Un écrivain sans livreFrançois Bon

Lettre manuscrite

Le livre est venu bien après qu’elle ait été lue.
 
Que la littérature s’invente rétrospectivement, et que ce que nous élisons en tant que littérature, voire même son meilleur cœur, n’avait pas pour finalité ni mode de transmission le livre. Et, à devoir le réapprendre pour nous-mêmes, il n’y aurait pas quelques belles richesses neuves à débusquer ?

 
Me hantent ces blocs noirs de littérature qui nous parviennent aujourd’hui sous forme de livre, mais qui se sont dispensés du livre pour se constituer tel. Ainsi les notes prises par René Char dans Fureur et mystère, ainsi les Faits divers de Daniil Harms.
Mais madame de Sévigné ? De ses Lettres on sait l’histoire : sa fille est mariée à un administrateur, le comte de Grignan, et c’est là-bas en Provence, loin de sa maman, qu’elle s’en va vivre. Et comme Grignan est beau, quand une fois l’an nous-mêmes on remet ses pas dans l’enchevêtrement des rues qui cernent en spirale le château. Madame de Sévigné sera considérée dès son temps comme écrivain essentiel. Chaque lettre qu’elle écrit est recopiée pour ses proches, qui eux-mêmes la recopient et la distribuent. Rien d’extraordinaire : Saint-Simon fait recopier pour son usage des mémoires de centaines et centaines de pages, Dangeau ou Torcy, c’est quasiment de l’impression à la demande.

Ce qui compte, c’est l’adresse (on a pris le même mot pour la suscription manuscrite qui indique le destinataire, mais c’est un usage dérivé du statut même de l’écrit : écrit adressé, comme au théâtre aussi on adresse parole). Saint-Simon parlera de la cour, mais à distance de temps : il commence la rédaction de ses Mémoires à la fin de la Régence, depuis un ensemble de strates, ses propres rédactions sur tel procès ou point politique, ses annotations au journal chronologique et anecdotique de Dangeau. La phase la plus dense de rédaction des Mémoires (qui concernent la cour de 1709 à 1723) se réduit aux huit dernières années des dix-neuf de leur rédaction (de 1723 à 1742). Elles bouclent leur mouvement de reconstruction après-coup d’un monde évanoui, Saint-Simon en commençant la rédaction à la fin de la Régence, lorsqu’il quitte la vie politique, en s’écrivant sur une durée presque aussi longue que ce qui s’y décrit. Madame de Sévigné, elle, transcrit pour sa fille les événements tels qu’ils se produisent au jour le jour.
Ce qu’on reproche à l’écriture blog, de se saisir du réel sans écart temporel, n’est donc pas un argument pertinent, à considérer la façon dont on se fait happer par les lettres de madame de Sévigné, le quotidien qui leur sert de matière, les flèches denses et diverses qui en jaillissent.
Saint-Simon, à vingt ans d’écart, prend les gens à l’instant où ils meurent, et les redresse depuis leur catafalque, à bout de bras, avec toute leur vie nue décryptée : ce que dit le Roi, ce que fait le Roi, ce qui se manigance dans les couloirs, on peut en parler puisque tous sont morts. Dans ce moment où culmine la monarchie absolutiste, et s’en saisissant en temps réel, comment Sévigné pourrait se le permettre ?
L’intervention publique qu’est la littérature prend le masque de la correspondance privée pour venir au plus près de son objet sans donner l’impression qu’on y mord : on vous dit ce qu’on a vu et entendu, ce qu’untel a dit et fait, et personne ne peut rien vous reprocher, si c’est à sa propre fille qu’on l’envoie. Le fils de madame de Sévigné est à la cour, et n’y fera pas de prouesses : à lui on ne peut pas s’adresser. Il faut que le destinataire soit lointain, et que ce qu’on exprime de plus acide, qui met en miroir le dispositif politique pris par ce faisceau d’éléments concrets, on ait réellement à l’expédier par la poste. Elle « savait extrêmement de toutes choses sans vouloir jamais paraître savoir rien », dit Saint-Simon à sa mort. Sauf que, lorsque la lettre court la poste vers Lyon puis le Rhône vers Grignan, elle est disséminée par copie et copie de copie manuscrites qui font de Sévigné, en l’instant même de l’écriture, une écrivain majeur de son temps.

La correspondance épistolaire a créé une codification précise, et tout un monde technique qui l’accompagne, incluant dès Louis XIV diligences et porteurs, et la police du Roi qui ouvre. Elle mobilise l’ensemble de ces codes pour en faire la coque précise d’un monument littéraire devenu pour nous, d’une part pour l’équilibre majestueux de la phrase (mais c’est dans l’époque, et les lettres de Madame, ou même de madame de Maintenon, et tant d’autres, participent de cette syntaxe à laquelle sans cesse nous venons boire), mais d’un franchissement qui n’appartient qu’à elle : présence du concret dans la narration.
Il y a plus d’objets, de voitures, de vêtements, de rues dans deux cents pages de madame de Sévigné que dans huit mille de Saint-Simon (ce qui ne lui enlève rien, on lui prend autre chose).
Le roman épistolaire, pendant longtemps encore, de Choderlos de Laclos à Rousseau, de Diderot à Balzac, et bien après, utilise pour sa construction fictive ce qui est codifié par le lecteur depuis un usage précis. C’est sans doute un des meilleurs exemples de cette adéquation dynamique des formes littéraires aux usages écrits de leur époque – et cela vaut bien sûr pour les cristallisations progressives d’aujourd’hui.

Sur 1 120 lettres connues de Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné , à peine 150 dont l’original nous soit parvenu. L’œuvre imprimée, pérennisée, s’établit non pas depuis leur destinataire, sa fille, mais depuis les copies (et copies de copies) qui se faisaient de chaque lettre, avec l’assentiment de leur auteur, avant leur envoi – et donc leur diffusion et multiplication manuscrite dans Paris avant même que la destinataire réelle l’ait reçue : quel est le destinataire réel, alors, de madame de Sévigné ?
Cette fluidité de la phrase, au contact du monde, voilà ce qui à nouveau nous est autorisé – à nous – de copier. Mais quel définitif exemple de littérature sans livre, de convocation d’un usage privé de l’écrit pour que la littérature vienne au contact politique du monde, selon une effectivité – au risque de l’éphémère, de l’oubli – que le livre ne saurait lui conférer.
Exactement ce que nous cherchons dans l’écriture web.

Extrait de : François Bon, Après le livre. Le Seuil, 2011. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.