LA VIE PARISIENNE "" 137
EN CARÊME
MADAME ET SON AMIE CAUSENT AU COIN DU FEU
MADAME, agitant en l'air ses doigts mignons. — C'est ruché, ruché, ruché,
des amours de ruches et garnies de blonde tout autour.
L'AMIE. — Ça a du genre, ma belle.
MADAME. — Oui, je crois que cela aura du genre ; et par-dessus cette
mousse, cette neige, retombent les grandes basques en soie bleue
comme le corsage ; mais d'un bleu... charmant, dans les... un peu
moins cru que le bleu de ciel ; vous savez, dans les... Mon mari ap-
pelle ce bleu-là un bleu discret.
L'AMIE. — Ah ! charmant ! il a des mots à lui.
MADAME. — N'est-ce pas, on comprend tout de suite, bleu discret.
Cela fait image.
L'AMIE. — A propos de mots à lui, vous savez qu'Ernestine ne lui a
pas pardonné sa plaisanterie de l'autre soir ?
MADAME. — Comment, à mon mari? quelle plaisanterie? L'autre
soir où il y avait l'abbé Gélon et l'abbé Brice?
L'AMIE. — Et son fils qui était là justement.
MADAME. — Comment le fils de l'abbé BriCe ? (Elles éclatent de rire toutes
deux.)
L'AMIE. — Mais — ah, ah, ah,— qu'est-ce fue vous dites donc là, —
ah, ah — petite folle 1
MADAME. — Je vous dis l'abbé Brice, et vous ajoutez : et son fils. C'est
de votre faute, mignonne; il doit être enfant de cœur, ce chérubin.
( Redoublement de petits rires sonores.)
L'AMIE, lui posant la main sur la bouche. — Mais taisez-vous donc, taisez-
vous donc, c'est très-mal, en plein carême 1
MADAME. — De quel fils parlez-vous alors?
L'AMIE. — Du fils d'Ernestine, parbleu, d'Albert, une fleur d'inno-
cence. Il a entendu la plaisanterie de votre mari, et sa mère était
vexée !
MADAME. — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, chère amie, con-
tez-moi donc cela.
L'AMIE.— Eh bien, en entrant dans le salon et en apercevant les
candelabres allumés et les deux abbés, qui se trouvaient au milieu
dans ce moment-là, votre mari i fait semblant de chercher quelque
chose, et comme Ernestine lui demandait ce qu'il cherchait.
— Je cherche le bénitier, a-t-il dit assez haut, pardon, chère voisine,
d'arriver encore au milieu de l'office.
MADAME. — Est-ce possible? (Riant.) Le fait est qu'il n'a pas de chance;
voilà deux fois de suite qu'il rencontre ces messieurs chez Ernestine.
— C'est une sacristie, ce salon-là.
L'AMIE, assez sèchement. — Une sacristie! comme vous vous émancipez,
ma belle, depuis votre mariage.
MADAME. — Je n'ai pas eu à m'émanciper, je n'ai jamais aimé à
rencontrer les prêtres ailleurs qu'à l'église.
L'AMIE. — Voyons, vous êtes une enfant, et si au fond je ne vous
savais bien pensante... Comment vous n'aimez pas à rencontrer l'abbé
Gélon ?
MADAME. — Ah ! l'abbé Gélon, c'est autre chose, il est si charmant 1
L'AMIE, vivement. — N'est-ce pas qu'il est distingué?
MADAME. — Et respectable 1 ses cheveux blancs encadrent admira-
blement son visage pâle et plein d'onction.
L'AMIE. — Oh ! il a une onction ! et ce regard, ce beau regard at-
tendri! L'autre jour lorsqu'il a parlé sur la méditation, il était divin.
A un certain moment, il a essuyé une larme; il n'était plus maître de
son émotion; il s'est calmé, cependant, presqu'immédiatement; il a
une puissance sur lui-même merveilleuse; il a repris avec calme;
mais l'attendrissement nous avait gagnées à notre tour. C'était élec-
trique.— La comtesse de S... qui était tout près de moi pleurait
comme une fontaine, sous son chapeau jaune.
MADAME. — Ah oui, je le connais le chapeau jaune ; quel paquet
que cette madame de S... !
L'AMIE. — Le fait est qu'elle est toujours fagotée!... On lui a pro-
posé un évêché, je le sais de bonne source, c'est mon mari qui l'a
appris par ces messieurs de l'Œuvre, eh bien...
MADAME, interrompant. — On a proposé un évêché à Mme de S...? On
a eu tort.
L'AMIE. — Vous plaisantez sur tout, ma belle ; il y a cependant des
sujets qui sont dignes de respect. Je vous dis qu'on a proposé la
mitre et l'anneau à l'abbé Gélon ; eh bien, il a refusé. Dieu sait ce-
pendant que l'anneau pastoral ferait bien sur sa main.
MADAME. — Oh! quant à cela, il a une main charmante.
L'AMIE. — Une main d'une blancheur, d'une finesse, d'un aristo-
cratique. Nous avons peut-être tort de nous arrêter sur ces détails
mondains; mais c'est que vraiment, sa main est d'une beauté — .vous
savez; (avec élan) je trouve.que l'abbé Gélon fait aimer la religion.
Suivez-vous ses conférences?
MADAME. — J'ai été à la première. J'aurais voulu y retourner jeudi,
mais Mme Savain est venue m'essayer mon corsage, il a fallu dis-
cuter pendant une éternité à cause des biais des basques.
L'AMIE. — Ah ! les basques sont en biais?
MADAME. Oui, oui, avec une foule de petits croisillons ; c'est une
idée à moi. — Je n'ai vu cela nulle part, je crois que ce sera pas mal.
L'AMIE. — Mme Savain m'a dit que vous aviez supprimé les épau-
lettes du corsage.
MADAME. — Ah! la bavarde ! Oui, je ne veux sur l'épaule qu'un ruban,
un rien, de quoi accrocher un bijou. — Je craignais que le corsage ne
fût un peu nu. Mme Savain m'avait plaqué des entre-deux ridicules.
Séance tenante, j'ai voulu essayer autre chose, mon système de croi-
sillon, toujours... et j'ai manqué la conférence de ce bon abbé Gélon
Il a été admirable , à ce qu'il paraît?
L'AMIE. — Oh! admirable. Il a parlé contre les mauvais livres ; il y
avait foule. Il a reduit à néant toutes les horreurs de ce M. Renan.
— Quel monstre que cet homme !
MADAME. — Vous avez lu son livre?
L'AMIE. — Dieu m'en garde! vous ne savez donc pas que c'est tout
ce qu'on peut trouver de plus... Enfin, il faut que ce soit bien fort,
puisque l'abbé Gélon en parlant de cela à un de ces messieurs de
l'Œuvre, un ami de mon mari, a prononcé le mot...
MADAME. — Eh bien, quel mot?
L'AMIE. — Je n'ose vous le dire, car en vérité, si c'était vrai ce serait
à faire trembler. Il a dit que c'était (bas à l'oreille) l' Aîîtechrist Ou
reste confondu, n'est-ce pas? On vend sa photographie; il a un air
satanique. (Regardant à la pendule.) Deux heures et demie! je me sauve,
je n'ai point donné mes ordres pour le dîner. Ces trois jours de
maigre dans la semaine me mettent au martyre. Il faut varier un peu,
— mon mari est très-difficile. Si nous n'avions pas le gibier d'eau,
ce serait à perdre la tête. Comment faites-vous, ma belle?
MADAME. — Oh ! moi c'est bien simple, pourvu que je ne fasse pas
faire maigre à mon mari, il se contente de tout. — Vous savez,
Auguste n'est pas très...
L'AMIE. — Pas très... je trouve qu'il est beaucoup trop peu, car
enfin, si dans la vie on ne s'impose pas quelques privations... Non, en
vérité, c'tst trop commode ! j'espère au moins que vous avez une
dispense?
MADAME. — Oui ! je suis en règle.
L'AMIE. — Moi j'en ai une de droit pour le beurre et les œufs,
comme sous-chancelière de l'Association. L'abbé Gélon me pressai
pour me faire accepter une dispense complète à cause de mes mi-
graines; mais j'ai refusé. Oh! j'ai refusé à la lettre. Si on transige
EN CARÊME
MADAME ET SON AMIE CAUSENT AU COIN DU FEU
MADAME, agitant en l'air ses doigts mignons. — C'est ruché, ruché, ruché,
des amours de ruches et garnies de blonde tout autour.
L'AMIE. — Ça a du genre, ma belle.
MADAME. — Oui, je crois que cela aura du genre ; et par-dessus cette
mousse, cette neige, retombent les grandes basques en soie bleue
comme le corsage ; mais d'un bleu... charmant, dans les... un peu
moins cru que le bleu de ciel ; vous savez, dans les... Mon mari ap-
pelle ce bleu-là un bleu discret.
L'AMIE. — Ah ! charmant ! il a des mots à lui.
MADAME. — N'est-ce pas, on comprend tout de suite, bleu discret.
Cela fait image.
L'AMIE. — A propos de mots à lui, vous savez qu'Ernestine ne lui a
pas pardonné sa plaisanterie de l'autre soir ?
MADAME. — Comment, à mon mari? quelle plaisanterie? L'autre
soir où il y avait l'abbé Gélon et l'abbé Brice?
L'AMIE. — Et son fils qui était là justement.
MADAME. — Comment le fils de l'abbé BriCe ? (Elles éclatent de rire toutes
deux.)
L'AMIE. — Mais — ah, ah, ah,— qu'est-ce fue vous dites donc là, —
ah, ah — petite folle 1
MADAME. — Je vous dis l'abbé Brice, et vous ajoutez : et son fils. C'est
de votre faute, mignonne; il doit être enfant de cœur, ce chérubin.
( Redoublement de petits rires sonores.)
L'AMIE, lui posant la main sur la bouche. — Mais taisez-vous donc, taisez-
vous donc, c'est très-mal, en plein carême 1
MADAME. — De quel fils parlez-vous alors?
L'AMIE. — Du fils d'Ernestine, parbleu, d'Albert, une fleur d'inno-
cence. Il a entendu la plaisanterie de votre mari, et sa mère était
vexée !
MADAME. — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, chère amie, con-
tez-moi donc cela.
L'AMIE.— Eh bien, en entrant dans le salon et en apercevant les
candelabres allumés et les deux abbés, qui se trouvaient au milieu
dans ce moment-là, votre mari i fait semblant de chercher quelque
chose, et comme Ernestine lui demandait ce qu'il cherchait.
— Je cherche le bénitier, a-t-il dit assez haut, pardon, chère voisine,
d'arriver encore au milieu de l'office.
MADAME. — Est-ce possible? (Riant.) Le fait est qu'il n'a pas de chance;
voilà deux fois de suite qu'il rencontre ces messieurs chez Ernestine.
— C'est une sacristie, ce salon-là.
L'AMIE, assez sèchement. — Une sacristie! comme vous vous émancipez,
ma belle, depuis votre mariage.
MADAME. — Je n'ai pas eu à m'émanciper, je n'ai jamais aimé à
rencontrer les prêtres ailleurs qu'à l'église.
L'AMIE. — Voyons, vous êtes une enfant, et si au fond je ne vous
savais bien pensante... Comment vous n'aimez pas à rencontrer l'abbé
Gélon ?
MADAME. — Ah ! l'abbé Gélon, c'est autre chose, il est si charmant 1
L'AMIE, vivement. — N'est-ce pas qu'il est distingué?
MADAME. — Et respectable 1 ses cheveux blancs encadrent admira-
blement son visage pâle et plein d'onction.
L'AMIE. — Oh ! il a une onction ! et ce regard, ce beau regard at-
tendri! L'autre jour lorsqu'il a parlé sur la méditation, il était divin.
A un certain moment, il a essuyé une larme; il n'était plus maître de
son émotion; il s'est calmé, cependant, presqu'immédiatement; il a
une puissance sur lui-même merveilleuse; il a repris avec calme;
mais l'attendrissement nous avait gagnées à notre tour. C'était élec-
trique.— La comtesse de S... qui était tout près de moi pleurait
comme une fontaine, sous son chapeau jaune.
MADAME. — Ah oui, je le connais le chapeau jaune ; quel paquet
que cette madame de S... !
L'AMIE. — Le fait est qu'elle est toujours fagotée!... On lui a pro-
posé un évêché, je le sais de bonne source, c'est mon mari qui l'a
appris par ces messieurs de l'Œuvre, eh bien...
MADAME, interrompant. — On a proposé un évêché à Mme de S...? On
a eu tort.
L'AMIE. — Vous plaisantez sur tout, ma belle ; il y a cependant des
sujets qui sont dignes de respect. Je vous dis qu'on a proposé la
mitre et l'anneau à l'abbé Gélon ; eh bien, il a refusé. Dieu sait ce-
pendant que l'anneau pastoral ferait bien sur sa main.
MADAME. — Oh! quant à cela, il a une main charmante.
L'AMIE. — Une main d'une blancheur, d'une finesse, d'un aristo-
cratique. Nous avons peut-être tort de nous arrêter sur ces détails
mondains; mais c'est que vraiment, sa main est d'une beauté — .vous
savez; (avec élan) je trouve.que l'abbé Gélon fait aimer la religion.
Suivez-vous ses conférences?
MADAME. — J'ai été à la première. J'aurais voulu y retourner jeudi,
mais Mme Savain est venue m'essayer mon corsage, il a fallu dis-
cuter pendant une éternité à cause des biais des basques.
L'AMIE. — Ah ! les basques sont en biais?
MADAME. Oui, oui, avec une foule de petits croisillons ; c'est une
idée à moi. — Je n'ai vu cela nulle part, je crois que ce sera pas mal.
L'AMIE. — Mme Savain m'a dit que vous aviez supprimé les épau-
lettes du corsage.
MADAME. — Ah! la bavarde ! Oui, je ne veux sur l'épaule qu'un ruban,
un rien, de quoi accrocher un bijou. — Je craignais que le corsage ne
fût un peu nu. Mme Savain m'avait plaqué des entre-deux ridicules.
Séance tenante, j'ai voulu essayer autre chose, mon système de croi-
sillon, toujours... et j'ai manqué la conférence de ce bon abbé Gélon
Il a été admirable , à ce qu'il paraît?
L'AMIE. — Oh! admirable. Il a parlé contre les mauvais livres ; il y
avait foule. Il a reduit à néant toutes les horreurs de ce M. Renan.
— Quel monstre que cet homme !
MADAME. — Vous avez lu son livre?
L'AMIE. — Dieu m'en garde! vous ne savez donc pas que c'est tout
ce qu'on peut trouver de plus... Enfin, il faut que ce soit bien fort,
puisque l'abbé Gélon en parlant de cela à un de ces messieurs de
l'Œuvre, un ami de mon mari, a prononcé le mot...
MADAME. — Eh bien, quel mot?
L'AMIE. — Je n'ose vous le dire, car en vérité, si c'était vrai ce serait
à faire trembler. Il a dit que c'était (bas à l'oreille) l' Aîîtechrist Ou
reste confondu, n'est-ce pas? On vend sa photographie; il a un air
satanique. (Regardant à la pendule.) Deux heures et demie! je me sauve,
je n'ai point donné mes ordres pour le dîner. Ces trois jours de
maigre dans la semaine me mettent au martyre. Il faut varier un peu,
— mon mari est très-difficile. Si nous n'avions pas le gibier d'eau,
ce serait à perdre la tête. Comment faites-vous, ma belle?
MADAME. — Oh ! moi c'est bien simple, pourvu que je ne fasse pas
faire maigre à mon mari, il se contente de tout. — Vous savez,
Auguste n'est pas très...
L'AMIE. — Pas très... je trouve qu'il est beaucoup trop peu, car
enfin, si dans la vie on ne s'impose pas quelques privations... Non, en
vérité, c'tst trop commode ! j'espère au moins que vous avez une
dispense?
MADAME. — Oui ! je suis en règle.
L'AMIE. — Moi j'en ai une de droit pour le beurre et les œufs,
comme sous-chancelière de l'Association. L'abbé Gélon me pressai
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