maître s’est écrié devant moi : « Quand
ou peint une narine comme ça. * Une narine,
rien que cela ? — Oui, rien que cela. Le
même artiste me disait : « Celui qui copierait
toute une année l’Antonello de Messine, du
salon carré, celui-là ne perdrait pas son
temps, il saurait enchâsser un œil. » Quoi,
rien que cela? direz-vous. — Oui, rien que
cela. — Ne partez pas sans éevoir cet Auto-
tonello de Messine, dans le salon carré,
près de l’I loi hein. Ce n’est pas un tableau
hollandais et je n’ai pas à vous en parler, je
vous en parle. Ecoutez ce jugement d’artiste:
« Franz Hais peint un peu dans l’huile,
mais c’est fort. Je n’aime pas Wouvermans,
c’est roud. Paul Potcr est fort, mais je ne
ferai pas un pas de plus pour revoir le
Taureau qui est à La Haye? Il y a ce
pendant des pâles étonnâmes... » Qui a dit
cela? Ribol. Et Vollon m’a dit, lui: a Quand
je vois un Ribot, je rentre à l’atelier et je
pioche. » C’est bien cela Vollon ! Un peintre
de cette carrure n’a pas de petitesse, on peut
répéter tout ce qu’il dit, Ribot ne soi t pas
de l’Ecole des Beaux-Arts et il m’a dit : «Le
prix de Rome dè Lenepveu est un chef-
d’œuvre. » C’est bien cela Ribot !... Oui,
il est utile que vous sachiez la vérité sur
ces maîtres de notre pays. Les gens qui ra
content par on dit répandent tant d’erreurs.
Sauriez-vous dire quel est le maître favori
de Ribot? — Rembrandt, peut-être? —
Non. — Franz liais? — Non. — lfibera ?
— Non. — Velasquez, peut-être ? — Non,
c’est Paul Véronèsc.
11 est bon que vous appreniez à aimer les
artistes, nos artistes. 11 est bon que vous
sachiez que dix années, Ribot avait été re
fusé au Salon et voilà que, de la rue, des
amis lui crient : « Ribot,Ribot, tu es reçu.»
Oh alors de grands coups de pied et v’ian,
v’ian, dans la table et dans les chaises de
façon que le lendemain Ribot dût déjeùner...
mais dans un entretien sur les Hollandais,
on peut bien dire cela, Ribol déjeuna...
asis par terre...
Je vous l’ai dit, j’y reviens, j’aime les
œuvres naïves, innocentes, les beaux ges
tes courts, directs, qui font que la main va
simplement vers l’objet qu’elle a à prendre,
tenez ainsi, c’est le geste des gens qui ne
se savent pas regardés, qui n’ont pas à
prendre une attitude à tenir la pose, c’est le
geste des gens saisis dans leur état inno
cent d’esprit, j’y reviens, c’est celle théorie
même que j’ai exprimé chez le grand artiste
qui fouille puissamment dans les matières'
dures, Al. Leconte de Lisle en prés mee de
AL Jules Breton, le peintre des belles filles
aux gestes arrondis. Eu parlant, je m’ob
serve, et je vous examine. Le pauvre mo
dèle pour un peintre qu’un conférencier !
Je le sens, j’ai une certaine gène dans les
mouvements, celte gène de celui qui se
sent regardé. Je fais celui qui esta l’aise,
je ne le suis pas. Je joue la tranquillité,
quel apprêt dans celte bonhomie feinte. J’ai
des airs de têtes étudiées. J’avoue. Quel fâ
cheux modèle pour un peintre. .
Vous qui m’écoutez, que vous sçriez pour
un peintre des modèles de choix, quelle li
berté dans les gestes, et quelle variété [Quel
beau modèle, le vrai modèle, le modèle qui
bouge... Quelques-uns d’entre vous écou
tent, écoutent bravement, je les en remer
cie. Quelques autres ont la mine résignée,
qu’ils ne s’en défendent pas. Un peu
plus, et je céderais au désir qui me vient de
prendre un crayon, de dessiner et de me
taire, je ferais bien peut-être...
Le paiement de mes efforts, je l’ai trouvé
dans cette parole d’un artiste qui m’écoute,
qui me fait l’honneur de m’écouler, il a dit
de moi : « Ce qui me plait en Jean Dolent,
c’est qu’il n’a pas seulement l’air d’aimer,
il aime. » Il disait vrai. Aimer c’est la for
me supérieure du savoir, je ne parle pas
seulement des gens qui ont cette profession
d’être savant, non, il n’est pas qu’une façon
d’avoir quelque science : Ils savent mieux
que moi ce que coûte un tableau ; je sais un
peu mieux qu’eux ce qu’il vaut.
Le plus lourdaud assourdit le bruit de
son pas en parcourant les merveilleuses
salles de ee fastueux chez nous, le Louvre..
En ces questions artistiques, souvent un
différend s’élève, mais on ne va pas jusqu’au
démenti. Ainsi, j’a^pu écouter un artiste de
mérite qui me disait : « Les Hollandais
ont touL pris aux Italiens ; Rembrandt et le
Corrôge, c’est la même chose. » L’artiste
qui parlait ainsi est un grand prix de Rome
de peinture, il a fait trois fois le voyage de
Hollande, il est expert en son art, il est
instruit et il est jeune. Ét tenez, je le nom
me, c’est le peintre Maillart. Vous l’enten
drez quelque jour et il mérite d’être enten
du, je le reconnais, je le reconnais un peu,
malgré moi et pour l’amour de la justice.
Avoir un goût raffiné donne de la tristesse.
Voir un petit maître aimé avec un ignorant
ce n’est rien, avec un indifférent, quelle mi
sère !... Entendre ceci : « Qu’il y a donc
de personnages. Ah c’est sur bois, comme
c’est fin. » Et c’est tout, et penser que celui
qui parle ainsi est un monsieur instruit, un
avocat peut-être, un médecin, eh oui, il est
médecin, mon dentiste aussi. Vous appelez
leur atlenliou sur un portrait superbe de
Michel Mirevelt, par exemple, et ils s’é
crient : «Qu’il cstlaid ». Je parle de souve
nir. Je me rappelle aussi avoir fait remar
quer cette femme de Vandermeer de Lhfifl
qui est là tout près, et il m’a été dit : c C'est
bien dans ce que c’est. »
En raison de ces circonstances cruelles il
serait bon, peut être, de deverser un peu de
gloire sur ces malheureux amateurs d’art
si souvent éprouvés. Non que je me plaigne
de ma part de célébrité ; je ne suis pas tout
à fait inconnu, je ne passe pas inaperçu.
Ainsi pour ma petite voisine, haute comme
ça, je suis ce Alonsieur qui a un grand
jardin où il veut bien qu’on marche. N’est-
ce rien.
Le jour où ces personnes insensibles aux
choses d’art reçoivent les gens de leur rela
tion, on cause, on regarde les photographies.
C’est effrayant.
Tout à 1 heure je vous parlais des mauvais
instants des amateurs d’art , qu’ils ont
d’heureux moments aussi. J’avais été mon
trer un dessin aneien à AL Edmond de
Concourt, un fin amateur d’art,f — et quel
que chose de plus — un dessin historique
représentant une fête donnée à l’occasion
de la naissance d’un enfant royal. Aussitôt,
AI. de Concourt prit une brochure daus la
bibliothèque, et dans cette brochure se trou
vait la description complète, détaillée, de
mon dessin. Si vous aviez vu dans ma mine,
qui voulait être modeste, je ne sais quoi qui
pourrait bien être un atome de fierté. Je fus
toujours glorieux.
Etpeu de jours après je recevais une lettre
de M. Charles Ephrussi, un érudit amateur
d’art, qui me demandait s’il serait indiscret
à lui et à M. le marquis de Chcnnevières de
venir voir chez moi ce curieux dessin.
Indiscret. ..
Je répondis : « Je vous attends. »
Ces messieurs arrivent en hâte, en hâte,
— vous m’entendez bien ; — et je demeure
loin, qui songe à cela. Et tous les trois
nous étudions l’œuvre intéressante ; nous
traduisons la légende, AI. de Chennevières
prend des notes. Et M. de Chcnnevières et
M. Charles Ephrussi me demandent de leur
prêter ce dessin pour une exposition. Je dis
oui, et ils partent charmés ...
Parmi les gens qui aiment les bons ta
bleaux, il en est qui ont la douce manie de
chercher à gâter leur plaisir. Ils veulent sa
voir comment l’artiste obtient tel effet, s’il
y a des boites secrètes. Je suis en situation
de renseigner ces hommes curieux. Ainsi
j’ai appris d’un modèle que François Alillet
à scs couleurs mêlait du gutta-percha. Je
parle sérieusement— toujours ! — je donne
généreusement ce renseignement précieux.
Je sais aussi, et le sais d’un élève du maître,
qu’Eugèno Delacroix, avec^de grandes
martes étalait ses pâles molles et qu’il re
venait avec de petites martes dures, une
sorte de ciselure. Et voilà le grand secret
dévoilé ! Quant àRoybet, les tableaux qu’il
vient de terminer sont émaillés comme des
tableaux anciens. Je sais aussi pourquoi
lîenuer disait, il y a peu de jours à un de
mes amis : « Venez donc me voir un malin
je vous montrerai comment je fais ça. »
La vérité est, Messieurs, que le mystère
n’est pas là, le grand mystère !...
Nous, les amateurs d’art, nous ne som
mes pas beaucoup plus que des spectateurs
du premjer rang, mais pas inoius.
Les vrais connaisseurs sont rares, il est
vrai, les vrais artistes aussi ! — Une
école triomphe et une école succombe, les
artistes se déchirent, s’enlrctucnt. —
Je me hâte de le dire, dans les voitures qui
écrasent il y a parfois de très braves gens.
Il est des artistes qui cependant disent la
vérité sur leurs confrères et sur eux-mêmes.
Interrogé devant moi sur une « Marine »
qu il avait à l’Exposition universelle, AL Ju
les Breton a répondu : « J’en ai refusé de
pareilles comme membre du jury. »
Il y a aussi des peintres dont la voca
tion a été contrariée, je veux dire que leur
vocation était saus doute d’ètre dans les af
faires. Il y a aussi des peintres qui supportent
l’éloge d’uu confrère ; on peut louer devant
eux l’avant-demier tableau...
D’un grand paysagiste ils disent : « Il sait
son arbre. »
Cédant à un mouvement généreux com
patissant, ils vonljusqu’à dire spontanément,
d’un maître peintre : « Il a eu du talent. »
L’artiste n’aime ,pas l’amateur d’art, il
sait que nous connaissons la source d’un
emprunt déguisé,, l’étude des maîtres, les
lectures, les voyagés nous ont mis en garde
contre les apparences. L’amateur d’art as
siste souvent à l’inutile effort d’un sot et il n’a
pas de dédain. Je comprends cette animosité
sourde, moi-même, je supporte impatiem
ment la critique. Un journaliste avait écrit
que dans une page de moi il y avait deux
fautes de langue... le misérable!... J’ai relu
il y en avait quatre.
Il faut prendre les peintres ainsi qu’ils
sont. Ces peintres ûe sont pas des hommes
méchants ; ils ne sont pas bons non plus, ils
sont artistes. Un exemple : D’une civière
pendait une main de jeune femme, une
main amaigrie. La main dans la main de la
malade, uue petite fille marchait, courait
presque pour suivre les porteurs. Un peintre
qui racontait cela, dit : « C’était très bjen. »
Il songeait à la scène à faire... je veux dire
au tableau à composer.
Le sérieux savoir ne sauve pas l’artiste
d’une parole amère. Un artiste a jugé devant
moi ainsi un artiste instruit : « Il sait beau
coup de noms de peintres. »
Il faut entendre Henri de Beaulieu dire
devant un tableau d’une coloration aigre :
Ça claque ! Il fallait entendre Delacroix dire
des tableaux npyés dans le jus : « c’est
jaunet! »
11 faut faire un public pour nos exposi
tions. Et il n’y a pas que les morts, il y a les
vivants. Un peintre depuis longtemps déjà
dans le mouvement m’a dit : « On cherche
des choses dont nous ne nous occupions
pas. » Oui, il y a des vivants parmi nos
peintres, les autres, les retardataires, sont
des ombres, indifféremment je les regarde
glisser !...
Français, amateur d’art, j’ai mon orgueil,
je ne crains pas la lutte, mais je n’accepte
pas la coalition des peintres de tous les
temps et do tous les pays contrôles artistes
de mon pays. Et cependant notre Clouet, le
peintre de la jeunesse, vaut peut-être bien
Holbein, le peintre des rides. Les Hollandais
ônt Jacques Ruisdaël et le doux Salomon
Ruisdaël, ils ont Hobbema, Wynantz, ce
Wynantz, si simple et si vrai, qui méprend
singulièrement, mais n’avons-nous point
Rousseau, Courbet, Corot, ce Corot qui ne
doit rien à personne, entendez-vous cela, à
personne. Ce Corot, je l’adore! N’avons-nous
pas Daumier. Oui, Daumier, Daumicr, pour
quoi pas ! Un artiste m’a dit : « Daumier
est plus fort que Alillet. » Qui a dit cela?
Ribot.
J’arrive de Hollande, j’ai vu les Musées
et les collections particulières de Rotterdam,
de La Haye, d’Amsterdam, dellaarlem. Et
ce qui me charmait, c’était de coudoyer
dans les rues, les modèles des petits
peintres Hollandais, les bons compagnons
et les joyeuses commères de Jean Steen,
les petites bourgeoises de Pierre de IIoocli,
les personnes de qualité de Terburg, de
Gaspard Netsclier. Je quittais Anvers que
j’avais laissé en pleine Kermesse. Ah île
beau sang et les belles chairs n’ont point
pâli depuis Rubens. A ce point que mon
compagnon peu renseigné sur les coutumes
locales, avait cru à uue foire aux nourrices...
A ceux d’enlre-vous qui n’ont pas voyagé,
il faut dire : H n’y a pas en Hollande un
Adrien Van Ostade, supérieur aux nôtres,
pas un Terburg, pas un Aletzu. En regar
dant les David de Heem, je songeais à
notre Chardin et je n’étais pas attristé.
Cet amour de l’art français est bien
puissant. Le peintre Louis Mettling a
rapporté de son voyage aux Pays-Bas,
qui le devinerait? Une copie de l’esquisse
du plafond de la galerie d’Appollou ; une
copie d’Eugène Delacroix, le maître français !
A Rotterdam, mon compagnon, lassé par
cet avide amateur d’art, cet insatiable cu
rieux, moi-même se sentit souffrant. Un
pharmacien affirma la haute valeur d’un
breuvage qu’il venait de préparer, j’en de
mandai la composition et ki pharmacien
refusa en disant : « que l'on voit bien que
vous êtes français. » J’espère bién que cela
se voit, et si médiocre que je puisse être,
pour ma tristesse et votre ennui, j’espère
bien avoir quelques-uns des signes de ma
race, le plus accusé, l’amour de mon pays !
Aussi je le dirai avec une joie profonde,
pendant ce beau voyage en Hollande où
j’ai eu tant à admirer, je n’ai pas vu d’ar
tistes plus originaux que les peintres
français! François Clouet, Chardin, Corot.
Et tous les trois justifient cette opinion à
laquelle je veux vous amener par degrés : le
style est V étal innocent de l'esprit.
Je cède à la faiblesse commune à tous les
écrivains. j’emprunte au Petit manuel d'art
ce portrait d’après nature d’un amateur
d’art.
« J’ai vu longtemps au Louvre un vieux
Monsieur qui copiait la Joconde. Sa copie
était assez exacts, timide, médiocre, il s’ap
pliquait. La besogne n’avançait pas il re
touchait, retouchait ; les yeux l’arrêtaient,
les rendre dépassait son petit pouvoir. Il ne
se décourageait pas. Avec quel ravissement
chaque matin, il se mettait à l’œuvre I II
était un peu triste au départ, qu’il la trou
vait belle, cette Joconde adorable ! Il l’aurait
certainement volée, le brave homme ; mais
voler n’est pas honnête et puis le gardien
veille. Les jëunes demoiselles qui font au
Louvre des copies de Y Achille disaient :
« C’est l’amoureux de Joconde. » Amou
reux, il l’était. Une grande fille brune dit
un jour, un peu trop haut « Le vieux serin.»
Il entendit : « Oh ! mademoiselle ! » dit-il.
11 n’avait pas d’illusion sur le mérite de sa
peinture ; c’était de la peinture honnête et
plate. Il espérait se perfectionner. Ah ! s’il
avait pu entrer dans le secret de l’œuvre ad
mirable ! Jamais inâiu aussi mal habile ne
trahit un cœur plus ardent. Il était propret,
convenable, pauvre sans doute : il n’em
ployait que des couleurs communes. Il rem
plaçait le bleu lapis-lazuli par un mélauge
d’outremer et de blanc ; il se passait du
jaune italien et se servait du jaune de chro
me foncé; au lieu de garance rose (trois
francs le tube) il avait la laque ordinaire.
Un jour qu’il regardait Ricard copier
d’une main superbe YAntrope du Corrège,
le vieux Alonsieur eut un mouvement de
haine : « Canaille. »
Oui, amoureux de la Joconde , et, de fait
en peignant sa main tremblait un peu par
l’âge, un peu d’émotion. Ne riez pas.
Devant son chevalet, il ne. travaillait pas
toujours ; le plus souvent il contemplait
la merveilleuse femme, et les heures se
passaient pour lui douces et charmantes.
Il resta.une fois.plus de troismois sans pa
raître au Louvre. Il revint mais affaibli,
cassé, éteint et ainsi il se remit au travail et
chaque jour il reprit des forces et de la mine.
Il était heureux. Puis un jour il ne parut
pas ni le lendemain ni de tout le mois ni ja
mais, depuis lors; les jeunes demoiselles du
Louvre dirent du vieux Alonsieur :
— Il est infidèle.
Mort peut-être, non infidèle. »
M. Jean Dolent s’est arrêté un moment devant
chacun des tableaux les plus caractéristiques de
l'école hollandaise : Adrien Yan Ostade, Van
dermeer de Deift, Gérard Terburg, Metzu, etc.
Puis, s’adressant aux jeunes gens des écoles,
M. Jean Dolent dit :
Ma maison est ouverte, mes amis le sa
vait, à tous ceux qui sont tourmentés du
désir de savoir. Mon petit cabiuet d’ama
teur d’art est à la disposition des écoliers,
ils peuvent copier, consulter, interroger sans
jamais me lasser. J’ai trouvé moi aussi des
maisons ouvertes et je me souviens.
Je ne veux pas cesser de parler sans dire un
mot affectueux à M. Colombel l’organisa
teur de ces conférences. Je suis à ce point
son ami que si ce miracle était possible, je
serais éloquent rien que pour lui être agréa
ble. Jean Dolent.
Dimanche prochain , 10 décembre ,
aura lieu, au Louvre, à neuf heures,
la deuxième conférence artistique :
La Peinture décorative, par Marc
Gaïda.
Les personnes qui désireraient des
Caries sont priées de s'adresser, 24, rue
Visconti, chez M. Colombel , ou au
Journal des Artistes.
Avant le Salon
M. Ed. Lormier, statuaire exposera : Jacqueline
Robius, apportant à Saint-Omer assiégé des muni
tions cachées dans une barque, sous des légumes
(1710). La statue est destinée à la décoration d’une
place de Saint-Omer.
M. Croisy, statuaire, exposera : la statue (bronze)
de M. Bradfer, maire de Bar-le-Duc, mort récem
ment, destinée au square du chemin de fer. Cette
statue, hommage de reconnaissance, à M. Bradfer,
est due à une souscription ouvrière !
Un fait curieux à noter : M. Bradfer père, qui vit
encore, assistera à la cérémonie. Voilà qui pourra
tenter la muse d’un poète. En raison de ces circons
tances diverses, M. Croisy s’est mis à l’œuvre avec
beaucoup d’entrain et l’on peut affirmer, déjà, qu’il
n’a jamais été mieux inspiré. La statue du maire de
Bar-le-Duc fera le plus grand honneur à l’excellent
statuaire dont le groupe en marbre, (le Nid) avait été
fort remarqué au dernier Salon.
M. Fourié, peint une scène normande d’une inti
mité louchante, sous ce titre les grands parents.
Une grand’mère offre à son petit-fils malade une
tasse de bouillon. Le Musée de Saint-Etienne a fait
l’acouision de l'Etienne Marcel, de M. Fourié, exposé
au dernier Salon.
Eve avant le péché, de M. Hiolle sera l’un des
événements du prochain Salon de -sculpture. Eve
lient la pomme dans sa main droite; le serpent l’en
lace. Il y a là une seconde d’hésitation innocente, à
laquelle l’œuvre de M. Hiolle donne une vivante et
singulière réalité.
La Vénus de Milo
ET
LE SUBSTITUT
Assur, — ainsi nommé par son historien
Pour son type frappant de jeune Assyrien
Taillé dans le granit, — avait sous la paupière
Le feu vivant qui manque aux beaux princes de pierre.
Il était égaré dans ce siècle, à Paris.
Il aurait pu chasser aüx terres des maris
Ou tirer dans le tas des folles créatures,
Nouveau venu, héros de guerre et d’aventuifes.
Par malheur, à vingt ans, à l’âge curieux
Qui court la prétantaine, il était sérieux.
Dédaignait les soupers, le champagne, l’ivresse.
Une drôle de chose: il aimait sa maitresse,
Superbe fille, vrai diamant de belle eau,
Chef-d’œuvre. Il l’appelait sa Vénus de Milo,
Non pour défaut de bras, mais pour ses rondeurs
[blanches,
Son profil grec, sa taille aux magnifiques hanches,
Son galbe vigoureux ensemble et délicat.
Assur... — je n’ai pas dit qu’il était avocat
Stagiaire, très-fort sur le geste et la phrase, —
Au milieu d’un bonheur qui touchait à l’extase
Fut dépêché soudain, terrible conlx - e-temps !
Substitut dans un trou de cinq mille habitants.
A la toge cédaient les amoureuses armes.
Il lui fallut quitter sa Véuus. Que de larmes !
L’emmener? la province a l’œil bien trop subtil!
— Mais je ferai vers toi tant de fuguesf dit-il.
Au revoir, à bientôt, mignonne ! — Adieu, dit-elle...
Vingt-quatre heures plus tard, velours, satin, dentelle,.
Cuirasse, tout tomba sous la guimpe et le deuil
D’un cloître qui fermait aux profanes son seuil.
Le substitut reçut les longs cheveux. Mignonne
Et Vénus de Milo n’étaient plus qu’une nonne.
Assur, nerVosité fébrile, Assur, cœur d’or,
Qui sans l’autorité farouche d’un Mentor
Eût peut-être épousé cette désespérée,
En la sachant recluse, autant dire enterrée
Fut pris du sombre mal dont on voudrait mourir.
Hélas! peines d’amour ont beau faire souffrir,
On n’en meurt pas, répond en souriant l’adage.
11 so remit, requit contre vagabondage,
Vol et mendicité, toujours éloquemment.
N’importe. Magistrat il révélait l’amant.
L’éclat de ses yeux noirs, son mobile visage,
Sa main qui tremble, et puis si jeune être si sagef...
Une mélancolie, hallucination
Constante, lui creusait aux sourcils un sillon.
U rêvait éveillé. Les juges sous leur toque
Le jugeaient doctement, sinon toqué, baroque,
Prompt pour une misère à se contrarier.
Au surplus parlant bien. Oyez..
Un ouvrier,
A jeun très bon époux, de sa femme idolâtre,
Une fois dans le vin la battait comme plâtre,
Si bien qu’un bon gendarme arrêta le bàlon
— Et l’hoinmo — qui cognait la blonde Jeanncton,.
Si gentille pourtant, si douce ! — A l’audience,
Elle-même plaida, touchante, l’oubliance.
Assur le substitut, ému profondément,
Se souvint du passé, du seul emportement
Qu’il eût subi jamais contre sa chère amie;
Le procès réveilla sa douleur endormie,
Ses griefs envers lui-même, ses remords fous,
Et se levant : — « Messieurs, dit-il, compreuez-vous
Que l’on ose insulter, maltraiter une femme,
Ce corps de notre corps, cette âme de notre âme,
Ce feu sacré, ce pain bénit, cette douceur
Hors de laquelle il n’est poète ni penseur ?
Une femme, effleurant la terre de son aile,
Une femme, l’espoir de la vie éternelle
Et son pressentiment ! Eh bien ! l’ange des cieux,
L’envoyé du Seigneur, il l’a frappé, Messieurs !
N’cst-ce pas le méfait le plus attentatoire
A la loi sainte?... — Enfin tout un réquisitoire
Pathétique, Messieurs du siège, s’allumant,
Partageaient cette ardeur rétrospectivement.
Et la salle! elle aurait chanté Fleuve du Tage!
Mais soudain le pâlot, pâlissant davantage,
Gagné par un délire étrange, croit revoir
Le nid de ses amours, la toilette du soir :
O mirage! voilà sa Vénus ! il la prie,
La découvre, lui laisse un pan de draperie,
Tout comme à la statue, il l’adore, blancheur,
Prend une vieille peau d’huissier pour sa fraîcheur,
Faiblit et l’œil hagard, la gorge qui lui brûle,
En s’évanouissant dans sa chaise curulc :
— « Ah 1 ma Vénus! dit-il, ma Vénus de Milo !... » —
Le président suspend l’audience. Tableau !
Ce pauvre Assur! Ou l’a marié; d’une paire
De jumeaux, s’il vous plaît, il est devenu père.
Madame, distinguée, est heureuse avec lui,
Ne lui reprochant rien qu’un certain air d’ennui,
Quelquefois. Aux débuts, elle était inquiète
De ses rêves profonds devant sa statuette
Sans bras. — « Hum ! laisse donc, fit le papa toussant,
C’est un amour d’artiste, un amour innocent :
Mon gendre te préfère à du marbre, ma bonne !...»—■
Pour moi, je soutiendrais cette thèse eu Sorbonne :
Qu’Assur est fourvoyé, qu’on ne lait pas Assur
(Grâce pour le dernier vers! je ne suis pas sûr
Qu’il soit très bien rhythmé ni d’un souffle idyllique),
Substitut du procureur de la République !
René Adam.
NÉCROLOGIE
On annonce la mort do M. Emile-Fran
çois Dessain, peintre paysagiste né en 1808
admis au grand prix de paysage en 1877 et
membre agréé de l’Académie de peinture
depuis le 2 juillet 1877.
★
¥ ¥
Il vient de mourir à Lyon, sa ville nata
le, le statuaire Bonnaire, âgé de G9 ans,
élève de Legendre llérald.
Grand prix de Lyon en 1837 et en 1842
à Paris second prix de Rome.
★
* *
Les journaux de l’Aulriche annoncent la
mort du peintre Charles de Blaos, qui fut
professeur à l’Académie des beaux-arts de
Vienne et de Venise, lorsque cette ville ap
partenait à l’Autriche.
On a de lui au musée . de Vienne une
grande toile ; Séparation de Jacob et de La-
ban ; il exposa en 1855, à Paris, un Charle
magne visitant une école de garçons , qui lui
valut une médaille.
. -
* ¥
M. Nicolas Julin, graveur, professeur à
l’Académie des beaux-arts de Liège, vient
de mourir.
¥
¥ ¥
M. Milani, de Francfort-sur-Meiu, un
collectionneur les plus instruits, vient de
mourir.
QQQ «Brrr—
PETITE GAZETTE
On annonce que M. Kacmpffen, inspecteur des
beaux arts, va être délégué à la direction des beaux-
arts ; le personnel, les théâtres et la comptabilité
demeureront attachés au cabinet, et les bâtiments
civils continueront à former une direction à part.
M. Kaempifen sera une sorte de directeur adjoint,
la direction effective restant aux mains de M. Loge-
rotte, sous-secrétaire d’Etat.
¥
★
Dans la dernière Chronique , nous avons, publié,
sur la démission de M. Paul Mantz, un article dont
une phrase a été rendue incompréhensible par une
coquille d’imprjmeric. A l’avant-dernière ligne de la
première colonne, on est prié de lire impartia'ilé , au
lieu de « impossibilité », qui ne voulait rien dire.
★
¥ ¥
Nous appcllions il y a quinze jours l’attention de
nos lecteurs sur la situation secourable de M™ 0 Allard,
née Emilie Pasque, artiste peintre et sur le point
d’être expropriée. Il est question d’organiser une
exposition, la vente ou la loterie qui s’en suivrait
ermettrait de désintéresser ses créanciers. Prière
'adresser les offres, 68, quai de Seine (Courbevoie).
*
¥ ¥
L’incident de la porte Saint-Georges, à Nancy,
vient d’avoir son dénouement au conseil municipal
de cette ville.
En effet, dans sa séance, le conseil, revenant sur
un vote antérieur, a adopté, par 24 voix contre 10, le
reclassement de la porte Saint-Georges au nombre
des monuments historiques et le prolongement de la
rue en ligne droite.
¥ ¥
Le tableau de M. Roll, la Fête du 14 juillet, si
remarqué au dernier salon, va être cédé par l’Etat, à
ville de Paris, moyennant la somme de 12,000 fr.
★
¥ ¥
M me Rosa Bonheur travaille, depuis plusieurs
années, à l’achèvement d’un tableau, aux dimen
sions gigantesques, et dont le sujet reste un secret
pour tous. La célèbre artiste habite son romantique
petit château de Beye, près de Fontainebleau. Elle y
vit dans un isolement presque complet ; c’est à peine
si quelques rares proches parents reçoivent la faveur
d’être admis auprès d’elle. Rosa Bonheur, chaque
jour, lorsque le temps le permet, se promène pendant
deux ou trois heures dans l'es environs de sa rési
dence, conduisant elle-même un attelage de deux
petits poneys. Sa toilette, presque masculine, se
compose invariablement d’un pantalon blanc, d’une
blouse bleue et d’un petit chapeau de feutre gris. Un
pardessus eu fourrure complète cette modeste toilette
. pendant l’hiver.
★
¥ ¥
L’Académie des Beaux-Arts vient de procéder à
l’élection de cinq correspondants.
Section de sculpture. — Ont été élus : M. Joseph
Geef, à Anvers (Belgique) ; M. Zambusch, à Vienne
(Autriche) ; M. Honnel, à Dresde.
Section d’architecture. — M. Richard Huut, à
New-York,
Section de gravure. — M. Jacoby, à Vienne
(Autriche).
★
¥ ¥
Le Maximilien de J. P. Laurens, au retour de
l’exposition d’Anvers, vient d’être acheté par le maire
de Moscou.
- *
¥ ¥
Le ministre des beaux-arts va demander à la
Chambre plusieurs crédits pour cortaiues œuvres
intéressantes.
D’abord le ministre va demander un crédit de 5
. millions pour acheter l’hôtel de Ghnnay, contigu à
l’Ecole des beaux-arts, sur le quai Malaquais, de
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