À propos de l'œuvre Amélie Calderone

Fragment autographe de Consuelo
Consuelo
Consuelo

« Si vous avez un garçon, appelez-le George ou Christian. Si c’est une fille, appelez-la Consuelo. » Tel est le conseil que prodigue, en 1836, George Sand à son éditeur François Buloz, dont l’épouse est enceinte. Elle poursuit : « C’est le plus joli nom espagnol que je connaisse, et il faut qu’un nom de femme ait un sens net et clair. » Ce qui deviendra l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre n’est pas encore à l’état de gestation, pourtant, la romancière accorde déjà toutes ses faveurs à ce prénom ibérique lourd de signification (« Consolation »), à ce prénom exotique, mélodie à lui tout seul, qu’elle rapproche du sien. Consuelo sonne en elle comme une éclatante promesse, et elle ne l’oubliera pas… Buloz aura un fils ; mais Sand accouchera cinq ans plus tard d’une œuvre immense bipartite, à compter parmi les joyaux du Romantisme français : Consuelo, suivi de La Comtesse de Rudolstadt.
 

Les aventures extraordinaires d’une cantatrice

Jeune cantatrice espagnole aux origines bohémiennes, la talentueuse Consuelo entame son destin hors du commun à Venise, où elle étudie avec ferveur le chant auprès du célèbre Porpora. L’enfant, vivant pourtant de peu, est alors heureuse ; mais le temps de l’innocence ne dure guère. La trahison de son fiancé – Anzoleto, lui aussi chanteur – et les assiduités du directeur du théâtre de la Fenice la conduisent en Bohême, où elle doit servir incognito de professeur de chant dans la famille des Rudolstadt. Elle y rencontre le comte Albert, étrange violoniste génial et tourmenté, sorte de fou sublime et voyant, qui semble par moments revivre le drame de ses ancêtres, disciples de Jean Hus. Un amour réciproque naît, néanmoins Consuelo se refuse à accepter qu’Albert sacrifie son rang en s’unissant à elle. Un nouveau départ s’impose, et conduira Consuelo à parcourir les chemins de l’Europe en compagnie du jeune Haydn qu’elle rencontre, à fréquenter les milieux brillants de Vienne et Berlin, mais aussi, au fil de multiples péripéties, à évoluer au cœur des intrigues de cour, à éprouver la prison, la séquestration par la secte des Invisibles, et l’initiation à l’occultisme, avant de pouvoir rejoindre Albert gravement malade… Et d’achever la première partie de son histoire sur une fin qu’on laissera au lecteur le plaisir de découvrir.
 

Un « interminable » roman en feuilletons : deux ans d’errance avec Consuelo

En décembre 1841, George Sand s’attèle à la rédaction de Consuelo. La romancière a alors temporairement rompu le contrat qui la liait à François Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes dans laquelle elle prééditait la plupart de ses œuvres. Pour compenser la perte de ces conditions matérielles de création avantageuses, elle fonde la Revue indépendante avec Louis Viardot et Pierre Leroux. Elle y éditera ainsi certaines de ses productions, afin d’en fidéliser le lectorat.
« J’avais commencé Consuelo avec le projet de ne faire qu’une nouvelle »  confie-t-elle une décennie plus tard (notice de 1855). Le roman, pourtant, n’occupait pas moins de huit volumes lorsqu’il fut édité. Sand s’en explique en invoquant les modalités de conception inédites de son œuvre. Écrit au fil de la plume, le roman devait satisfaire les besoins – insatiables – de son support médiatique : « la grande consommation de livres nouveaux qui s’est faite de 1835 à 1845, particulièrement la concurrence des journaux, l’avidité des lecteurs, complice de celle des éditeurs, ce furent là des causes de production rapide et pour ainsi dire forcée. » Entre février 1842 et mars 1843, une dizaine de chapitres en une, puis deux livraisons par mois, sont diffusés dans la Revue indépendante, où se poursuivra l’impression de La Comtesse de Rudolstadt jusqu’en 1844. Sand chemine ainsi plus de deux ans aux côtés de son héroïne, travaillant « sans relâche et sans repos à l’interminable roman de Consuelo » (lettre à Agricol Perdiguier, août 1843), en lutte constante avec le temps imparti et les quantités exigées. La tâche, harassante, paraît ne plus devoir finir et la lasse : « Je suis bien charmée que Consuelo vous amuse toujours. Moi, elle m’ennuie un peu, et j’ai hâte de la quitter pour créer une nouvelle héroïne sur laquelle je sois moins blasée » (lettre à Eugène Delacroix, septembre 1843).
En résulte, aux yeux de Sand, la principale faiblesse de son œuvre : « Le roman n’est pas bien conduit. Il va souvent un peu à l’aventure, a-t-on dit ; il manque de proportion. […] Ce défaut, qui ne consiste pas dans un décousu, mais dans une sinuosité exagérée d’événements, a été l’effet de mon infirmité ordinaire : le manque de plan. » La romancière n’a pas l’habitude de travailler sans brouillon ni relecture des épreuves. Elle aime bénéficier du recul pour corriger la structure générale « quand l’ouvrage, terminé, est entier dans [s]es mains ». Aussi traitera-t-elle sa création avec une irrévérence parfois surprenante, allant même jusqu’à écrire à son camarade Flaubert, au sujet de ce « bavardage énorme » (lettre à Frédéric Degeorge, décembre 1842) : « […] Qu’est-ce que c’est que ça ? Est-ce que c’est de moi ? Je ne m’en rappelle pas un traitre mot ! » (lettre à Flaubert, janvier 1867)
L’œuvre, pourtant, magistrale, est de celles que l’on ne saurait oublier. De cette création « au jour le jour » (lettre à Eugène Sue, décembre 1843) naquit un roman immense et foisonnant, dans lequel les invraisemblances de la Providence tissent les aventures secondaires aux destins collectifs, le présent au passé, et laissent place aux péripéties les plus échevelées. Écrire pour un feuilleton fut paradoxalement pour Sand le gage d’une extraordinaire liberté formelle. Et au fil des chapitres se dessine un récit unique, aux tonalités aussi multiples que contrastées, se déroulant entre Venise, Riesenburg, Vienne, les cours de Saxe et les routes de l’Europe ; un roman dont l’organicité profonde est le charme, en dépit de ses épisodes composites.
 

Aux origines du chant

Œuvre bigarrée en laquelle se côtoient des matériaux hétéroclites, Consuelo puise à des sources littéraires variées se voyant parfois déjouées avec effronterie. Dès le deuxième chapitre, apparaît un père littéraire à l’influence décisive sur Sand, « […] Jean-Jacques Rousseau, qui admira [les] voix magnifiques [des jeunes choristes] vers la même époque, dans cette même église » (II). Et Sand d’ajouter : « Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces détails, et un épisode charmant raconté par lui à ce propos dans le livre VIII des Confessions. »
Le décor musical et féminin de Rousseau imprègne ainsi tout le début du roman, mais cet enracinement n’empêche pas pour autant des résonnances littéraires contemporaines. L’espagnole Consuelo à Venise incarne le rêve d’une génération romantique éprise d’orientalisme (songeons aux Contes d’Espagne et d’Italie de Musset), tandis que son départ vers les contrées nordiques sera l’occasion d’innerver le roman du médiévisme de Walter Scott et du roman noir anglais à la Ann Radcliffe – auteure que Sand adorait. Le château des Géants des Rudolstadt, labyrinthe immense et inquiétant, peuplé d’êtres étranges, sera un lieu propice pour accueillir les premières initiations de Consuelo. Et si certains chapitres aux ténèbres toutes fascinantes ne laissent encore d’évoquer les écrits d’Hoffmann et leur exploration de la folie – autre terreau majeur du Romantisme français – Consuelo  est aussi un avatar féminin du Wilhelm Meister de Goethe. D’un roman gothique, Sand a composé un récit initiatique : « roman de formation » à part entière, son œuvre, à l’instar de l’œuvre goethéenne, emprunte les chemins d’une féconde liberté pleinement émancipée des conventions romanesques.
On ne saurait cependant réduire Consuelo à ses caractéristiques formelles, car l’œuvre intègre également des développements historiques, philosophiques, voire même métaphysiques. L’œuvre de Sand pense, parce qu’il est une influence prépondérante sur la romancière dans les années 1840 : celle de Pierre Leroux. Le philosophe a notamment publié, en 1840, De l’humanité, ouvrage qui, du propre aveu de l’écrivaine, ne devait pas la laisser indifférente : « […] G[eorge] Sand n’est qu’un pâle reflet de P[ierre] Leroux, un disciple fanatique du même Idéal […]. Avez-vous lu Consuelo ? Il y a de bien ennuyeux chapitres, ils sont de moi. Il y a aussi des pages magnifiques, elles sont de lui. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume diligente et au cœur impressionnable qui cherche à traduire dans des romans la philosophie du maître » (lettre à Ferdinand Guillon, février 1844). Rousseauiste, romantique, gothique, fantastique, initiatique, historique, le roman de Sand est aussi philosophique.
 

Le roman de George

À bien des égards, Consuelo s’offre à lire comme un prolongement personnel de son auteure. Elle le confesse, la mère de l’héroïne entretient des liens étroits avec sa propre mère -- cette femme d’humble condition qui avait épousé un descendant du maréchal de Saxe. Sand revendiquera toujours ce « sang plébéien » qui coule en elle : « Je sens que je ne suis pas obligée de faire des efforts de raison et de philosophie pour me détacher de cette caste à laquelle mes entrailles tiennent beaucoup moins directement qu’au ventre de ma mère. C’était bien la vraie mère de Consuelo […] » (lettre à Charles Poncy, décembre 1843). Aussi la petite bohémienne brune, dont la disgrâce de « laideron » (I) se muera en beauté singulière, n’est-elle pas sans évoquer Sand elle-même. Et la liberté qu’elle se construit, en n’obéissant qu’à elle-même sur la voie d’un amour fondé sur le désir et l’égalité, est aussi celle dont jouira Aurore Dudevant une fois devenue George Sand, et séparée d’un époux non aimé.

Portrait de Pauline Viardot

De la musique avant toute chose

Pour celle qui se dit « née musicienne », Consuelo est le moyen de rendre hommage à un art qu’elle place au-dessus de tout : la musique. Amie de Listz, en pleine idylle avec Chopin dans les années 1840, Sand est intimement liée à la cantatrice Pauline Garcia –- devenue Pauline Viardot depuis son mariage avec le directeur du Théâtre-Italien et proche de Sand, Louis Viardot. C’est à la jeune mezzo-soprano, dont bien des traits ont inspiré le personnage de Consuelo, que la romancière dédiera son roman dans sa réédition de 1875. Celle-ci n’avait d’ailleurs pas manqué de manifester son enthousiasme durant la publication du roman quelque vingt ans auparavant.
L’œuvre de Sand propose une immersion au cœur du monde musical européen du XVIIIe siècle, où règne une concurrence d’autant plus implacable que les artistes dépendent bien souvent des desiderata des puissants. De Porpora, compositeur et maître de chant napolitain dans la vérité historique, Consuelo apprend le goût du travail et de l’ascèse, le culte d’une simplicité allant à l’encontre du chant baroque alors en vogue, et la passion absolue pour la musique religieuse, empreinte de spiritualité. Son voyage en Bohême, toutefois, initiera l’héroïne à une autre influence : celle des joies du chant populaire et de l’improvisation – perception idéalisée d’une enfance de l’art musical qui n’est pas sans évoquer les compositions polonaises de Chopin. La rencontre de l’héroïne avec Joseph Haydn, en la personne du jeune Beppo, ne fera d’ailleurs qu’accentuer cet autre pôle musical, grâce auquel se dessine au fil des chapitres une œuvre opératique dont l’esprit n’a de cesse d’évoquer aussi Mozart – adoré par la romancière –, sans jamais pouvoir le nommer, respect de la chronologie historique oblige.
Le roman, d’ailleurs, a séduit bien des compositeurs, parmi lesquels Rossini, mais aussi Meyerbeer, qui songe à l’adapter sur la scène lyrique dès 1843, ou encore Lacombe, à qui Sand refuse de faire un livret en 1850. En 1863, en revanche, à la demande de Pauline Viardot, elle réfléchira à une adaptation dramatique de Consuelo avec l’aide de Paul Meurice. Le projet resta sans suite.
 

Porosités de l’Histoire

« Ceci se passait à Venise, il y a environ une centaine d’années […] » (II) : dès l’incipit du roman, Sand immerge ses héros au cœur de ce dix-huitième siècle qui a toute sa considération.  Mais si, comme nombre de ses contemporains, elle a une prédilection particulière pour le decorum visuel et théâtral des fêtes galantes de l’Ancien Régime, son regard la porte également à considérer cette période depuis le point de vue de l’historienne. Consuelo est, à cet égard, une immense étude historique de l’Europe des Lumières. Venise, la Bohême, mais aussi la Prusse, l’Autriche et les petites cours germaniques des années 1750, sont scrutées à la loupe. Sand a accumulé une documentation considérable pour écrire, jusqu’à parfois déléguer cette tâche préalable qu’elle n’avait pas le temps de faire : « J’ai besoin, pour Consuelo, et pour un autre travail plus sérieux que j’entreprends, d’un garçon intelligent qui lise pour moi une foule de livres et qui me fasse des notes […] » (lettre à Pierre Bocage, mai 1843). Musique, illuminisme, franc-maçonnerie ou encore guerre des Hussites, tout fait l’objet de lectures préparatoires. Elle puisera même dans  l’Histoire de la guerre des Hussites et du concile de Bâle (1731) de Jacques Lenfant, qui fut sa référence principale, la matière de deux autres ouvrages historiques : Jean Ziska, et Procope le grand, deux « épisodes de la guerre des Hussites au XVe siècle ». Sand entend « invent[er] les personnages importants » tout en les « rattach[ant] à quelques noms historiques […] » (lettre à Ferdinand François, juin 1843). Aussi Consuelo et ses comparses côtoient-ils des personnages célèbres tels que l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, le roi Frédéric II, le poète Métastase, les philosophes La Mettrie et Voltaire et, surtout, le compositeur Haydn – qui devient le fidèle ami de l’héroïne. La succession des chapitres dépeint le vaste bouillonnement culturel et politique qui aboutira en France à la Révolution.
À cet ancrage spatio-temporel du roman se superpose, tel un mille-feuille, un autre contexte historique. Parce qu’Albert de Rudolstadt possède l’étrange faculté de revivre l’histoire de ses ancêtres, Consuelo nous plonge également au cœur des crises de la chrétienté des siècles précédents. Jean Hus et ses disciples (les Hussites) hantent ainsi le roman. Ces précurseurs de Martin Luther, dissidents de l’Église catholique, avaient rêvé d’une République universelle gouvernée par Dieu. Leur entreprise de révolte avait été, après leur défaite, poursuivie par les Podiebrad, ces aïeux des Rudolstadt, qui étaient allés jusqu’à renverser le roi Catholique Ladislas.
L’on perçoit toute la mise en perspective et la profondeur qu’offre Consuelo : s’y entrelacent et dialoguent des strates historiques distinctes qui, par des effets de miroitement, s’éclairent l’une l’autre. De cette abolition de la distance temporelle résulte la profonde continuité du mouvement historique, en dépit de ses fractures apparentes. C’est là une véritable « philosophie de l’Histoire » que George Sand offre à ses lecteurs, apte à interroger la capacité de l’humanité à marcher vers le progrès. Et la mise au jour de cette continuité doit éclairer d’un jour nouveau la France contemporaine.  
 

Une épopée politique

Si Sand se passionne pour les Hussites, c’est parce qu’elle en fait les représentants de la quête de liberté et d’un premier essai de démocratie européenne. Il faut dire qu’à l’époque où elle rédige Consuelo, l’écrivaine fréquente compagnons, francs-maçons, saint-simoniens, mais aussi républicains et socialistes – notamment Pierre Leroux, philosophe mentor qu’elle admire plus que tout autre. À cet égard, l’on peut aisément voir en cette œuvre un laboratoire de la pensée politique de sa créatrice.
Consuelo, après une initiation progressive et douloureuse, fera le difficile choix de renoncer à sa carrière artistique pour se consacrer pleinement à la cause politique. Au sein de la secte des Invisibles, son objectif sera désormais de libérer l’humanité de ses tyrans. À ses côtés, Albert, délirant visionnaire, entendra la devise républicaine si chère à Sand, « Liberté, égalité, fraternité », dans l’épilogue de La Comtesse de Rudolstadt. Les deux héros incarnent ce rôle sacerdotal primordial, que nombre de penseurs du temps accordent aux artistes – et que Sand s’arrogera lorsqu’adviendra le grand espoir de février 1848. Et leur union, celle entre un Comte et une zingarella, concrétise à elle seule l’idéal républicain du temps. Consuelo, cette amie du peuple dont elle est la « Consolatrice » en attendant d’être la « Libératrice », héroïne marginale, déclassée et sans patrie sur les routes d’une Europe grosse des bouleversements à venir, incarne audacieusement dans la fiction ce que George Sand tentera de réaliser quelques temps après : la scandaleuse union de l’Art, du Politique, et de la Femme. L’on ne pourra que souscrire aux propos d’Alexandre Dumas, lequel comparait l’exceptionnelle romancière au « sphinx antique », cette « vivante et mystérieuse énigme » (Mes Mémoires, Chapitre CCLX).