LA VIE PARISIENNE 39
Aucune des danseuses de M. de Belœillet n'était jolie, et j'étais fort
ennuyé de ne toucher que des mains de laideron. Il y avait au bal
des jeunes filles charmantes, mais le membre du Club des Sucres
d'orge ne les invitait pas. Comme un de ses amis, garçon naïf, s'en
étonnait, « Pas de chic, mon cher, » répondit-il.
Tandis que M. de Belœillet s'essuyait le front avec son mouchoir
de batiste, Mme Du Boys s'approcha de lui, et, avec un irrésistible
sourire :
— Cher monsieur, lui dit-elle, vous seriez bien aimable de faire
danser cette petite pensionnaire, assise là-bas près de la fenêtre.
M. de Belœillet murmura un : « Comment donc, madame, mais
avec' le plus grand plaisir. » Puis en aparté : « Un boulet, j'en suis
sûr, quelle corvée ! »
La petite pensionnaire avait seize ans, c'était une adorable enfant :
des cheveux blonds les plus beaux du monde, un front de madone,
des yeux bleus doux, profonds et limpides où se reflétait une âme
céleste. Elle était tout habillée de blanc et couronnée de marguerites.
Quand Belœillet l'invita, elle rougit comme s'il lui avait fait une
déclaration d'amour, et se leva aussitôt, quoique l'orchestre n'eût pas
encore joué la première mesure. Sa main tremblait délicieusement
quand elle la mit dans celle de Belœillet : je le sentais bien, mais lui
ne s'en aperçut pas.
Pendant la contredanse il ne lui dit pas un mot, elle était tout em-
barrassée de ce silence.
Il la reconduisit à sa chaise; elle le remercia; il la salua froide-
ment, s'éloigna en laissant échapper un : « Ouf! » de soulagement
et s'empressa d'aller engager pour le cotillon une dame de quarante
ans, peinte des sept couleurs de l'arc-en-ciel.
Tout le reste de la nuit je crus sentir trembler la main de la petite
pensionnaire.
*
Il est quatre heures du matin. M. de Belœillet m'a jeté négligem-
ment sur sa toilette à côté d'un cigare à moitié fumé; il s'est en-
dormi après avoir regardé amoureusement le portrait de la déesse- de
la Photographie.
Demain son domestique me vendra vingt sols à une marchande à la
toilette. Puisse ma bonne étoile me réserver à quelque pauvre garçon
spirituel
Il Qui n'aura pas dîné pour acheter des gants. »
LLORL ESTE.
REVUE DES THÉÂTRES
I. LA COMÉDIE DE LA SE.N.Si'J 1VK (Palais-Hoyal). — 11. LA l'IA.NC.ÉE DU CORPS DE
GARDE (Opéia-Goniique). — III. IUGOLEÏTO (ThéÙtre-LYI'ÏrllW)'- IV. L'IIOTEL
DU I'ÈHE NAVHAMÏ (ThéiUi-e-Français).
LA COMÉDIE DE LA SENSITIVE.
Toute œuvre d'art, à n'importe quel degré elle appartienne, peut
être jugée par un cri qui s'échappe des cœurs vraiment enthousiastes:
— « Je voudrais en avoir fait autant. n
La Sensitive, jouée au Palais-Royal, il y a deux ans, et dont une nou-
velle reprise a montré les trésors de comique, appartient à cet ordre
d'ouvrages émouvants.
La fortune en lut médiocre, comparativement à celle des pièces de
Mardi-gras dont les bouffonneries, empruntées il des motifs connus,
suffisent à un peuple qui, plein de défiance pour une tentative nou-
velle et franche, ne sait s'il doit se fâcher ou admirer.
La Sensitive avait le précieux mérite d'échapper aux trente-six
combinaisons inscrites en tête du manuel du parfait vaudevilliste.
Non pas que la joie y manque : au contraire, comme un message sur
les fils électriques le comique court avec la même rapidité tout le
long d'un motif neuf et hardi.
Deux auteurs s'étaient attelés à un sujet scabreux, tiré pourtant des
entrailles de la réalité, mais si vif qu'on eût pu croire qu'ils avaient
parié d'écrire trois actes impossibles. Aussi combien dut être délicate
la déduction de cette comédie?
La Sensitive n'était pas de ces sujets qui trompent la censure et dont
un geste du comédien dévoile tout à coup la secrète pensée de l'au-
teur. Ici le sujet était abordé de front, sans supercheries ni mystères,
et le taureau était bravement pris aux cornes.
Il y eut, dit-on, de longs pourparlers avec la censure et diverses
influences durent être mises en jeu pour la représentation de l'œuvre.
Ce ne fut pas non plus sans terribles biffures à l'encre rouge que la pièce
revint définitivement au copiste et un certain nombre de piquants
détails restèrent bu bout de la plume des examinateurs; mais les
principales lignes du monument furent respectées, ainsi que les pein-
tures de caractères qui ne me semblent pas devoir vieillir aussi vite
que ces sortes d'ouvrages; car c'est le sort des bouffonneries, qui sont
écrites dans la langue facétieuse du jour, avec les procédés comiques
du moment, de s'user rapidement ou de reparaître plus tard grises,
ternes, effacées.
Les conceptions puisées aux sources du naturel se passent des fac-
tices ornements dramatiques, mots d'esprit, accumulations d'événe-
ments, dépense exagérée du burlesque. Que l'idée soit véritable-
ment mère, alors une déduction logique se produit sans fatigue pour
le spectateur qui jouit, le cœur content, de l'ordonnancement des
scènes et de leur ponctuation.
Les délicats trouveront sans doute que je parle trop doctoralement
de ce qu'ils appellent une farce. Toute œuvre comique, il est facile
de la traiter avec dédain, depuis la Lys is a< a jusqu'au Malade imagi-
naire. Sans placer les auteurs de la Sensitive sur des piédestaux aussi
élevés que ceux sur lesquels la postérité a appelé Aristophane et Mo-
lière, je ne saurais oublier les soirées de joie complète que m'ont
laissées, à deux ans de distance, les représentations de cette soirée
hors ligne à une époque où des pleurnicheries factices et nerveuses
semblent l'idéal dramatique.
La meilleure pierre de touche de toute œuvre dramatique est de
la voir jouer plusieurs fois. L'imprévu, ce loup qui comme au bal
de l'Opéra rend toute femme piquante, étant écarté, le spectateur en
possession de la raison, analyse tout ce qui aurait pu le surprendre
d'abord, et par là il est à l'abri de toute surprise.
Bien des fois je n'ai pas voulu contrôler mes sensations premières,
voulant rester vis-à-vis- d'une œuvre dramatique avec l'impression
de la cuisinière qui trempe son mouchoir de larmes en face d'un
mélodrame. L'écueil est peut-être plus grand pour les pièces qui
provoquent le rire.
Le hasard a fait que j'ai revu la Sensitive une seconde fois sans que
ma croyance en l'œuvre ait diminué. Peut-être l'admirable et folle
compagnie de comédiens du Palais-Royal avait-elle gagné pendant
ces deux ans d'intervalle.
Mais je n'en suis pas moins certain qu'e lit Sensitive est bourrée de
joie comme un dinde l'est de truffes un jour de Noël.
C.-L
Aucune des danseuses de M. de Belœillet n'était jolie, et j'étais fort
ennuyé de ne toucher que des mains de laideron. Il y avait au bal
des jeunes filles charmantes, mais le membre du Club des Sucres
d'orge ne les invitait pas. Comme un de ses amis, garçon naïf, s'en
étonnait, « Pas de chic, mon cher, » répondit-il.
Tandis que M. de Belœillet s'essuyait le front avec son mouchoir
de batiste, Mme Du Boys s'approcha de lui, et, avec un irrésistible
sourire :
— Cher monsieur, lui dit-elle, vous seriez bien aimable de faire
danser cette petite pensionnaire, assise là-bas près de la fenêtre.
M. de Belœillet murmura un : « Comment donc, madame, mais
avec' le plus grand plaisir. » Puis en aparté : « Un boulet, j'en suis
sûr, quelle corvée ! »
La petite pensionnaire avait seize ans, c'était une adorable enfant :
des cheveux blonds les plus beaux du monde, un front de madone,
des yeux bleus doux, profonds et limpides où se reflétait une âme
céleste. Elle était tout habillée de blanc et couronnée de marguerites.
Quand Belœillet l'invita, elle rougit comme s'il lui avait fait une
déclaration d'amour, et se leva aussitôt, quoique l'orchestre n'eût pas
encore joué la première mesure. Sa main tremblait délicieusement
quand elle la mit dans celle de Belœillet : je le sentais bien, mais lui
ne s'en aperçut pas.
Pendant la contredanse il ne lui dit pas un mot, elle était tout em-
barrassée de ce silence.
Il la reconduisit à sa chaise; elle le remercia; il la salua froide-
ment, s'éloigna en laissant échapper un : « Ouf! » de soulagement
et s'empressa d'aller engager pour le cotillon une dame de quarante
ans, peinte des sept couleurs de l'arc-en-ciel.
Tout le reste de la nuit je crus sentir trembler la main de la petite
pensionnaire.
*
Il est quatre heures du matin. M. de Belœillet m'a jeté négligem-
ment sur sa toilette à côté d'un cigare à moitié fumé; il s'est en-
dormi après avoir regardé amoureusement le portrait de la déesse- de
la Photographie.
Demain son domestique me vendra vingt sols à une marchande à la
toilette. Puisse ma bonne étoile me réserver à quelque pauvre garçon
spirituel
Il Qui n'aura pas dîné pour acheter des gants. »
LLORL ESTE.
REVUE DES THÉÂTRES
I. LA COMÉDIE DE LA SE.N.Si'J 1VK (Palais-Hoyal). — 11. LA l'IA.NC.ÉE DU CORPS DE
GARDE (Opéia-Goniique). — III. IUGOLEÏTO (ThéÙtre-LYI'ÏrllW)'- IV. L'IIOTEL
DU I'ÈHE NAVHAMÏ (ThéiUi-e-Français).
LA COMÉDIE DE LA SENSITIVE.
Toute œuvre d'art, à n'importe quel degré elle appartienne, peut
être jugée par un cri qui s'échappe des cœurs vraiment enthousiastes:
— « Je voudrais en avoir fait autant. n
La Sensitive, jouée au Palais-Royal, il y a deux ans, et dont une nou-
velle reprise a montré les trésors de comique, appartient à cet ordre
d'ouvrages émouvants.
La fortune en lut médiocre, comparativement à celle des pièces de
Mardi-gras dont les bouffonneries, empruntées il des motifs connus,
suffisent à un peuple qui, plein de défiance pour une tentative nou-
velle et franche, ne sait s'il doit se fâcher ou admirer.
La Sensitive avait le précieux mérite d'échapper aux trente-six
combinaisons inscrites en tête du manuel du parfait vaudevilliste.
Non pas que la joie y manque : au contraire, comme un message sur
les fils électriques le comique court avec la même rapidité tout le
long d'un motif neuf et hardi.
Deux auteurs s'étaient attelés à un sujet scabreux, tiré pourtant des
entrailles de la réalité, mais si vif qu'on eût pu croire qu'ils avaient
parié d'écrire trois actes impossibles. Aussi combien dut être délicate
la déduction de cette comédie?
La Sensitive n'était pas de ces sujets qui trompent la censure et dont
un geste du comédien dévoile tout à coup la secrète pensée de l'au-
teur. Ici le sujet était abordé de front, sans supercheries ni mystères,
et le taureau était bravement pris aux cornes.
Il y eut, dit-on, de longs pourparlers avec la censure et diverses
influences durent être mises en jeu pour la représentation de l'œuvre.
Ce ne fut pas non plus sans terribles biffures à l'encre rouge que la pièce
revint définitivement au copiste et un certain nombre de piquants
détails restèrent bu bout de la plume des examinateurs; mais les
principales lignes du monument furent respectées, ainsi que les pein-
tures de caractères qui ne me semblent pas devoir vieillir aussi vite
que ces sortes d'ouvrages; car c'est le sort des bouffonneries, qui sont
écrites dans la langue facétieuse du jour, avec les procédés comiques
du moment, de s'user rapidement ou de reparaître plus tard grises,
ternes, effacées.
Les conceptions puisées aux sources du naturel se passent des fac-
tices ornements dramatiques, mots d'esprit, accumulations d'événe-
ments, dépense exagérée du burlesque. Que l'idée soit véritable-
ment mère, alors une déduction logique se produit sans fatigue pour
le spectateur qui jouit, le cœur content, de l'ordonnancement des
scènes et de leur ponctuation.
Les délicats trouveront sans doute que je parle trop doctoralement
de ce qu'ils appellent une farce. Toute œuvre comique, il est facile
de la traiter avec dédain, depuis la Lys is a< a jusqu'au Malade imagi-
naire. Sans placer les auteurs de la Sensitive sur des piédestaux aussi
élevés que ceux sur lesquels la postérité a appelé Aristophane et Mo-
lière, je ne saurais oublier les soirées de joie complète que m'ont
laissées, à deux ans de distance, les représentations de cette soirée
hors ligne à une époque où des pleurnicheries factices et nerveuses
semblent l'idéal dramatique.
La meilleure pierre de touche de toute œuvre dramatique est de
la voir jouer plusieurs fois. L'imprévu, ce loup qui comme au bal
de l'Opéra rend toute femme piquante, étant écarté, le spectateur en
possession de la raison, analyse tout ce qui aurait pu le surprendre
d'abord, et par là il est à l'abri de toute surprise.
Bien des fois je n'ai pas voulu contrôler mes sensations premières,
voulant rester vis-à-vis- d'une œuvre dramatique avec l'impression
de la cuisinière qui trempe son mouchoir de larmes en face d'un
mélodrame. L'écueil est peut-être plus grand pour les pièces qui
provoquent le rire.
Le hasard a fait que j'ai revu la Sensitive une seconde fois sans que
ma croyance en l'œuvre ait diminué. Peut-être l'admirable et folle
compagnie de comédiens du Palais-Royal avait-elle gagné pendant
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Mais je n'en suis pas moins certain qu'e lit Sensitive est bourrée de
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C.-L
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