Titre : Le Figaro illustré
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1890-04-01
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32775193m
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 01 avril 1890 01 avril 1890
Description : 1890/04/01 (A8,N1)-1890/12/01 (A8,N9). 1890/04/01 (A8,N1)-1890/12/01 (A8,N9).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bd6t5144691k
Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, FOL-LC13-9 (TER)
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 06/02/2022
BRISÉIS
PAR JULES LEMAITRE
B riséis naquit sous le signe de la Génisse, seize ans avant
le siège de Troie, dans l’île de Tityra, dont son père
Brisés était roi, /— une de ces îles blanches et dorées qui
s’égrènent comme les perles d’un collier dans le bleu pro
fond de la mer d’Ionie.
Elle passa son enfance à jouer dans la cour de la maison de
son père, sous les portiques peints de vives couleurs, dans le
verger de son grand-père Rhéxénor, ou sur le sable fin semé de
coquillages. Elle avait des poupées d’argile, elle élevait des cigales
dans des cages faites de brins de paille. Et c’était une petite fille
obéissante et tranquille, et toujours contente.
Devenue grande, elle vécut avec les servantes de sa mère. Les
unes broyaient le blé sous la meule; d’autres tissaient la toile ; le
fuseau tournait entre leurs mains aussi mobiles que le feuil
lage des peupliers, et leurs tissus serrés brillaient comme de
l’huile. Briséis surveillait leurs travaux. Elle les aidait à laver le
linge à la fontaine. Les jours de fête, elle parait de guirlandes le
temple d’Artémis, patronne de l’île, chantait des cantiques avec
les autres jeunes filles et, vêtue de lin blanc, couronnée de roses
blanches, marchait en tête de la confrérie de la déesse vierge.
Enfin Briséis était une jeune fille d’humeur douce, pieuse, sou
mise à ses parents et respectueuse des usages.
Elle vénérait son père, qu’elle voyait fort rarement. Car Brisés
était souvent en guerre avec les rois des îles voisines. Parfois il
revenait, couvert de sang à peine séché et traînant après lui un
long butin, des bœufs, des moutons, et de belles étoffes et des
vases de cuivre tout plein des charrettes. C’étaient alors des fes
tins qui duraient des jours et des nuits, et où Brisés conviait tous
ses compagnons de guerre. Mais Briséis restait dans la chambre
des femmes, car il eût été contraire à la bienséance qu’une jeune
fille parût à table devant des étrangers.
Lorsqu’elle eut quinze ans, son père lui dit :
« Il est temps que tu te maries, et je t’ai trouvé un époux :
notre voisin Mynès, roi de l’île de Mélissa. Il est riche, puissant
et brave. Sois pour lui une compagne fidèle et soumise, de peur
qu’il ne me reproche un jour de lui avoir fait un mauvais présent
en lui donnant ma fille. »
Briséis répondit :
« Je sais qu’il convient que les hommes commandent et que
les femmes obéissent. Les dieux l’ont ordonné ainsi. Je ferai,
mon père, ce qu’il vous plaira. »
Quand elle vit le roi Mynès, elle fut d’abord un peu effrayée
par son air rude, sa haute taille et les crins qui hérissaient le
cimier de son casque.
Et elle ne put s’empêcher de pleurer en quittant son père et sa
mère.
Mais elle fit réflexion que cela était nécessaire, que cela arri
vait à toutes les jeunes filles. En même temps elle était fière
d’avoir une robe de laine très fine, couleur de safran pâle et
brodée de soie violette, et un collier d’or et des pendants d’or à ses
oreilles. Puis elle se disait que Mynès, étant si fort, la défendrait
mieux qu’un autre, et que, plus l’époux est puissant, plus la femme
vit en sécurité sous sa loi, et éprouve même d’orgueil à y vivre.
Elle fut heureuse dans le palais de Mynès. Elle se réjouissait
de s’asseoir à la table de son mari et d’écouter les récits de ses
hôtes. Elle admirait la vaillance des hommes et s’ébahissait de
leurs aventures. Réservée dans son attitude, elle veillait silencieu
sement à ce que rien ne manquât aux convives. Et Mynès l’appré
ciait pour son économie et pour la bonté de son caractère.
Cependant la flotte des Achéens vint à passer par là. Soupçon
nant Mynès d’être l’allié des Troyens, ils coulèrent ses vaisseaux
et descendirent dans l’île. Mynès fut tué à la tête de ses soldats.
Les Achéens pillèrent les maisons, massacrèrent la moitié des
habitants et firent les autres prisonniers. Briséis s’était retirée avec
ses servantes dans la chambre la plus secrète du palais et, tombée
sur les genoux, les cheveux défaits, elle entourait de ses bras
l’autel d’un petit dieu en qui elle avait une confiance particulière.
Les vainqueurs forcèrent la porte, et les femmes se crurent
perdues.
Mais un jeune chef (c’était Patrocle), l’air très doux, presque
semblable de visage à une jeune fille, dit aux soldats :
« N’effrayez point ces femmes et ne leur faites pas de mal. On
vous les partagera demain. Elles vous seront d’une compagnie
d’autant plus plaisante que vous ne les aurez point maltraitées. »
Puis, s’approchant de Briséis avec bonté, il lui apprit douce
ment que son mari avait été tué par le divin Achille, et que son
père et ses trois frères avaient eu le même sort, la veille, dans l’île
de Tityra. Et il promit de lui faire rendre le corps de son époux.
Briséis pleura abondamment, avec ses servantes, sur le corps
de Mynès. Elle-même le lava, le peigna, le parfuma, et prit soin
qu’il fût brûlé, la nuit, sur un bûcher de bois odoriférants. Et,
tandis que la fumée noire montait tout droit dans l’air calme
baigné de lune, elle psalmodia scrupuleusement, jusqu’au bout,
l’hymne funèbre.
PAR JULES LEMAITRE
B riséis naquit sous le signe de la Génisse, seize ans avant
le siège de Troie, dans l’île de Tityra, dont son père
Brisés était roi, /— une de ces îles blanches et dorées qui
s’égrènent comme les perles d’un collier dans le bleu pro
fond de la mer d’Ionie.
Elle passa son enfance à jouer dans la cour de la maison de
son père, sous les portiques peints de vives couleurs, dans le
verger de son grand-père Rhéxénor, ou sur le sable fin semé de
coquillages. Elle avait des poupées d’argile, elle élevait des cigales
dans des cages faites de brins de paille. Et c’était une petite fille
obéissante et tranquille, et toujours contente.
Devenue grande, elle vécut avec les servantes de sa mère. Les
unes broyaient le blé sous la meule; d’autres tissaient la toile ; le
fuseau tournait entre leurs mains aussi mobiles que le feuil
lage des peupliers, et leurs tissus serrés brillaient comme de
l’huile. Briséis surveillait leurs travaux. Elle les aidait à laver le
linge à la fontaine. Les jours de fête, elle parait de guirlandes le
temple d’Artémis, patronne de l’île, chantait des cantiques avec
les autres jeunes filles et, vêtue de lin blanc, couronnée de roses
blanches, marchait en tête de la confrérie de la déesse vierge.
Enfin Briséis était une jeune fille d’humeur douce, pieuse, sou
mise à ses parents et respectueuse des usages.
Elle vénérait son père, qu’elle voyait fort rarement. Car Brisés
était souvent en guerre avec les rois des îles voisines. Parfois il
revenait, couvert de sang à peine séché et traînant après lui un
long butin, des bœufs, des moutons, et de belles étoffes et des
vases de cuivre tout plein des charrettes. C’étaient alors des fes
tins qui duraient des jours et des nuits, et où Brisés conviait tous
ses compagnons de guerre. Mais Briséis restait dans la chambre
des femmes, car il eût été contraire à la bienséance qu’une jeune
fille parût à table devant des étrangers.
Lorsqu’elle eut quinze ans, son père lui dit :
« Il est temps que tu te maries, et je t’ai trouvé un époux :
notre voisin Mynès, roi de l’île de Mélissa. Il est riche, puissant
et brave. Sois pour lui une compagne fidèle et soumise, de peur
qu’il ne me reproche un jour de lui avoir fait un mauvais présent
en lui donnant ma fille. »
Briséis répondit :
« Je sais qu’il convient que les hommes commandent et que
les femmes obéissent. Les dieux l’ont ordonné ainsi. Je ferai,
mon père, ce qu’il vous plaira. »
Quand elle vit le roi Mynès, elle fut d’abord un peu effrayée
par son air rude, sa haute taille et les crins qui hérissaient le
cimier de son casque.
Et elle ne put s’empêcher de pleurer en quittant son père et sa
mère.
Mais elle fit réflexion que cela était nécessaire, que cela arri
vait à toutes les jeunes filles. En même temps elle était fière
d’avoir une robe de laine très fine, couleur de safran pâle et
brodée de soie violette, et un collier d’or et des pendants d’or à ses
oreilles. Puis elle se disait que Mynès, étant si fort, la défendrait
mieux qu’un autre, et que, plus l’époux est puissant, plus la femme
vit en sécurité sous sa loi, et éprouve même d’orgueil à y vivre.
Elle fut heureuse dans le palais de Mynès. Elle se réjouissait
de s’asseoir à la table de son mari et d’écouter les récits de ses
hôtes. Elle admirait la vaillance des hommes et s’ébahissait de
leurs aventures. Réservée dans son attitude, elle veillait silencieu
sement à ce que rien ne manquât aux convives. Et Mynès l’appré
ciait pour son économie et pour la bonté de son caractère.
Cependant la flotte des Achéens vint à passer par là. Soupçon
nant Mynès d’être l’allié des Troyens, ils coulèrent ses vaisseaux
et descendirent dans l’île. Mynès fut tué à la tête de ses soldats.
Les Achéens pillèrent les maisons, massacrèrent la moitié des
habitants et firent les autres prisonniers. Briséis s’était retirée avec
ses servantes dans la chambre la plus secrète du palais et, tombée
sur les genoux, les cheveux défaits, elle entourait de ses bras
l’autel d’un petit dieu en qui elle avait une confiance particulière.
Les vainqueurs forcèrent la porte, et les femmes se crurent
perdues.
Mais un jeune chef (c’était Patrocle), l’air très doux, presque
semblable de visage à une jeune fille, dit aux soldats :
« N’effrayez point ces femmes et ne leur faites pas de mal. On
vous les partagera demain. Elles vous seront d’une compagnie
d’autant plus plaisante que vous ne les aurez point maltraitées. »
Puis, s’approchant de Briséis avec bonté, il lui apprit douce
ment que son mari avait été tué par le divin Achille, et que son
père et ses trois frères avaient eu le même sort, la veille, dans l’île
de Tityra. Et il promit de lui faire rendre le corps de son époux.
Briséis pleura abondamment, avec ses servantes, sur le corps
de Mynès. Elle-même le lava, le peigna, le parfuma, et prit soin
qu’il fût brûlé, la nuit, sur un bûcher de bois odoriférants. Et,
tandis que la fumée noire montait tout droit dans l’air calme
baigné de lune, elle psalmodia scrupuleusement, jusqu’au bout,
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