Titre : Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche
Éditeur : Le Figaro (Paris)
Date d'édition : 1887-01-15
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343599097
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 15 janvier 1887 15 janvier 1887
Description : 1887/01/15 (A13,N3). 1887/01/15 (A13,N3).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bd6t51176509n
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Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 02/07/2023
10
LE FIGARO — SAMEDI 15 JANVIER 1887
passe pour ce qu’on appelle en Améri
que A Good Fellow (un bon garçon),
mais avec lequel il ne faut pas être trop
familier.
Henry Haynie.
Semocasc=r==xx=x==-====x=x==========================*==
MON BUREAU
une grande connaissance des mines de
la Nevada, et la religion ne compte
guère quand il y a de l’argent à gagner.
Quelque temps après, ils s’associèrent
et, pendand des années, tous les quatre
agiront en commun. Pour les débuts,
Flood et O'Brien avaient fourni le capi
tal ; Fair et Mackay leur expérience. Ils
ont fait rapidement fortune, mais pas
encore assez, à leur gré. Plus tard, ils
ont acquis la plus grande partie des ac
tions des mines « Consolidated Virginia »
et « California ». Peu à peu ils ont pris
la haute main sur les mines du « Coms-
tock ». C’est alors que fut découvert le
premier « Bonanza » et bientôt, en 1874, }
le « grand Bonanza ». Aujourd’hui :
tous les quatre sont plusieurs fois archi-
millionnaires.
***
Les actions de la « Consolidated Vir
ginia » montèrent en quelques jours de
200 francs à 4000. San Francisco fut pris
d’un vertige de spéculation. Des prix
fabuleux furent payés pour de simples
trous dans la terre, à condition toutefois
que ces trous se trouvassent dans la
Nevada. De pauvres ouvriers qui déjeu
naient le matin pour quinze sous dî
naient le soir de perdreaux arrosés de
champagne frappé. Par contre, des i
hommas se levaient riches le matin, qui,
ayant tout perdu dans les spéculations,
finissaient leur journée en se précipi
tant dans la baie, ou en se brûlant la
cervelle. Des crieurs de journaux ache
taient au prix d’un franc des « wildcats »
(chat sauvage). C'est le nom qu'on donne,
aux Etats-Unis, à des Compagnies qui
reposent sur des bases plus ou moins ima
ginaires. Dix heures après, ils les re
vendaient à 125 francs. Une femme de
chambre de ï Occidental Hôtel a gagné
75,000 dollars en quinze jours ; elle re
tourna alors dans son pays natal près
de Dublin, et son neveu est actuellement •
membre du Parlement d’Angleterre. •
Des palefreniers, des cireurs de bottes,
des boutiquiers, des couturières, des ,
institutrices, comme des hommes d’af
faires et des boursiers, sont parvenus à .
la fortune de la même façon. Cette fiè
vre de spéculation s’étendit jusqu’à
New-York et Boston. Votre domestique ,
d’hier est votre propriétaire aujourd’hui.
Tout le monde spéculait. J’ai connu in
timement un jeune homme qui était at- :
taché au même journal que moi, mais
plus bohème : il était toujours sans le
sou. Nous vînmes ensemble àNew-York,
moi pour entrer à la rédaction du •
Times, lui dans celle de UEvening
Mail. En 1875, je me décidai à venir à
Paris; la veille de mon départ, mon con
frère vint me trouver et, me racontant .
ses déboires, m’emprunta tout ce dont 1
je pouvais disposer. Le temps passait, |
je n’avais toujours pas de ses nouvelles. |
A l’automne de 1880, je retournai aux
Etats-Unis. A notre arrivée à New-York, .
quelques bons amis, sachant que j’étais
sur le paquebot, vinrent à ma rencontre, 1
à l’entrée de la baie, me prirent sur leur
yacht et, deux heures après, nous étions
attablés au célèbre restaurant Del-
monico, pour déjeuner. Avant la fin du
repas, un des convives, mon ami le doc
teur G. M. Richmond, s’excusa, disant
qu’il avait rendez-vous avec une cliente
très swell, Mme R... Le nom me frappa
mais je ne dis rien.
— « Je vous demande mille pardons,
dit-il à Mme R... en entrant dans son
cabinet, de vous avoir fait attendre,
mais j’ai été retardé par le plaisir de
retrouver mon ami Haynie, qui nous
revient de Paris où il a passé plusieurs
années.
— » Quel nom avez-vous prononcé ?
fit Mme R... Le docteur le répéta.
— » Mais je le -connais ! c’est-à-dire
j’ai souvent entendu parler de lui par
mon mari. »
Et alors elle raconta au docteur
que c’était moi qui avais prêté à
son mari quelques dollars avec les- i
quels il avait spéculé sur les mines 7
d’argent ; que la chance l’avait favorisé
et que les bénéfices se montaient à plus
de 15 millions. Le lendemain, M. R...
vint me trouver et, en me confirmant
en tous points ce que sa femme avait
dit au docteur, me remboursa capital et
intérêts.
***
Dans toutes ces énormes spéculations ■
— cela se passait il y a 14 ou 15 ans —
Flood, Fair et Mackay étaient les plus
forts agioteurs. O’Brien se contentait de
regarder, mais sa fortune ne grossissait
pas moins de jour en jour. James Wec-
ker et Sandy Austin étaient leurs agents
de change particuliers. Tout, dans les >
bureaux de ces courtiers, était monté sur 1
un ton de magnificence orientale. Ils
donnèrent à leur caissier principal des
appointements de 5,000 francs par mois,
et leurs bénéfices étaient d'environ
100,000 francs par mois chacun. Après
quelque temps, les secrets des«Bonanza
Kings » étaient connus. On the Street
(sur la rue, c’est-à-dire par la coulisse),
Wacker et Austin reçurent avis que si le •
traître n’était pas découvert, tous les
intérêts de Flood, Mackay, Fair et O’Brien
seraient confiés à d’autres mains. Un
secret de la plus haute importance
échappe ; les agents de change n’ont
pas su découvrir le traître et ils ont
perdu leurs clients. En 1878, ils étaient
si complètement ruinés que l’un se sui
cida ; l’autre est aujourd’hui dans une
maison de fous. C’était le caissier prin
cipal lui-même, qui avait trahi les se
crets de la maison. Aujourd’hui, il
habite un palais qui lui a coûté 500,000
dollars et il passe pour un homme très
dévot.
On m’a assuré que les Silver Kings
(rois d’argent — c’est ainsi qu’on les a
baptisés) ont tiré plus d’un milliard de :
leurs mines de Bonanza. Mackay et Fair •
étaient les seuls qui eurent des goûts en !
rapport avec ces richesses colossales.
O’Brien est mort. Son plus grand plai
sir était de jouer aux cartes, n’importe
avec qui, n’importe en quel endroit. Il
sortait d’une brasserie du plus bas étage
pour rentrer dans son hôtel qui lui coû
tait plus d’un million de dollars. Flood .
vit encore, mais il est vieux, et sa santé |
est si délabrée que la vie ne lui procure '
plus aucun plaisir. Mackay et Fair
jouissent mieux de leur fortune, mais ce
dernier a aussi ses ennuis causés par
l’inconduite de son fils.
Tout le monde à Paris connaît Mme '
Mackay, mais très peu de gens connais
sent le Silver King... Plus instruit que
ses trois associés, il est aussi celui des
quatre qui est devenu le plus riche. On
estime sa fortune à 300 millions, mais je
crois que c’est un peu exagéré. Il est
président de la Nevada Bank à San Fran
cisco et New-York, et propriétaire de la
Commercial Cable Company. Il vient i
quelquefois à Paris et à Londres, mais
il n’aime guère l’Europe. De temps à
autre, il va à Virginia City, où sont si- ,
tuées ses mines, pour voir si l’on ne |
gaspille pas trop son argent. Il est géné- i
reux mais il cache le bien qu’il fait. Il a i
aidé beaucoup de jeunes gens à s’établir, ; )
Un homme d’esprit, M. Delaroa, a publié, il
y a quelques années, d’amusantes Patenoires
d'un surnuméraire. Un autre homme d’esprit,
M. Depré, chante aujourd’hui Les Gens de bu
reau. Ce monologue que M. Coquelin aîné a dit
avec le succès qu’on devine, et qu’il emporte en
ce moment dans sa grande tournée, n’a pas été
publié jusqu’ici. Nous, sommes heureux d’en
offrir la primeur dans le Supplément littéraire.
IX
Ai-je, le soir,
Le moindre espoir
D’un tête-à-tête ?
Foin du repos !
Je tends le dos
A la tempête :
Ma femme, hélas I
N’arrête pas...
Il faut l’entendre
Crier haro,
Et m’entreprendre
Sur mon bureau I
X
Elle prétend
Qu’en me butant
A mon pupitre
J’ai, par mon sort,.
Quelque rapport
Avec une huître ;
Que, lorsqu’on dort,
On fait du tort
A sa famille
De rester trop
Dans la coquille
De son bureau.
XI
Or, c’est toujours
Même discours,
Pour mon martyre..
Que fais-je, moi ?
Je me tiens coi,
Je laisse dire.
Puis, le matin,
Sans aucun train,
Je file, file,
Et vais piano
Vivre tranquille
Dans mon bureau.
XII.
Là, c’est charmant...
Quel changement
En toute chose !..
Là, plus d’émoi ;
Je suis chez moi :
Je me repose.
Je ne fais rien,
Et suis si bien,
Calme et paisible,
Comme un poteau
inamovible,
Dans mon bureau 1
XIII
D’aucuns sont nés
Gens fortunés
Pour être artistes,
Rois, perruquiers,
Mouchards, banquiers.
Jockeys, dentistes,
Ambassadeurs,
Garçons frotteurs ,
J’aurais pu naître
Prince ou bedeau :
J’étais pour être
Dans mon bureau.
XIV
Chacun son goût :
J’aime avant tout 1
Ma dépendance.
Quand en secret
On m’offrirait
La présidence,
Même en ce cas
Je ne veux pas,
Ferme et tenace
Jusqu’au tombeau,
Changer de place
Dans mon bureau.
Ernest Depré.
DOMINIQUE
SCÈNES DE LA VIE BOURGEOISE
MONOLOGUE
I
Il est des gens
Fort exigeants
Que ne contente :
Jamais leur sort. ;
Ils ont bien tort ?
Rien ne me tente* |
Tel que je suis,
Heureux je vis...
C’est que sur terre
Rien n’est si beau
Qu’un ministère,...
Que mon bureau 1 ,
il
V .
Un corridor
Mène d’abord
A l’antichambre.
Il y fait chaud (
Autant qu’il faut, |
Même en décembre. |
L’été, j’y vais ;
Il y fait frais...
Quand, sous l’ombrelle
Ou le manteau,
On brûle, on gèle,
Loin du bureau.
III
Chaque matin.
J’y suis certain
D’avoir ma place...
Pas celle-ci...
Non... l’autre... ici...
Près de la glace.
J’ai mon papier.
Mon encrier,
Une patère
Pour mon chapeau.
Et l’atmosphère
De mon bureau.
IV
Depuis longtemps
Depuis vingt ans,
(J’entrai fort jeune D
C’est toujours là
Du même plat
Que je déjeune.
Un bon bifteck
Souvent trop sec.
De l’eau rougie,
Quelque gâteau,.
Telle est l’orgie
De mon bureau.
V
Comme avant tout
il faut beaucoup
D’exactitude,
Très vite on prend.
Le doux courant
De l’habitude.
C’est à ce point
Qu’il ne sied point
Qu’on vous dérange,
Car le nouveau
Paraît étrange
Dans un bureau.
Vf
L’oiseau, le vent,
Le fleuve lent
Qui passe l’arche.
Tout, tout se meut,
L’eau, quand il pleut,
Le temps qui marche.
Et j’ai vu, moi,
Tourner la loi !..
Du blanc au rouge
Change un drapeau...
Mais rien ne bouge
Dans mon bureau.
VII
Un peu, très peu,
Le moins qu’on peut
On y travaille.
Si l’on est gai,
Ou fatigué,
On rit, on bâille,...
On dort souvent ;
Le jour suivant,
On recommence.
Ainsi que l’eau
Va l’existence
Dans un bureau.
VIII
Oui, mais voilà..
Ce bonheur-là,
On l’empoisonne :
Car, entre nous,
Je suis l’époux
D’une personne
Pleine d’attraits,
J’en conviens, mais.
Qui considère
Comme un fléau
Mon ministère
Et mon bur eau.
vote au bout de vingt-cinq ans de mé
nage.
— Je dis ça... ajouta Mme Lahuche
en ricanant amèrement, sans compléter
sa phrase.
Elle disait ça — parce que c’était
un dimanche, que les Crouzillon, leurs
successeurs, devaient venir dîner s’il
faisait beau, qu’elle avait acheté des pro
visions en conséquence et que le temps
s’était gâté à midi.
***
' — Ça ne sera rien, dit M. Lahuche,
ça n’est qu’un nuage qui passe.
— On en a vu qui passaient pendant
six semaines, observa ironiquement
Madame.
Le chat, qui ronronait sur les genoux
de sa maîtresse, choisit tout juste cet à-
propos pour se débarbouiller et passer
sa patte par-dessus son oreille.
— Allons bon! dit sa maîtresse en
l’envoyant rouler à terre.
A ce moment, un bruit de verre cassé
se fit entendre par la porte restée ou
verte.
— Bien ! Encore un coup à Dominique!
s’écria Mme Lahuche.
Elle se levait pour savoir ce qu’il
avait brisé, lorsque le nègre entra, en
marchant sur les genoux, à la poursuite
d’une grenouille qui, d’une chambre voi
sine, s’était élancée dans la salle à
manger où se trouvaient les deux
époux. — Monsieur, Madame, dit-il,
c’est en tapant sur le bocal pour faire
monter la grenouille, afin que le temps
se mette au beau...
— Imbécile ! cria Mme Lahuche.
— Madame, répondit Dominique, j’ai
vu Monsieur faire ça, et prenant en tout
modèle sur Monsieur...
Il s’excusait ainsi sans interrompre sa
chasse.
— Mais rattrape-la donc ! fit avec
colère la femme nerveuse à son mari.
Et celui-ci se mit, comme Dominique,
à poursuivre à genoux le batracien
effarouché.
•— Vous n’en viendrez pas à bout sans
moi, dit Mme Lahuche, qui, à son tour,
s’agenouilla, et tous trois se mirent à
i poursuivre la grenouille.
Ils n'avaient pas remarqué . le chat
qui suivait, de ses yeux écarquillés, les
| sauts de la petite bête et s’avançait dou
cement, à plat ventre, en tortillant Je
derrière, signe précurseur de l’élan des
chats sur une proie vivante.
Cernée de trois côtés, la grenouille
exécuta un habile mouvement tournant,
fit un bond vers la voie libre et fut at
trapée au vol par le matou qui se sauva
à toutes pattes en emportant le baro
mètre aquatique.
— Saleté de bête ! criaM. Lahuche fu
rieux; ma petite rainette à laquelle je
tenais tant !
— C’est bien fait pour toi! riposta
Madame; il te faut des chats.
— A moi? s’exclama le mari stupéfait;
elle est forte ! c’est toi qui as demandé
aux Crouzillon un des petits de leur
chatte.
— Pour te faire plaisir.
— A moi? est-ce que je t’ai jamais dit
un mot...?
Mme Lahuche suivit son idée sans
répondre, comme toute vraie femme
qui ne veut pas avoir tort : — Ah ! ils
pouvaient bien nous donner un chat,
dit-elle; ils nous doivent quatre-vingt-
mille francs dont nous ne verrons ja
mais la queue.
— Qu’est-ce que tu nous chantes?
d'abord ils en ont payé vingt mille, reste
à soixante mille; ils ont hérité de cent
cinquante mille francs; tu le sais bien.
Gomme si le brave homme n’avait
rien dit, Madame continua : —Céder une
maison comme la nôtre à des gens sans
le sou.
Et elle tira fiévreusement le cordon de
la sonnette.
i M. Lahuche cria : — Tu n’entends donc
pas ce que je te dis ? et il recommença
en pure perte: — Bon! fit-il alors, va!
ne réponds pas: comme ça tu auras
toujours raison.
— Que veux-tu que je te réponde ?
Et elle sonna avec colère.
— Si tu n’as rien à répondre, pour
quoi continues-tu à débiner les Crou-
zillon?
— Ah ! tu m’ennuies!
Puis voyantentrer Dominique :—Mais
tais-toi donc, ajouta-t-elle, ne me fais
pas de scènes devant les domestiques !
— Moi?... ah! elle est raide, dit La
huche près d’éclater...
Et pour se calmer, il alla tambouriner
sur les vitres.
***
— Je vous ai sonné au moins douze
fois, dit la dame irritée au nègre stu
péfait.
Lahuche poussa cette exclamation :
— Oh! douze fois!
Et Madame de répondre avec vivacité :
— C’est cela ! donne-moi des démentis
devant les domestiques.
— C’est à se rouler ! ajouta le mari.
Et le nègre, habitué à copier Mon
sieur, de répéter : — Douze fois! c’est à
se rouler.
— Vous voyez! s’écria l’épouse fu
rieuse; il me raille; ce n’est pas assez
qu’il vienne empester le salon de l'o-
deur de tabac.
— Je ferai remarquer à Madame que
je ne fume jamais, répondit Dominique.
Elle continua : —Avec vos horreurs de
pipes !
— Mais puisqu’il te dit, risqua Lahu
che...
Madame lui coupa la parole : — Ouvrez
la fenêtre pour laisser partir cette
odeur, au lieu de faire votre tambour
qui m’agace.
Lahuche ouvrit la fenêtre, prit le
journal le Soleil et se mit à lire.
Dominiquereprit : —Entout,je prends
modèle sur Monsieur; Monsieur ne fume
pas, je ne fume pas; Monsieur lit le So
leil, je lis le Soleil, Monsieur...
Ce mot exaspéra Mme Lahuche : — Al
lez-vous en! cria-t-elle ; le soleil! le so
leil ! c’est bien le moment d’en parler,
du soleil.
Lahuche éclata de rire:— Ah! oui,
parlons-en, dit-il.
Et Dominique de riré à son tour : —
Le mot est drôle,dit-il, mais je le connais
sais.
— Sortez ! cria Mme Lahuche avec em
portement.
Et Dominique sortit.
**
La sortie du nègre fut suivie d’un
assez long silence. Lahuche continuait à
lire son journal ; Madame, plongée dans
un fauteuil, ses jambes allongées et ses
pieds croisés, les frottait l’un contre
l'autre, en mordillant ses ongles, trahis
sant ainsi l’agitation qui l’obsédait.
Enfin, elle se leva, fit quelques pas,
sans but aucun,et ses regards étant tom
bés par hasard sur un petit capucin-ba
romètre, elle s’arrêta devant cet objet.
Le bon moine était abrité dans sa mai
1 C’était un domestique nègre qui avait
longtemps servi comme matelot; un
usage prolongé des salaisons lui avait
donné le scorbut, d’où la perte de toutes
ses dents ; de sorte que, lorsqu’il riait,
on avait l’illusion d’un pantalon noir
qui se déchire au genou. L’effet comique
était irrésistible pour la galerie, mais
jetait une espèce de ridicule sur les
maîtres de Dominique. Il savait que son
infirmité le dépréciait et il ne demandait
que des gages modestes. Pour cette,
raison, M. et Mme Lahuche l’avaient
pris à leur service et, après tout, ils
avaient un nègre, ce qui flattait leur
vanité d’anciens marchands de pâtes
alimentaires, retirés dans un asile cham
pêtre, loin des tempêtes du monde et du
vermicelle.
Ils y étaient installés depuis trois
mois, n’entendant (excepté le dimanche
où des amis venaient les voir) d’autres
voix étrangères que celle d’un perro
quet, celle, pleine d’amertume, d’une
cuisinière aigrie par l’éloignement de
toute garnison, et celle de Dominique
qu’ils avaient pris pour tout faire et qui
ne faisait rien sans casser quelque
chose.
Ges accidents réitérés l’avaient fait
prendre en grippe par Mme Lahuche, et
sans sa couleur, elle l’aurait mis à la
porte. Elle feignait de le conserver par
condescendance pour M. Lahuche qui
tenait beaucoup à lui :
— Je sais bien pourquoi tu gardes cet
imbécile, lui disait-elle un jour.
— Je le garde parce qu’il est sobre,
doux, facile à vivre ; il mange de tout.
— Oui, et puis il te flagorne.
— Comment, il me flagorne?
— Ne te répète-t-il pas sans cesse’. —
En tout je prends modèle sur Monsieur.
— Eh bien! c’est flatteur pour moi,
mais il n’y a pas là de flagornerie ; il me
■semble que, comme homme...
— Oh ! tu es irréprochable.
— Comme électeur...
— Oh l tu votes bien.
— Comme mari...
— Oh ! tu votes mal.
t — Je vote mal... je vote comme on
son. Elle frappa, de son doigt, sur Te
refuge ; le saint homme ne bougea pas.
Lahuche rompit enfin le silence en
demandant ce qu’il y avait pour dîner.
— Oh ! tu ne mourras pas de faim,ré
pondit Madame sans cesser de taquiner
le bon ermite ; tu comprends qu’ayant
compté sur les Crouzillon... qui ne vien
dront pas...
— Enfin, qu’avons-nous à manger ?
— Oh ! fricassée, rôti, poisson, lé
gumes.
— Et comme soupe ?
— Un potage à la tortue.
— Ah ! bravo !
— Oui, bravo ! parce que tu l’aimes.
— Ça n’est pas moi qui l’ai demandé,
pourquoi en as-tu fait faire ?
— Pour toi.
— Eh bien ! c’est pour moi et ça te
contrarie que je dise bravo ?
— Non, mais si c’était quelque chose
que j’aime et que tu n’aimes pas, tu ne
dirais pas bravo, et je n’aime pas la
tortue.
— Alors, il ne fallait pas en acheter.
— Charmant ! voilà ma récompense ;
c’est bien fait pour moi.
— Allons ! tu es mal disposée.
— Naturellement, tu me dis des
choses désagréables....
— Moi?
— Je suis mieux disposée que ton
imbécile de bonhomme.
'— Quel bonhomme ?
— Ton capucin... il ne veut pas sortir
de sa niche.
— Eh bien ! expulse-le par la force !
tu as la loi Ferry.
— Que c’est donc spirituel ! répondit
ironiquement Madame ; puis, avec co
lère: — Eh bien! qu’est-ce que ton nègre
attend pour mettre le couvert ?
— Il n’est que cinq heures.
— Six heures ! et Madame sonna.
— Cinq ! riposta Lahuche, et lui
mettant sa montre devant les yeux : — tu
vois !
— Elle est détraquée, ta montre. A ce
moment, la pendule sonna cinq heures :
— Tu entends ? dit le mari... cinq !
— Oh ! je n’ai pas compté.
— Naturellement ! tu aurais eu tort.
Dominique entra et, sur l’ordre de
Madame, dressa le couvert.
***
Le nègre sorti pour aller chercher le
potage :
— Il passe toujours, ce nuage, dit
Mme Lahuche d’un air narquois.
— Le médecin que j’ai rencontré ce
matin ne s’est pas trompé, répondit le
mari.
— Vous voyez bien ce nuage ? m a-
t-il dit.
— Ah ! il s’est occupé du nuage, le
médecin?Tout s’explique,ill’afait crever.
Lahuche rit du mot, et l'incident fut
suivi d’un nouveau silence, bientôt
rompu par cette exclamation de Ma
dame : — Mais, mon Dieu ! ce potage est
bien longtemps à venir.
— Dame l observa malicieusement La-
huche, un potage à la tortue.
— Voilà ! je le fais faire pour Mon-
sieur, et il ne cesse de me berner avec
cela... ah ! tu commences à m’agacer.
La patience de Lahuche était à bout :
— Tu m’agaces bien davantage, toi,
avec ta belle humeur ! dit-il en élevant
la voix.
— Je peux bien être de bonne hu
meur, riposta Madame, depuis une heure
que tu me cherches querelle I
— Moi ! c’est moi qui...?
A ce moment, le chat, qui avait mangé
la grenouille comme un simple fourrier,
rentrait et allait se frôler aux jambes de
son maître.
— Ah ! tu arrives bien! s’écria celui-ci.
Et il lui lança un coup de pied.
— C’est ça, fit Madame, passe ta co
lère sur ce pauvre animal, parce que tu
n’oses pas la passer sur moi.
Monsieur trépigna. Madame conti
nua :
— Est-ce que tu crois que depuis une
heure jene sens pas tes coupsd'épingle?
— Ah ! c’est moi qui...,?
Lahuche se crispait les poings : —En
core toi ! fit-il au chat, de nouveau dans
ses jambes, attends !
Sur ce, il le saisit par la peau du cou
et le jette par la fenêtre.
— Brute 1 sauvage ! cria Madame
exaspérée ; à mon tour ! Et elle lança
une assiette au dehors.
— Ça m’est égal ! hurla Lahuche ;
tiens! etil lança l’autre assiette ; laquelle
fut suivie d’une bouteille, lancée par Ma
dame.
Et la carafe, les verres, les couteaux,
les couverts suivirent le même chemin.
Et Dominique, entrant la soupière aux
mains, regarda cette scène avec stupé
faction, puis lança la soupière par la fe
nêtre.
— Etes-vous fou ? cria MmeLahuche.
Et Dominique répondit tranquille
ment: — En tout, je prends modèle sur
Monsieur.
Morale. — Il ne fallut qu’une poire
tombée sur la tête de Newton pour lui
révéler les lois de la pesanteur. Il ne
faut qu’une pluie qui tombe sur le tête-
à-tête des époux les plus unis pour leur
révéler le poids de l’isolement.
Jules Moinaux.
LES
Combats UC Chameaux
On connaît au moins de réputation les
combats de coqs dont les Anglais et sur
tout les Mexicains sont si friands, et les
courses de taureaux qui ont le privilège
de passionner les Espagnols.
Dans notre jeune âge, les classiques
nous ont initiés aux luttes des gladia
teurs, remplacées prosaïquement de nos
jours parles bousculades des hercules
forains.
Paris a parfois pris plaisir aux carna
ges de rats par des bull-dogs et, pour ma
part, j’ai assisté sur le Chardonneret de
Saumur à des luttes sanglantes intermi
nables. entre deux chevaux animés d’une
haine violente l’un contre l’autre, au
point qu’il était impossible de les placer
dans la même écurie et de les amener à
la même heure sur le terrain de manœu
vre ; mais jamais, jusqu’à ces dernières
années, je n’avais eu connaissance des
combats de chameaux, pourtant si goû
tés par les Arabes.
Or, au mois d’avril 1881, je goûtais les
douceurs paisibles d’une excellente gar
nison voisine de la capitale, quand mon
régiment reçut l’ordre de s’embarquer
pour la Tunisie, afin d’aider à l’extermi
nation du dernier Kroumir.
Nous restâmes onze mois dans ce pays
des croyants, des dattes et des Maures
ques, retournant le lendemain par le
I chemin parcouru la veille, marchant
parfois au hasard, souvent àl’aveuglette,
et généralement pour obéir au contré
ordre qui détruisait l’ordre précédente
On nous tira des coups de fusil aux-
quels nous répondîmes par des coups de
canon, nous achetâmes des poulets six
sous et des mouchoirs six francs. Nous
vîmes les fameuses ombres chinoises de
Tunis, les mascarades de Sfax et les
poils de la barbe du Prophète pieuse*
ment conservés à Kairouan.
Nous trouvâmes même quelques vieilles
médailles, en fouillantde vieilles ruines,
et quelques Juives ravissantes, en flânant
dans les rues.
Bref, nous conquîmes la Tunisie, qui
vengea sa défaite en nous concédant
pour rien toutes sortes de mauvaises fié*
vres.
Heureusement, ce ne fut pas tout. Nous
avions pour nous distraire le spectacle
fréquent des combats de chameaux. Is
ont toujours lieu dans les colonnes ayant
de nombreux chameaux conduits par des
chameliers de différentes tribus, et l’in-
térêt de ces combats très curieux est en-
core augmenté, pour les Arabes, par des
paris très importants.
Ces paris et ces combats sont généra-
lement le résultat d’une exagération de
tendresse de la part de certains chame-
liers qui vantent leurs chameaux en les
représentant comme les plus forts et les
plus courageux.
Les autres chameliers se piquent alors
d’amour-propre, chaque tribu amène ses
meilleurs animaux, en ayant soin toute*
fois de les museler avec une muselière
faite en tresses plates d’alfa.
Sans cette précaution, les vrais cha-
meaux, moins civilisés que ceux du Jar
din d’Acclimatation, ne tarderaient pas à
se faire des morsures, à se battre sans
y être conviés et à se mettre en sang/
i »
*"*
Pour chaque combat, on ne prend que
deux chameaux. Deux chameliers les
conduisent à l’endroit choisi pour la lutte
au moyen d’une petite corde d’alfa, et ils
les mettent aussitôt en présence nez
contre nez.
Immédiatement le cercle se forme, les
Arabes entourent les deux combattants/
ils les encouragent, les exhortent, les
excitent, soit au moyen de la parole ou
des cris, soit même en les poussant l’un,
contre l’autre et en leur frottant le nez à
la manière dont le marquis de la Feuil-
lade frotta certain jour contre les bou
tons de son habit, pour se venger, le nez
de Molière.
Ordinairement les deux animaux se
serrent côte à côte enfournant sur place.
G’est à cet instant qu’ils se rengorgent
en faisant le cou de cygne et produisent
un gloussement au moyen d’une poche
assez semblable à une vessie rouge
qu’ils font sortir d’un côté de la bouche
pour la ravaler ensuite.
Presque toujours l’un des combattants
accepte le rôle passif. Ne cherchant pas
à attaquer son adversaire, il se contente
de tourner sans cesse, pour ne pas lui
donner prise sur son encolure.
L’autre,voyant que son adversaire l’é
vite, allonge ses grandes jambes et em
ploie tous ses efforts à mettre son long
cou sur celui du chameau qui le combat.
S’il parvient à ce résultat,il passe sa tête
entre ses jambes de devant,et si son ad
versaire est faible d’encolure, il le fait
tomber sur les genoux, le pousse alors
avec les épaules, mais ayant lui-même la
tête prise sous le vaincu, il ne peut que
rarement le renverser tout à fait.
D’ailleurs,à cette phase du combat, les
spectateurs cessent d’exciter les deux
chameaux, et leurs maîtres les repren
nent.
Il arrive aussi fort souvent que celui
des deux chameaux qui a fait tomber
son adversaire sur les genoux tombe à
son tour. Sa tête étant prise sous l'ani
mal tombé, le vaincu, dont la tête reste
libre, tordant son cou, reprend son
avantage et terrasse le vainqueur.
Les Arabes poussent alors des cris
frénétiques, des hurrahs, des bravos. Ils
trépignent des pieds, battent des mains,
se poussent, se bousculent, pour mieux
voir et mieux encourager le vainqueur,
pour mieux exciter le vaincu.
Quelquefois aussi les deux chameaux
se relèvent. L’un prend la fuite pour
suivi au trot par l’autre. Tous les deux,
la tête haute, le cou tendu en avant,pas
sent au travers de la foule en renversant
quelques personnes.
Chacun s’écarte, en riant ou en criant,
suivant la tribu à laquelle appartient le
fuyard, et tous les spectateurs suivent à
la course les deux animaux.
S’ils sont forts et bien assemblés, la
lutte peut durer longtemps sans résul
tat. J’ai vu d’énormes chameaux se pré
cipiter sur l’encolure de leur adversaire
sans pouvoir la faire plier. Ils se fai
saient même entièrement porter sur le
cou en tournant plusieurs fois, dressés
sur leurs jambes de derrière.
***
Après la lutte, le vainqueur est em
mené en triomphe. On le choie, on l’em
brasse même.On le caresse.il est bourré
d’orge,et pendant qu’avec son air béat il
se restaure, les compliments lui pieu-
vent sur le dos. S’il appartenait au
monde théâtral, on ne le traiterait pas
mieux.
« Oui, tu es grand !... Oui, tu es le di
gne fils d’une race noble !... Tu es né
pour porter les plus courageux guer
riers... tu n'es pas le fils d’un Juif et la
sang pur coule dans ton cœur. »
Quelquefois encore, les chameaux re
fusant l’attaque, le combat n’a pas de
résultat.
Alors, leurs maîtres les emmènent en
disant à chacun d’eux.
« Comme lui,tu es fort !... Comme lui,
tu es courageux!... »
Seulement l’orge fait défaut.
Quand ce fait se produit, rarement la
lutte se termine ainsi. Il y a toujours
parmi les Arabes spectateurs un sport-
man désireux d’engager un pari nou
veau avec l’un des deux combattants.
Tels sont ces combats qui passionnent
les Arabes au moins autant que les cour
ses de taureaux mettent en effervescence
les cerveaux espagnols et que le derby
enthousiasme les cervelles anglaises.
Il suffisait que la colonne ait un jour
ou deux de repos pour que nous fussions
gratifiés de ce spectacle auquel nous
avions pris en peu de temps un goût très
vif.
Les paris étaient nombreux quoique
modestes : notre bourse peu garnie ne
nous permettant pas les folies.
Connaissant très bien les meilleurs
combattants,nous leur avions donné des
noms héroïques adoptés dans la suite
par les Arabes, et ceux-là on les prenait
à égalité.
Un joyeux camarade animait encore
la situation en faisant le boniment et
remplaçait à la cote les bookmakers ab
sents.
Enfin, nous partagions pleinement le
LE FIGARO — SAMEDI 15 JANVIER 1887
passe pour ce qu’on appelle en Améri
que A Good Fellow (un bon garçon),
mais avec lequel il ne faut pas être trop
familier.
Henry Haynie.
Semocasc=r==xx=x==-====x=x==========================*==
MON BUREAU
une grande connaissance des mines de
la Nevada, et la religion ne compte
guère quand il y a de l’argent à gagner.
Quelque temps après, ils s’associèrent
et, pendand des années, tous les quatre
agiront en commun. Pour les débuts,
Flood et O'Brien avaient fourni le capi
tal ; Fair et Mackay leur expérience. Ils
ont fait rapidement fortune, mais pas
encore assez, à leur gré. Plus tard, ils
ont acquis la plus grande partie des ac
tions des mines « Consolidated Virginia »
et « California ». Peu à peu ils ont pris
la haute main sur les mines du « Coms-
tock ». C’est alors que fut découvert le
premier « Bonanza » et bientôt, en 1874, }
le « grand Bonanza ». Aujourd’hui :
tous les quatre sont plusieurs fois archi-
millionnaires.
***
Les actions de la « Consolidated Vir
ginia » montèrent en quelques jours de
200 francs à 4000. San Francisco fut pris
d’un vertige de spéculation. Des prix
fabuleux furent payés pour de simples
trous dans la terre, à condition toutefois
que ces trous se trouvassent dans la
Nevada. De pauvres ouvriers qui déjeu
naient le matin pour quinze sous dî
naient le soir de perdreaux arrosés de
champagne frappé. Par contre, des i
hommas se levaient riches le matin, qui,
ayant tout perdu dans les spéculations,
finissaient leur journée en se précipi
tant dans la baie, ou en se brûlant la
cervelle. Des crieurs de journaux ache
taient au prix d’un franc des « wildcats »
(chat sauvage). C'est le nom qu'on donne,
aux Etats-Unis, à des Compagnies qui
reposent sur des bases plus ou moins ima
ginaires. Dix heures après, ils les re
vendaient à 125 francs. Une femme de
chambre de ï Occidental Hôtel a gagné
75,000 dollars en quinze jours ; elle re
tourna alors dans son pays natal près
de Dublin, et son neveu est actuellement •
membre du Parlement d’Angleterre. •
Des palefreniers, des cireurs de bottes,
des boutiquiers, des couturières, des ,
institutrices, comme des hommes d’af
faires et des boursiers, sont parvenus à .
la fortune de la même façon. Cette fiè
vre de spéculation s’étendit jusqu’à
New-York et Boston. Votre domestique ,
d’hier est votre propriétaire aujourd’hui.
Tout le monde spéculait. J’ai connu in
timement un jeune homme qui était at- :
taché au même journal que moi, mais
plus bohème : il était toujours sans le
sou. Nous vînmes ensemble àNew-York,
moi pour entrer à la rédaction du •
Times, lui dans celle de UEvening
Mail. En 1875, je me décidai à venir à
Paris; la veille de mon départ, mon con
frère vint me trouver et, me racontant .
ses déboires, m’emprunta tout ce dont 1
je pouvais disposer. Le temps passait, |
je n’avais toujours pas de ses nouvelles. |
A l’automne de 1880, je retournai aux
Etats-Unis. A notre arrivée à New-York, .
quelques bons amis, sachant que j’étais
sur le paquebot, vinrent à ma rencontre, 1
à l’entrée de la baie, me prirent sur leur
yacht et, deux heures après, nous étions
attablés au célèbre restaurant Del-
monico, pour déjeuner. Avant la fin du
repas, un des convives, mon ami le doc
teur G. M. Richmond, s’excusa, disant
qu’il avait rendez-vous avec une cliente
très swell, Mme R... Le nom me frappa
mais je ne dis rien.
— « Je vous demande mille pardons,
dit-il à Mme R... en entrant dans son
cabinet, de vous avoir fait attendre,
mais j’ai été retardé par le plaisir de
retrouver mon ami Haynie, qui nous
revient de Paris où il a passé plusieurs
années.
— » Quel nom avez-vous prononcé ?
fit Mme R... Le docteur le répéta.
— » Mais je le -connais ! c’est-à-dire
j’ai souvent entendu parler de lui par
mon mari. »
Et alors elle raconta au docteur
que c’était moi qui avais prêté à
son mari quelques dollars avec les- i
quels il avait spéculé sur les mines 7
d’argent ; que la chance l’avait favorisé
et que les bénéfices se montaient à plus
de 15 millions. Le lendemain, M. R...
vint me trouver et, en me confirmant
en tous points ce que sa femme avait
dit au docteur, me remboursa capital et
intérêts.
***
Dans toutes ces énormes spéculations ■
— cela se passait il y a 14 ou 15 ans —
Flood, Fair et Mackay étaient les plus
forts agioteurs. O’Brien se contentait de
regarder, mais sa fortune ne grossissait
pas moins de jour en jour. James Wec-
ker et Sandy Austin étaient leurs agents
de change particuliers. Tout, dans les >
bureaux de ces courtiers, était monté sur 1
un ton de magnificence orientale. Ils
donnèrent à leur caissier principal des
appointements de 5,000 francs par mois,
et leurs bénéfices étaient d'environ
100,000 francs par mois chacun. Après
quelque temps, les secrets des«Bonanza
Kings » étaient connus. On the Street
(sur la rue, c’est-à-dire par la coulisse),
Wacker et Austin reçurent avis que si le •
traître n’était pas découvert, tous les
intérêts de Flood, Mackay, Fair et O’Brien
seraient confiés à d’autres mains. Un
secret de la plus haute importance
échappe ; les agents de change n’ont
pas su découvrir le traître et ils ont
perdu leurs clients. En 1878, ils étaient
si complètement ruinés que l’un se sui
cida ; l’autre est aujourd’hui dans une
maison de fous. C’était le caissier prin
cipal lui-même, qui avait trahi les se
crets de la maison. Aujourd’hui, il
habite un palais qui lui a coûté 500,000
dollars et il passe pour un homme très
dévot.
On m’a assuré que les Silver Kings
(rois d’argent — c’est ainsi qu’on les a
baptisés) ont tiré plus d’un milliard de :
leurs mines de Bonanza. Mackay et Fair •
étaient les seuls qui eurent des goûts en !
rapport avec ces richesses colossales.
O’Brien est mort. Son plus grand plai
sir était de jouer aux cartes, n’importe
avec qui, n’importe en quel endroit. Il
sortait d’une brasserie du plus bas étage
pour rentrer dans son hôtel qui lui coû
tait plus d’un million de dollars. Flood .
vit encore, mais il est vieux, et sa santé |
est si délabrée que la vie ne lui procure '
plus aucun plaisir. Mackay et Fair
jouissent mieux de leur fortune, mais ce
dernier a aussi ses ennuis causés par
l’inconduite de son fils.
Tout le monde à Paris connaît Mme '
Mackay, mais très peu de gens connais
sent le Silver King... Plus instruit que
ses trois associés, il est aussi celui des
quatre qui est devenu le plus riche. On
estime sa fortune à 300 millions, mais je
crois que c’est un peu exagéré. Il est
président de la Nevada Bank à San Fran
cisco et New-York, et propriétaire de la
Commercial Cable Company. Il vient i
quelquefois à Paris et à Londres, mais
il n’aime guère l’Europe. De temps à
autre, il va à Virginia City, où sont si- ,
tuées ses mines, pour voir si l’on ne |
gaspille pas trop son argent. Il est géné- i
reux mais il cache le bien qu’il fait. Il a i
aidé beaucoup de jeunes gens à s’établir, ; )
Un homme d’esprit, M. Delaroa, a publié, il
y a quelques années, d’amusantes Patenoires
d'un surnuméraire. Un autre homme d’esprit,
M. Depré, chante aujourd’hui Les Gens de bu
reau. Ce monologue que M. Coquelin aîné a dit
avec le succès qu’on devine, et qu’il emporte en
ce moment dans sa grande tournée, n’a pas été
publié jusqu’ici. Nous, sommes heureux d’en
offrir la primeur dans le Supplément littéraire.
IX
Ai-je, le soir,
Le moindre espoir
D’un tête-à-tête ?
Foin du repos !
Je tends le dos
A la tempête :
Ma femme, hélas I
N’arrête pas...
Il faut l’entendre
Crier haro,
Et m’entreprendre
Sur mon bureau I
X
Elle prétend
Qu’en me butant
A mon pupitre
J’ai, par mon sort,.
Quelque rapport
Avec une huître ;
Que, lorsqu’on dort,
On fait du tort
A sa famille
De rester trop
Dans la coquille
De son bureau.
XI
Or, c’est toujours
Même discours,
Pour mon martyre..
Que fais-je, moi ?
Je me tiens coi,
Je laisse dire.
Puis, le matin,
Sans aucun train,
Je file, file,
Et vais piano
Vivre tranquille
Dans mon bureau.
XII.
Là, c’est charmant...
Quel changement
En toute chose !..
Là, plus d’émoi ;
Je suis chez moi :
Je me repose.
Je ne fais rien,
Et suis si bien,
Calme et paisible,
Comme un poteau
inamovible,
Dans mon bureau 1
XIII
D’aucuns sont nés
Gens fortunés
Pour être artistes,
Rois, perruquiers,
Mouchards, banquiers.
Jockeys, dentistes,
Ambassadeurs,
Garçons frotteurs ,
J’aurais pu naître
Prince ou bedeau :
J’étais pour être
Dans mon bureau.
XIV
Chacun son goût :
J’aime avant tout 1
Ma dépendance.
Quand en secret
On m’offrirait
La présidence,
Même en ce cas
Je ne veux pas,
Ferme et tenace
Jusqu’au tombeau,
Changer de place
Dans mon bureau.
Ernest Depré.
DOMINIQUE
SCÈNES DE LA VIE BOURGEOISE
MONOLOGUE
I
Il est des gens
Fort exigeants
Que ne contente :
Jamais leur sort. ;
Ils ont bien tort ?
Rien ne me tente* |
Tel que je suis,
Heureux je vis...
C’est que sur terre
Rien n’est si beau
Qu’un ministère,...
Que mon bureau 1 ,
il
V .
Un corridor
Mène d’abord
A l’antichambre.
Il y fait chaud (
Autant qu’il faut, |
Même en décembre. |
L’été, j’y vais ;
Il y fait frais...
Quand, sous l’ombrelle
Ou le manteau,
On brûle, on gèle,
Loin du bureau.
III
Chaque matin.
J’y suis certain
D’avoir ma place...
Pas celle-ci...
Non... l’autre... ici...
Près de la glace.
J’ai mon papier.
Mon encrier,
Une patère
Pour mon chapeau.
Et l’atmosphère
De mon bureau.
IV
Depuis longtemps
Depuis vingt ans,
(J’entrai fort jeune D
C’est toujours là
Du même plat
Que je déjeune.
Un bon bifteck
Souvent trop sec.
De l’eau rougie,
Quelque gâteau,.
Telle est l’orgie
De mon bureau.
V
Comme avant tout
il faut beaucoup
D’exactitude,
Très vite on prend.
Le doux courant
De l’habitude.
C’est à ce point
Qu’il ne sied point
Qu’on vous dérange,
Car le nouveau
Paraît étrange
Dans un bureau.
Vf
L’oiseau, le vent,
Le fleuve lent
Qui passe l’arche.
Tout, tout se meut,
L’eau, quand il pleut,
Le temps qui marche.
Et j’ai vu, moi,
Tourner la loi !..
Du blanc au rouge
Change un drapeau...
Mais rien ne bouge
Dans mon bureau.
VII
Un peu, très peu,
Le moins qu’on peut
On y travaille.
Si l’on est gai,
Ou fatigué,
On rit, on bâille,...
On dort souvent ;
Le jour suivant,
On recommence.
Ainsi que l’eau
Va l’existence
Dans un bureau.
VIII
Oui, mais voilà..
Ce bonheur-là,
On l’empoisonne :
Car, entre nous,
Je suis l’époux
D’une personne
Pleine d’attraits,
J’en conviens, mais.
Qui considère
Comme un fléau
Mon ministère
Et mon bur eau.
vote au bout de vingt-cinq ans de mé
nage.
— Je dis ça... ajouta Mme Lahuche
en ricanant amèrement, sans compléter
sa phrase.
Elle disait ça — parce que c’était
un dimanche, que les Crouzillon, leurs
successeurs, devaient venir dîner s’il
faisait beau, qu’elle avait acheté des pro
visions en conséquence et que le temps
s’était gâté à midi.
***
' — Ça ne sera rien, dit M. Lahuche,
ça n’est qu’un nuage qui passe.
— On en a vu qui passaient pendant
six semaines, observa ironiquement
Madame.
Le chat, qui ronronait sur les genoux
de sa maîtresse, choisit tout juste cet à-
propos pour se débarbouiller et passer
sa patte par-dessus son oreille.
— Allons bon! dit sa maîtresse en
l’envoyant rouler à terre.
A ce moment, un bruit de verre cassé
se fit entendre par la porte restée ou
verte.
— Bien ! Encore un coup à Dominique!
s’écria Mme Lahuche.
Elle se levait pour savoir ce qu’il
avait brisé, lorsque le nègre entra, en
marchant sur les genoux, à la poursuite
d’une grenouille qui, d’une chambre voi
sine, s’était élancée dans la salle à
manger où se trouvaient les deux
époux. — Monsieur, Madame, dit-il,
c’est en tapant sur le bocal pour faire
monter la grenouille, afin que le temps
se mette au beau...
— Imbécile ! cria Mme Lahuche.
— Madame, répondit Dominique, j’ai
vu Monsieur faire ça, et prenant en tout
modèle sur Monsieur...
Il s’excusait ainsi sans interrompre sa
chasse.
— Mais rattrape-la donc ! fit avec
colère la femme nerveuse à son mari.
Et celui-ci se mit, comme Dominique,
à poursuivre à genoux le batracien
effarouché.
•— Vous n’en viendrez pas à bout sans
moi, dit Mme Lahuche, qui, à son tour,
s’agenouilla, et tous trois se mirent à
i poursuivre la grenouille.
Ils n'avaient pas remarqué . le chat
qui suivait, de ses yeux écarquillés, les
| sauts de la petite bête et s’avançait dou
cement, à plat ventre, en tortillant Je
derrière, signe précurseur de l’élan des
chats sur une proie vivante.
Cernée de trois côtés, la grenouille
exécuta un habile mouvement tournant,
fit un bond vers la voie libre et fut at
trapée au vol par le matou qui se sauva
à toutes pattes en emportant le baro
mètre aquatique.
— Saleté de bête ! criaM. Lahuche fu
rieux; ma petite rainette à laquelle je
tenais tant !
— C’est bien fait pour toi! riposta
Madame; il te faut des chats.
— A moi? s’exclama le mari stupéfait;
elle est forte ! c’est toi qui as demandé
aux Crouzillon un des petits de leur
chatte.
— Pour te faire plaisir.
— A moi? est-ce que je t’ai jamais dit
un mot...?
Mme Lahuche suivit son idée sans
répondre, comme toute vraie femme
qui ne veut pas avoir tort : — Ah ! ils
pouvaient bien nous donner un chat,
dit-elle; ils nous doivent quatre-vingt-
mille francs dont nous ne verrons ja
mais la queue.
— Qu’est-ce que tu nous chantes?
d'abord ils en ont payé vingt mille, reste
à soixante mille; ils ont hérité de cent
cinquante mille francs; tu le sais bien.
Gomme si le brave homme n’avait
rien dit, Madame continua : —Céder une
maison comme la nôtre à des gens sans
le sou.
Et elle tira fiévreusement le cordon de
la sonnette.
i M. Lahuche cria : — Tu n’entends donc
pas ce que je te dis ? et il recommença
en pure perte: — Bon! fit-il alors, va!
ne réponds pas: comme ça tu auras
toujours raison.
— Que veux-tu que je te réponde ?
Et elle sonna avec colère.
— Si tu n’as rien à répondre, pour
quoi continues-tu à débiner les Crou-
zillon?
— Ah ! tu m’ennuies!
Puis voyantentrer Dominique :—Mais
tais-toi donc, ajouta-t-elle, ne me fais
pas de scènes devant les domestiques !
— Moi?... ah! elle est raide, dit La
huche près d’éclater...
Et pour se calmer, il alla tambouriner
sur les vitres.
***
— Je vous ai sonné au moins douze
fois, dit la dame irritée au nègre stu
péfait.
Lahuche poussa cette exclamation :
— Oh! douze fois!
Et Madame de répondre avec vivacité :
— C’est cela ! donne-moi des démentis
devant les domestiques.
— C’est à se rouler ! ajouta le mari.
Et le nègre, habitué à copier Mon
sieur, de répéter : — Douze fois! c’est à
se rouler.
— Vous voyez! s’écria l’épouse fu
rieuse; il me raille; ce n’est pas assez
qu’il vienne empester le salon de l'o-
deur de tabac.
— Je ferai remarquer à Madame que
je ne fume jamais, répondit Dominique.
Elle continua : —Avec vos horreurs de
pipes !
— Mais puisqu’il te dit, risqua Lahu
che...
Madame lui coupa la parole : — Ouvrez
la fenêtre pour laisser partir cette
odeur, au lieu de faire votre tambour
qui m’agace.
Lahuche ouvrit la fenêtre, prit le
journal le Soleil et se mit à lire.
Dominiquereprit : —Entout,je prends
modèle sur Monsieur; Monsieur ne fume
pas, je ne fume pas; Monsieur lit le So
leil, je lis le Soleil, Monsieur...
Ce mot exaspéra Mme Lahuche : — Al
lez-vous en! cria-t-elle ; le soleil! le so
leil ! c’est bien le moment d’en parler,
du soleil.
Lahuche éclata de rire:— Ah! oui,
parlons-en, dit-il.
Et Dominique de riré à son tour : —
Le mot est drôle,dit-il, mais je le connais
sais.
— Sortez ! cria Mme Lahuche avec em
portement.
Et Dominique sortit.
**
La sortie du nègre fut suivie d’un
assez long silence. Lahuche continuait à
lire son journal ; Madame, plongée dans
un fauteuil, ses jambes allongées et ses
pieds croisés, les frottait l’un contre
l'autre, en mordillant ses ongles, trahis
sant ainsi l’agitation qui l’obsédait.
Enfin, elle se leva, fit quelques pas,
sans but aucun,et ses regards étant tom
bés par hasard sur un petit capucin-ba
romètre, elle s’arrêta devant cet objet.
Le bon moine était abrité dans sa mai
1 C’était un domestique nègre qui avait
longtemps servi comme matelot; un
usage prolongé des salaisons lui avait
donné le scorbut, d’où la perte de toutes
ses dents ; de sorte que, lorsqu’il riait,
on avait l’illusion d’un pantalon noir
qui se déchire au genou. L’effet comique
était irrésistible pour la galerie, mais
jetait une espèce de ridicule sur les
maîtres de Dominique. Il savait que son
infirmité le dépréciait et il ne demandait
que des gages modestes. Pour cette,
raison, M. et Mme Lahuche l’avaient
pris à leur service et, après tout, ils
avaient un nègre, ce qui flattait leur
vanité d’anciens marchands de pâtes
alimentaires, retirés dans un asile cham
pêtre, loin des tempêtes du monde et du
vermicelle.
Ils y étaient installés depuis trois
mois, n’entendant (excepté le dimanche
où des amis venaient les voir) d’autres
voix étrangères que celle d’un perro
quet, celle, pleine d’amertume, d’une
cuisinière aigrie par l’éloignement de
toute garnison, et celle de Dominique
qu’ils avaient pris pour tout faire et qui
ne faisait rien sans casser quelque
chose.
Ges accidents réitérés l’avaient fait
prendre en grippe par Mme Lahuche, et
sans sa couleur, elle l’aurait mis à la
porte. Elle feignait de le conserver par
condescendance pour M. Lahuche qui
tenait beaucoup à lui :
— Je sais bien pourquoi tu gardes cet
imbécile, lui disait-elle un jour.
— Je le garde parce qu’il est sobre,
doux, facile à vivre ; il mange de tout.
— Oui, et puis il te flagorne.
— Comment, il me flagorne?
— Ne te répète-t-il pas sans cesse’. —
En tout je prends modèle sur Monsieur.
— Eh bien! c’est flatteur pour moi,
mais il n’y a pas là de flagornerie ; il me
■semble que, comme homme...
— Oh ! tu es irréprochable.
— Comme électeur...
— Oh l tu votes bien.
— Comme mari...
— Oh ! tu votes mal.
t — Je vote mal... je vote comme on
son. Elle frappa, de son doigt, sur Te
refuge ; le saint homme ne bougea pas.
Lahuche rompit enfin le silence en
demandant ce qu’il y avait pour dîner.
— Oh ! tu ne mourras pas de faim,ré
pondit Madame sans cesser de taquiner
le bon ermite ; tu comprends qu’ayant
compté sur les Crouzillon... qui ne vien
dront pas...
— Enfin, qu’avons-nous à manger ?
— Oh ! fricassée, rôti, poisson, lé
gumes.
— Et comme soupe ?
— Un potage à la tortue.
— Ah ! bravo !
— Oui, bravo ! parce que tu l’aimes.
— Ça n’est pas moi qui l’ai demandé,
pourquoi en as-tu fait faire ?
— Pour toi.
— Eh bien ! c’est pour moi et ça te
contrarie que je dise bravo ?
— Non, mais si c’était quelque chose
que j’aime et que tu n’aimes pas, tu ne
dirais pas bravo, et je n’aime pas la
tortue.
— Alors, il ne fallait pas en acheter.
— Charmant ! voilà ma récompense ;
c’est bien fait pour moi.
— Allons ! tu es mal disposée.
— Naturellement, tu me dis des
choses désagréables....
— Moi?
— Je suis mieux disposée que ton
imbécile de bonhomme.
'— Quel bonhomme ?
— Ton capucin... il ne veut pas sortir
de sa niche.
— Eh bien ! expulse-le par la force !
tu as la loi Ferry.
— Que c’est donc spirituel ! répondit
ironiquement Madame ; puis, avec co
lère: — Eh bien! qu’est-ce que ton nègre
attend pour mettre le couvert ?
— Il n’est que cinq heures.
— Six heures ! et Madame sonna.
— Cinq ! riposta Lahuche, et lui
mettant sa montre devant les yeux : — tu
vois !
— Elle est détraquée, ta montre. A ce
moment, la pendule sonna cinq heures :
— Tu entends ? dit le mari... cinq !
— Oh ! je n’ai pas compté.
— Naturellement ! tu aurais eu tort.
Dominique entra et, sur l’ordre de
Madame, dressa le couvert.
***
Le nègre sorti pour aller chercher le
potage :
— Il passe toujours, ce nuage, dit
Mme Lahuche d’un air narquois.
— Le médecin que j’ai rencontré ce
matin ne s’est pas trompé, répondit le
mari.
— Vous voyez bien ce nuage ? m a-
t-il dit.
— Ah ! il s’est occupé du nuage, le
médecin?Tout s’explique,ill’afait crever.
Lahuche rit du mot, et l'incident fut
suivi d’un nouveau silence, bientôt
rompu par cette exclamation de Ma
dame : — Mais, mon Dieu ! ce potage est
bien longtemps à venir.
— Dame l observa malicieusement La-
huche, un potage à la tortue.
— Voilà ! je le fais faire pour Mon-
sieur, et il ne cesse de me berner avec
cela... ah ! tu commences à m’agacer.
La patience de Lahuche était à bout :
— Tu m’agaces bien davantage, toi,
avec ta belle humeur ! dit-il en élevant
la voix.
— Je peux bien être de bonne hu
meur, riposta Madame, depuis une heure
que tu me cherches querelle I
— Moi ! c’est moi qui...?
A ce moment, le chat, qui avait mangé
la grenouille comme un simple fourrier,
rentrait et allait se frôler aux jambes de
son maître.
— Ah ! tu arrives bien! s’écria celui-ci.
Et il lui lança un coup de pied.
— C’est ça, fit Madame, passe ta co
lère sur ce pauvre animal, parce que tu
n’oses pas la passer sur moi.
Monsieur trépigna. Madame conti
nua :
— Est-ce que tu crois que depuis une
heure jene sens pas tes coupsd'épingle?
— Ah ! c’est moi qui...,?
Lahuche se crispait les poings : —En
core toi ! fit-il au chat, de nouveau dans
ses jambes, attends !
Sur ce, il le saisit par la peau du cou
et le jette par la fenêtre.
— Brute 1 sauvage ! cria Madame
exaspérée ; à mon tour ! Et elle lança
une assiette au dehors.
— Ça m’est égal ! hurla Lahuche ;
tiens! etil lança l’autre assiette ; laquelle
fut suivie d’une bouteille, lancée par Ma
dame.
Et la carafe, les verres, les couteaux,
les couverts suivirent le même chemin.
Et Dominique, entrant la soupière aux
mains, regarda cette scène avec stupé
faction, puis lança la soupière par la fe
nêtre.
— Etes-vous fou ? cria MmeLahuche.
Et Dominique répondit tranquille
ment: — En tout, je prends modèle sur
Monsieur.
Morale. — Il ne fallut qu’une poire
tombée sur la tête de Newton pour lui
révéler les lois de la pesanteur. Il ne
faut qu’une pluie qui tombe sur le tête-
à-tête des époux les plus unis pour leur
révéler le poids de l’isolement.
Jules Moinaux.
LES
Combats UC Chameaux
On connaît au moins de réputation les
combats de coqs dont les Anglais et sur
tout les Mexicains sont si friands, et les
courses de taureaux qui ont le privilège
de passionner les Espagnols.
Dans notre jeune âge, les classiques
nous ont initiés aux luttes des gladia
teurs, remplacées prosaïquement de nos
jours parles bousculades des hercules
forains.
Paris a parfois pris plaisir aux carna
ges de rats par des bull-dogs et, pour ma
part, j’ai assisté sur le Chardonneret de
Saumur à des luttes sanglantes intermi
nables. entre deux chevaux animés d’une
haine violente l’un contre l’autre, au
point qu’il était impossible de les placer
dans la même écurie et de les amener à
la même heure sur le terrain de manœu
vre ; mais jamais, jusqu’à ces dernières
années, je n’avais eu connaissance des
combats de chameaux, pourtant si goû
tés par les Arabes.
Or, au mois d’avril 1881, je goûtais les
douceurs paisibles d’une excellente gar
nison voisine de la capitale, quand mon
régiment reçut l’ordre de s’embarquer
pour la Tunisie, afin d’aider à l’extermi
nation du dernier Kroumir.
Nous restâmes onze mois dans ce pays
des croyants, des dattes et des Maures
ques, retournant le lendemain par le
I chemin parcouru la veille, marchant
parfois au hasard, souvent àl’aveuglette,
et généralement pour obéir au contré
ordre qui détruisait l’ordre précédente
On nous tira des coups de fusil aux-
quels nous répondîmes par des coups de
canon, nous achetâmes des poulets six
sous et des mouchoirs six francs. Nous
vîmes les fameuses ombres chinoises de
Tunis, les mascarades de Sfax et les
poils de la barbe du Prophète pieuse*
ment conservés à Kairouan.
Nous trouvâmes même quelques vieilles
médailles, en fouillantde vieilles ruines,
et quelques Juives ravissantes, en flânant
dans les rues.
Bref, nous conquîmes la Tunisie, qui
vengea sa défaite en nous concédant
pour rien toutes sortes de mauvaises fié*
vres.
Heureusement, ce ne fut pas tout. Nous
avions pour nous distraire le spectacle
fréquent des combats de chameaux. Is
ont toujours lieu dans les colonnes ayant
de nombreux chameaux conduits par des
chameliers de différentes tribus, et l’in-
térêt de ces combats très curieux est en-
core augmenté, pour les Arabes, par des
paris très importants.
Ces paris et ces combats sont généra-
lement le résultat d’une exagération de
tendresse de la part de certains chame-
liers qui vantent leurs chameaux en les
représentant comme les plus forts et les
plus courageux.
Les autres chameliers se piquent alors
d’amour-propre, chaque tribu amène ses
meilleurs animaux, en ayant soin toute*
fois de les museler avec une muselière
faite en tresses plates d’alfa.
Sans cette précaution, les vrais cha-
meaux, moins civilisés que ceux du Jar
din d’Acclimatation, ne tarderaient pas à
se faire des morsures, à se battre sans
y être conviés et à se mettre en sang/
i »
*"*
Pour chaque combat, on ne prend que
deux chameaux. Deux chameliers les
conduisent à l’endroit choisi pour la lutte
au moyen d’une petite corde d’alfa, et ils
les mettent aussitôt en présence nez
contre nez.
Immédiatement le cercle se forme, les
Arabes entourent les deux combattants/
ils les encouragent, les exhortent, les
excitent, soit au moyen de la parole ou
des cris, soit même en les poussant l’un,
contre l’autre et en leur frottant le nez à
la manière dont le marquis de la Feuil-
lade frotta certain jour contre les bou
tons de son habit, pour se venger, le nez
de Molière.
Ordinairement les deux animaux se
serrent côte à côte enfournant sur place.
G’est à cet instant qu’ils se rengorgent
en faisant le cou de cygne et produisent
un gloussement au moyen d’une poche
assez semblable à une vessie rouge
qu’ils font sortir d’un côté de la bouche
pour la ravaler ensuite.
Presque toujours l’un des combattants
accepte le rôle passif. Ne cherchant pas
à attaquer son adversaire, il se contente
de tourner sans cesse, pour ne pas lui
donner prise sur son encolure.
L’autre,voyant que son adversaire l’é
vite, allonge ses grandes jambes et em
ploie tous ses efforts à mettre son long
cou sur celui du chameau qui le combat.
S’il parvient à ce résultat,il passe sa tête
entre ses jambes de devant,et si son ad
versaire est faible d’encolure, il le fait
tomber sur les genoux, le pousse alors
avec les épaules, mais ayant lui-même la
tête prise sous le vaincu, il ne peut que
rarement le renverser tout à fait.
D’ailleurs,à cette phase du combat, les
spectateurs cessent d’exciter les deux
chameaux, et leurs maîtres les repren
nent.
Il arrive aussi fort souvent que celui
des deux chameaux qui a fait tomber
son adversaire sur les genoux tombe à
son tour. Sa tête étant prise sous l'ani
mal tombé, le vaincu, dont la tête reste
libre, tordant son cou, reprend son
avantage et terrasse le vainqueur.
Les Arabes poussent alors des cris
frénétiques, des hurrahs, des bravos. Ils
trépignent des pieds, battent des mains,
se poussent, se bousculent, pour mieux
voir et mieux encourager le vainqueur,
pour mieux exciter le vaincu.
Quelquefois aussi les deux chameaux
se relèvent. L’un prend la fuite pour
suivi au trot par l’autre. Tous les deux,
la tête haute, le cou tendu en avant,pas
sent au travers de la foule en renversant
quelques personnes.
Chacun s’écarte, en riant ou en criant,
suivant la tribu à laquelle appartient le
fuyard, et tous les spectateurs suivent à
la course les deux animaux.
S’ils sont forts et bien assemblés, la
lutte peut durer longtemps sans résul
tat. J’ai vu d’énormes chameaux se pré
cipiter sur l’encolure de leur adversaire
sans pouvoir la faire plier. Ils se fai
saient même entièrement porter sur le
cou en tournant plusieurs fois, dressés
sur leurs jambes de derrière.
***
Après la lutte, le vainqueur est em
mené en triomphe. On le choie, on l’em
brasse même.On le caresse.il est bourré
d’orge,et pendant qu’avec son air béat il
se restaure, les compliments lui pieu-
vent sur le dos. S’il appartenait au
monde théâtral, on ne le traiterait pas
mieux.
« Oui, tu es grand !... Oui, tu es le di
gne fils d’une race noble !... Tu es né
pour porter les plus courageux guer
riers... tu n'es pas le fils d’un Juif et la
sang pur coule dans ton cœur. »
Quelquefois encore, les chameaux re
fusant l’attaque, le combat n’a pas de
résultat.
Alors, leurs maîtres les emmènent en
disant à chacun d’eux.
« Comme lui,tu es fort !... Comme lui,
tu es courageux!... »
Seulement l’orge fait défaut.
Quand ce fait se produit, rarement la
lutte se termine ainsi. Il y a toujours
parmi les Arabes spectateurs un sport-
man désireux d’engager un pari nou
veau avec l’un des deux combattants.
Tels sont ces combats qui passionnent
les Arabes au moins autant que les cour
ses de taureaux mettent en effervescence
les cerveaux espagnols et que le derby
enthousiasme les cervelles anglaises.
Il suffisait que la colonne ait un jour
ou deux de repos pour que nous fussions
gratifiés de ce spectacle auquel nous
avions pris en peu de temps un goût très
vif.
Les paris étaient nombreux quoique
modestes : notre bourse peu garnie ne
nous permettant pas les folies.
Connaissant très bien les meilleurs
combattants,nous leur avions donné des
noms héroïques adoptés dans la suite
par les Arabes, et ceux-là on les prenait
à égalité.
Un joyeux camarade animait encore
la situation en faisant le boniment et
remplaçait à la cote les bookmakers ab
sents.
Enfin, nous partagions pleinement le
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