LA VIE PARISIENNE ie3
La terrasse s'élève au bord de la mer, parmi les buissons de
cactus, avec un berceau enguirlandé de roses, au bord duquel
un figuier pose ses lourdes feuilles dentelées. La félicité, la ten-
dresse, l'amour comblé, abandonné, tranquille sont là dans leur
patrie. L'air est si doux qu'il suffit de le respirer pour être con-
tent. La campagne lointaine est si veloutée que les yeux ne sont ja-
mais las de la contempler. La large mer s'étend en face, rayonnante
et paisible, et sa couleur lustrée a la délicatesse d'une pervenche
épanouie. Une montagne rayée tourne sa croupe bleuie dorée au
bord du ciel. La lumière habite dans ces lieux. Elle y dort
emprisonnée par l air et la distance , elle lui fait comme un
vêtement, et plus loin encore les dernières chaînes enveloppées
d'un violet pâle nagent et vont s'effaçant dans l'immuable azur.
Les plus riches ornements d'une fleur de serre, les veines nacrées
d'un orchis, le velours tendre qui borde les ailes d'un papillon ne
sont pas plus suaves et à la fois plus splendides. On pense invo-
lontairement aux plus beaux objets du luxe et de la nature, aux
jupes de soie ruisselantes de lumière, aux broderies qui rayent
une moire, à la chair rose et vivante qui palpite sous un voile.
Est-ce qu'on peut songer ici à autre chose qu'à être heureux et
amoureux ?
Mozart n'a pas songé à autre chose. La pièce n'a pas le sens
commun, et c est tant mieux. Est-ce qu'un rêve doit être vraisem-
blable? Est-ce que la vraie fantaisie, le sentiment pur et complet
ne doit pas planer au-dessus des lois de la vie ? Est-ce que dans la
contrée idéale, comme la forêt d'.its you like it, les amants ne sont
pas affranchis des nécessités qui nous contraignent et des chaînes
sous lesquelles nous rampons ? Ceux-ci se déguisent en Turcs
pour éprouver leurs maîtresses, ils feignent de s'empoisonner, la
suivante se fait tour à tour médecin, notaire ; et les dames croient
tout cela. Moi aussi je veux croire ces folies, un instant, si peu d'ins-
tants qu'il vous plaira; et c'est justement pour cela que mon émo-
tion estcharmante, même comme lemusicien,j'oublierai l'intrigue;
la pièce est satirique et bouffonne ; je veux avec lui la voix senti-
mentale et tendre sur le théâtre. Il y a deux coquettes Italiennes
qui rient et mentent. Mais dans la musique personne ne ment et
personne ne rit. On sourit tout au plus; même les larmes sont
voisines du sourire. Quand Mozart est gai, il ne cesse jamais d'être
noble. Ce n'est pas un bon vivant, brillant, un simple épicurien
comme Rossini; il ne se moque point de ses sentiments ; il ne se
contente point de l'allégresse vulgaire ; il y a une finesse suprême
dans sa gaité ; on voit qu'il n'y arrive que par intervalles, parce que
son âme est flexible, et que dans un grand artiste comme dans un
instrument complet, aucune corde ne manque. Mais son fonds est
l'amour delà beauté accomplie et heureuse; il ne se divertira pas
avec sa maîtresse, il l'adorera, il demeurera longuement le regard
attaché sur ses yeux comme sur ceux d'une- créature divine; il sen-
tira devant elle son cœur se fondre, et le sourire qui viendra
ent'rouvrir ses lèvres sera un soupir de bonheur.
Bien mieux, il a mis la bonté dans l 'amour. Il ne songe point
comme Rossini à prendre du plaisir; il n'est pas transporté comme
Beethoven par un sentiment sublime, par le violent contraste du
ciel subitement ouvert au milieu d'un désespoir continu. Il songe à
rendre heureuse la personne qu'il aime. Quel air divin que la ca-
vatine du second acte 1 Comme il est suavement mélancolique et
tendre 1 Comme l'accompagnement si fondu, si doux, s'enroule
autour de la mélodie ! Et comme un instant auparavant les accents
tristes des adieux s'enflaient et s'abaissaient en modulations affec-
tueuses et caressantes 1 Mozart est bon autant qu'il est noble, et
il me semble que si j'étais femme, je ne pourrais m'empêcher de
l'aimer.
Les flûtes et les voix s'accordent parmi les fins traits des vio-
lons qui sinueusement y entrelacent leurs broderies. La vo-
luptueuse harmonie arrive comme un nuage de parfums qu'une
brise lente vient de recueillir en passant sur un jardin en fleurs.
Les fraîches joues, les yeux riants apparaissent par éclairs, et le
corsage bleu, la taille penchée, l'épaule ronde et blanche, se dé-
tachent distinctement sur le bord de la terrasse. Au-delà, le
grand ciel ouvert, la mer azurée, luisent toujours dans la sérénité
de leur joie et de leur jeunesse immortelles.
Une, deux, trois heures du matin. Mon feu s'est éteint, j'ai
pris froid et j'aurai demain la grippe. Mais j'ai tiré de ma jeune
fille tout ce qu'elle valait.
FRÉDÉRIC THOMAS GRAINDORGE.
LA JOURNÉE D'UN CRITiQUE
EN 1865
1
Il était rentré fort tard la veille, harassé par la représentation d'un
drame en quarante tableaux, joué dans un nouveau théâtre, — dont
la salle pouvait contenir douze mille spectateurs, et la scène douze
cents acteurs.
On avait dépensé beaucoup de poudre dans cet ouvrage destiné à
agir profondément sur les masses ; il en était résulté pour le critique
un mal de gorge qui l'empêcha de dormir presque toute la nuit.
Vers neuf heures du matin, au moment oil il commençait à goûter
quelque repos, un impitoyable domestique vint lui remettre une
lettre, dont l'adresse portait ces mots avec lesquels on dérange parfois
tant d'honnêtes gens : très-pressée.
Elle émanait du directeur de son journal et était conçue dans les
termes suivants :
« Voici un coupon de loge pour une première représentation qui a
lieu ce matin... »
— Ce matin ! s'écria le critique; c'est impossible ! j'ai mal lu, ou
l'on s'est trompé...
Il reprit :
« Ce matin, à onze heures, dans la nouvelle bonbonnière des Mali-
nées dramatiques, rue de Lesdiguières, non loin de l'Arsenal. Il paraît
que c'est le plus charmant des nouveaux théâtres de genre ; notre
journal est le seul qui n'en ait pas encore parlé. Ne manquez donc pas
de vous y trouver, je vous en prie, etc. e)
Le critique cacha sa tête entre ws:mains.
— On va jouer le matin, à présent... 0 liberté des théâtres, que de
crimes on commet en ton nom!
Et se dressant sur son chevet :
— A onze heures, lorsqu'il en est neuf et demie, et que je tombe
de sommeil..., rue de Lesdiguières, au bout du monde! C'est à peine
si j'ai le temps de m'habiller et de m'y rendre. Allons, je déjeunerai
dans les environs.
Le critique procéda à sa toilette, tout en continuant de grommeler.
Il eut quelque peine à trouver les Matinées dramatiques, car mainte-
nant les théâtres se fourrent où ils peuvent, au fond des cours ou dans
les anciens magasins de roulage.
Il écouta avec le stoïcisme de sa profession une comédie « d'une
trame un peu légère, mais sur laquelle fauteur avait su broder d'une main
exercée les plus ravissants détails».
La terrasse s'élève au bord de la mer, parmi les buissons de
cactus, avec un berceau enguirlandé de roses, au bord duquel
un figuier pose ses lourdes feuilles dentelées. La félicité, la ten-
dresse, l'amour comblé, abandonné, tranquille sont là dans leur
patrie. L'air est si doux qu'il suffit de le respirer pour être con-
tent. La campagne lointaine est si veloutée que les yeux ne sont ja-
mais las de la contempler. La large mer s'étend en face, rayonnante
et paisible, et sa couleur lustrée a la délicatesse d'une pervenche
épanouie. Une montagne rayée tourne sa croupe bleuie dorée au
bord du ciel. La lumière habite dans ces lieux. Elle y dort
emprisonnée par l air et la distance , elle lui fait comme un
vêtement, et plus loin encore les dernières chaînes enveloppées
d'un violet pâle nagent et vont s'effaçant dans l'immuable azur.
Les plus riches ornements d'une fleur de serre, les veines nacrées
d'un orchis, le velours tendre qui borde les ailes d'un papillon ne
sont pas plus suaves et à la fois plus splendides. On pense invo-
lontairement aux plus beaux objets du luxe et de la nature, aux
jupes de soie ruisselantes de lumière, aux broderies qui rayent
une moire, à la chair rose et vivante qui palpite sous un voile.
Est-ce qu'on peut songer ici à autre chose qu'à être heureux et
amoureux ?
Mozart n'a pas songé à autre chose. La pièce n'a pas le sens
commun, et c est tant mieux. Est-ce qu'un rêve doit être vraisem-
blable? Est-ce que la vraie fantaisie, le sentiment pur et complet
ne doit pas planer au-dessus des lois de la vie ? Est-ce que dans la
contrée idéale, comme la forêt d'.its you like it, les amants ne sont
pas affranchis des nécessités qui nous contraignent et des chaînes
sous lesquelles nous rampons ? Ceux-ci se déguisent en Turcs
pour éprouver leurs maîtresses, ils feignent de s'empoisonner, la
suivante se fait tour à tour médecin, notaire ; et les dames croient
tout cela. Moi aussi je veux croire ces folies, un instant, si peu d'ins-
tants qu'il vous plaira; et c'est justement pour cela que mon émo-
tion estcharmante, même comme lemusicien,j'oublierai l'intrigue;
la pièce est satirique et bouffonne ; je veux avec lui la voix senti-
mentale et tendre sur le théâtre. Il y a deux coquettes Italiennes
qui rient et mentent. Mais dans la musique personne ne ment et
personne ne rit. On sourit tout au plus; même les larmes sont
voisines du sourire. Quand Mozart est gai, il ne cesse jamais d'être
noble. Ce n'est pas un bon vivant, brillant, un simple épicurien
comme Rossini; il ne se moque point de ses sentiments ; il ne se
contente point de l'allégresse vulgaire ; il y a une finesse suprême
dans sa gaité ; on voit qu'il n'y arrive que par intervalles, parce que
son âme est flexible, et que dans un grand artiste comme dans un
instrument complet, aucune corde ne manque. Mais son fonds est
l'amour delà beauté accomplie et heureuse; il ne se divertira pas
avec sa maîtresse, il l'adorera, il demeurera longuement le regard
attaché sur ses yeux comme sur ceux d'une- créature divine; il sen-
tira devant elle son cœur se fondre, et le sourire qui viendra
ent'rouvrir ses lèvres sera un soupir de bonheur.
Bien mieux, il a mis la bonté dans l 'amour. Il ne songe point
comme Rossini à prendre du plaisir; il n'est pas transporté comme
Beethoven par un sentiment sublime, par le violent contraste du
ciel subitement ouvert au milieu d'un désespoir continu. Il songe à
rendre heureuse la personne qu'il aime. Quel air divin que la ca-
vatine du second acte 1 Comme il est suavement mélancolique et
tendre 1 Comme l'accompagnement si fondu, si doux, s'enroule
autour de la mélodie ! Et comme un instant auparavant les accents
tristes des adieux s'enflaient et s'abaissaient en modulations affec-
tueuses et caressantes 1 Mozart est bon autant qu'il est noble, et
il me semble que si j'étais femme, je ne pourrais m'empêcher de
l'aimer.
Les flûtes et les voix s'accordent parmi les fins traits des vio-
lons qui sinueusement y entrelacent leurs broderies. La vo-
luptueuse harmonie arrive comme un nuage de parfums qu'une
brise lente vient de recueillir en passant sur un jardin en fleurs.
Les fraîches joues, les yeux riants apparaissent par éclairs, et le
corsage bleu, la taille penchée, l'épaule ronde et blanche, se dé-
tachent distinctement sur le bord de la terrasse. Au-delà, le
grand ciel ouvert, la mer azurée, luisent toujours dans la sérénité
de leur joie et de leur jeunesse immortelles.
Une, deux, trois heures du matin. Mon feu s'est éteint, j'ai
pris froid et j'aurai demain la grippe. Mais j'ai tiré de ma jeune
fille tout ce qu'elle valait.
FRÉDÉRIC THOMAS GRAINDORGE.
LA JOURNÉE D'UN CRITiQUE
EN 1865
1
Il était rentré fort tard la veille, harassé par la représentation d'un
drame en quarante tableaux, joué dans un nouveau théâtre, — dont
la salle pouvait contenir douze mille spectateurs, et la scène douze
cents acteurs.
On avait dépensé beaucoup de poudre dans cet ouvrage destiné à
agir profondément sur les masses ; il en était résulté pour le critique
un mal de gorge qui l'empêcha de dormir presque toute la nuit.
Vers neuf heures du matin, au moment oil il commençait à goûter
quelque repos, un impitoyable domestique vint lui remettre une
lettre, dont l'adresse portait ces mots avec lesquels on dérange parfois
tant d'honnêtes gens : très-pressée.
Elle émanait du directeur de son journal et était conçue dans les
termes suivants :
« Voici un coupon de loge pour une première représentation qui a
lieu ce matin... »
— Ce matin ! s'écria le critique; c'est impossible ! j'ai mal lu, ou
l'on s'est trompé...
Il reprit :
« Ce matin, à onze heures, dans la nouvelle bonbonnière des Mali-
nées dramatiques, rue de Lesdiguières, non loin de l'Arsenal. Il paraît
que c'est le plus charmant des nouveaux théâtres de genre ; notre
journal est le seul qui n'en ait pas encore parlé. Ne manquez donc pas
de vous y trouver, je vous en prie, etc. e)
Le critique cacha sa tête entre ws:mains.
— On va jouer le matin, à présent... 0 liberté des théâtres, que de
crimes on commet en ton nom!
Et se dressant sur son chevet :
— A onze heures, lorsqu'il en est neuf et demie, et que je tombe
de sommeil..., rue de Lesdiguières, au bout du monde! C'est à peine
si j'ai le temps de m'habiller et de m'y rendre. Allons, je déjeunerai
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Il eut quelque peine à trouver les Matinées dramatiques, car mainte-
nant les théâtres se fourrent où ils peuvent, au fond des cours ou dans
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Il écouta avec le stoïcisme de sa profession une comédie « d'une
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