LA VIE PARISIENNE 1 33
UN SOUVENIR DU BAL DES ARTISTES
1
En mil huit cent... non, pas de dates! je finissais mes études au
collége LOllis-Ie-Cralld, et je commençais -,'t relever, dans les livres
classiques, les passages, malheureusement trop rares, 011 les anciens
parlent d'amour. Quelques romans delà Bibliothèque jaune, intro-
duits par contrebande, achevaient mon éducation toute théorique :
j'étais un lys érudit, rien de plus. Mes moustaches, après deux ans
de sollicitations inutiles, commençaient à répondre aux invites du
rasoir. Elles promettaient d'être noires; j'en parle sans fatuité, car
elles saut blanches aujourd'hui, après avoir été rousses. J'attendais
tout de leur croissance; on m'aurait inspiré le plus profond dégoût
de la vie si l'on m'avait déclaré qu'entre vingt et trente ans les billets
doux et. les bouquets ne pleuvraient pas sur ma tête de tous les
balcons de Paris. Cependant je ij'étais pas joli garçon, mais j'espérais
le devenir; et j'y serais arrivé, selon toute apparence, si la beauté
s'acquérait par le vouloir, comme les sciences, les millions et les
épaulettes. Enfin, j'ai deux enfants sur cinq qui seront peut-être
moins laids.
Un certain samedi, jour de Saint-Charlemagne, mes camarades
m'entraînèrent au théâtre du Palais-Royal. On avait composé le spec-
tacle pour nous : quatorze actes et un intermède! un menu qui rap-
pelait, par le nombre et la variété des plats, notre gros banquet du
matin. Nous remplissions la salle à nous seuls : les plus riches avaient
pris les loges et l'orchestre; les pauvres petits diables comme moi
s'étouffaient au parterre. Dans les entr'actes on montait sur les bancs,
on 'piquait des Laïus, c'est-à-dire on prononçait des discours à la
louange de Sainville, ou de la Pologne, ou de M.- Odilon Barrot.
En ce temps-là, le théâtre de M. Dormeuil était peuplé des artistes
les plus admirables et des plus jolies femmes de Paris. J'ajoute, entre
parenthèses, que les fleurs de l'époque étaient beaucoup plus belles,
les fruits plus savoureux, les vins plus forts et le soleil plus brillant
qu'en HW4. Le spectacle fut gai comme tous les spectacles que vous
avez vus à vingt ans. Comme on riait de bon cœur en plongeant les
deux coudes dans les flancs de ses voisins ! Comme on pleurait des
larmes généreuses aux couplets patriotiques de M. Clairville chantés
par Mlle Angélina! Quelle ardeur s'allumait dans les âmes chaque
fois que M, Leméoil retroussait sa moustache grise! Évidemment cet
homme avait fait la campagne de Russie et parlé à l'Empereur
comme je vous parle. Celui qui nous aurait soutenu le contraire eût
été roué de coups.
On commençait la cinquième pièce, et je venais de tomber amou-
reux pour la troisième fois, lorsque Zémire parut en scène. Tout ce
que j'avais vu, entendu et senti depuis le commencement de la soirée
(je dirais presque depuis le premier jour de ma vie) fut oublié en un
instant. J'aimais pour tout de bon, et ma première idée fut d'inter-
rompre le spectacle par une demande en mariage. Si vous avez eu
vingt ans, ne fût-ce que pour un quart d'heure , vous ne vous mo-
querez pas de moi.
Elle représentait une petite princesse cauchoise du pays de Matapa.
La pièce, signée de MM. Pétard et Croquin, me parut un chef-d'œuvre.
Le rondeau qu'elle chantait est encore buriné au fond de ma mémoire
comme la Benriade dans le piédestal de la statue de Henri IV sur le
Pont-Neuf. Oh! l'aimable musique et la joyeuse poésie! Le monde
civilisé oubliera-t-il jamais ce refrain qui fait encore battre mon
coeur :
UN SOUVENIR DU BAL DES ARTISTES
1
En mil huit cent... non, pas de dates! je finissais mes études au
collége LOllis-Ie-Cralld, et je commençais -,'t relever, dans les livres
classiques, les passages, malheureusement trop rares, 011 les anciens
parlent d'amour. Quelques romans delà Bibliothèque jaune, intro-
duits par contrebande, achevaient mon éducation toute théorique :
j'étais un lys érudit, rien de plus. Mes moustaches, après deux ans
de sollicitations inutiles, commençaient à répondre aux invites du
rasoir. Elles promettaient d'être noires; j'en parle sans fatuité, car
elles saut blanches aujourd'hui, après avoir été rousses. J'attendais
tout de leur croissance; on m'aurait inspiré le plus profond dégoût
de la vie si l'on m'avait déclaré qu'entre vingt et trente ans les billets
doux et. les bouquets ne pleuvraient pas sur ma tête de tous les
balcons de Paris. Cependant je ij'étais pas joli garçon, mais j'espérais
le devenir; et j'y serais arrivé, selon toute apparence, si la beauté
s'acquérait par le vouloir, comme les sciences, les millions et les
épaulettes. Enfin, j'ai deux enfants sur cinq qui seront peut-être
moins laids.
Un certain samedi, jour de Saint-Charlemagne, mes camarades
m'entraînèrent au théâtre du Palais-Royal. On avait composé le spec-
tacle pour nous : quatorze actes et un intermède! un menu qui rap-
pelait, par le nombre et la variété des plats, notre gros banquet du
matin. Nous remplissions la salle à nous seuls : les plus riches avaient
pris les loges et l'orchestre; les pauvres petits diables comme moi
s'étouffaient au parterre. Dans les entr'actes on montait sur les bancs,
on 'piquait des Laïus, c'est-à-dire on prononçait des discours à la
louange de Sainville, ou de la Pologne, ou de M.- Odilon Barrot.
En ce temps-là, le théâtre de M. Dormeuil était peuplé des artistes
les plus admirables et des plus jolies femmes de Paris. J'ajoute, entre
parenthèses, que les fleurs de l'époque étaient beaucoup plus belles,
les fruits plus savoureux, les vins plus forts et le soleil plus brillant
qu'en HW4. Le spectacle fut gai comme tous les spectacles que vous
avez vus à vingt ans. Comme on riait de bon cœur en plongeant les
deux coudes dans les flancs de ses voisins ! Comme on pleurait des
larmes généreuses aux couplets patriotiques de M. Clairville chantés
par Mlle Angélina! Quelle ardeur s'allumait dans les âmes chaque
fois que M, Leméoil retroussait sa moustache grise! Évidemment cet
homme avait fait la campagne de Russie et parlé à l'Empereur
comme je vous parle. Celui qui nous aurait soutenu le contraire eût
été roué de coups.
On commençait la cinquième pièce, et je venais de tomber amou-
reux pour la troisième fois, lorsque Zémire parut en scène. Tout ce
que j'avais vu, entendu et senti depuis le commencement de la soirée
(je dirais presque depuis le premier jour de ma vie) fut oublié en un
instant. J'aimais pour tout de bon, et ma première idée fut d'inter-
rompre le spectacle par une demande en mariage. Si vous avez eu
vingt ans, ne fût-ce que pour un quart d'heure , vous ne vous mo-
querez pas de moi.
Elle représentait une petite princesse cauchoise du pays de Matapa.
La pièce, signée de MM. Pétard et Croquin, me parut un chef-d'œuvre.
Le rondeau qu'elle chantait est encore buriné au fond de ma mémoire
comme la Benriade dans le piédestal de la statue de Henri IV sur le
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