La musique, langage des âmes sœurs

Chapitre XXXI

 

Après avoir quitté Venise, Consuelo rejoint incognito le Château de Géants en Bohême, où elle doit servir de maîtresse de musique à la baronne Amélie. Celle-ci, promise à Albert de Rudolstadt, vient d’achever de raconter l’histoire du jeune homme et son comportement étrange. Au moment où elle doit prendre sa leçon, un auditeur inattendu fait son apparition, et reconnaît en Consuelo celle qu’il attendait depuis toujours.

C’était l’heure de la leçon de musique d’Amélie, et elle désirait la prendre, afin, disait-elle tout bas à Consuelo, de chasser cette sinistre figure qui lui ôtait toute sa gaieté et répandait dans l’air une odeur sépulcrale.
« Je crois, lui répondit Consuelo, que nous ferions mieux de monter dans votre chambre ; votre épinette suffira bien pour accompagner. S’il est vrai que le comte Albert n’aime pas la musique, pourquoi augmenter ses souffrances, et par suite celle de ses parents ? »
Amélie se rendit à la dernière considération, et elles montèrent ensemble à leur appartement, dont elles laissèrent la porte ouverte parce qu’elles y trouvèrent un peu de fumée. Amélie voulut faire à sa tête, comme à l’ordinaire, en chantant des cavatines à grand effet ; mais Consuelo, qui commençait à se montrer sévère, lui fit essayer des motifs fort simples et fort sérieux extraits des chants religieux de Palestrina. La jeune baronne bâilla, s’impatienta, et déclara cette musique barbare et soporifique.
« C’est que vous ne la comprenez pas, dit Consuelo. Laissez-moi vous en faire entendre quelques phrases pour vous montrer qu’elle est admirablement écrite pour la voix, outre qu’elle est sublime de pensées et d’intentions. »
Elle s’assit à l’épinette, et commença à se faire entendre. C’était la première fois qu’elle éveillait autour d’elle les échos du vieux château ; et la sonorité de ces hautes et froides murailles lui causa un plaisir auquel elle s’abandonna. Sa voix, muette depuis longtemps, depuis le dernier soir qu’elle avait chanté à San-Samuel et qu’elle s’y était évanouie brisée de fatigue et de douleur, au lieu de souffrir de tant de souffrances et d’agitations, était plus belle, plus prodigieuse, plus pénétrante que jamais. Amélie en fut à la fois ravie et consternée. Elle comprenait enfin qu’elle ne savait rien, et peut-être qu’elle ne pourrait jamais rien apprendre, lorsque la figure pâle et pensive d’Albert se montra tout à coup en face des deux jeunes filles, au milieu de la chambre, et resta immobile et singulièrement attendrie jusqu’à la fin du morceau. C’est alors seulement que Consuelo l’aperçut, et en fut un peu effrayée. Mais Albert, pliant les deux genoux et levant vers elle ses grands yeux noirs ruisselants de larmes, s’écria en espagnol sans le moindre accent germanique :
« Ô Consuelo, Consuelo ! te voilà donc enfin trouvée !
— Consuelo ? s’écria la jeune fille interdite, en s’exprimant dans la même langue. Pourquoi, seigneur, m’appelez-vous ainsi ?
— Je t’appelle consolation, reprit Albert toujours en espagnol, parce qu’une consolation a été promise à ma vie désolée, et parce que tu es la consolation que Dieu accorde enfin à mes jours solitaires et funestes.
— Je ne croyais pas, dit Amélie avec une fureur concentrée, que la musique pût faire un effet si prodigieux sur mon cher cousin. La voix de Nina est faite pour accomplir des miracles, j’en conviens ; mais je ferai remarquer à tous deux qu’il serait plus poli pour moi, et plus convenable en général, de s’exprimer dans une langue que je puisse comprendre. »
Albert ne parut pas avoir entendu un mot de ce que disait sa fiancée. Il restait à genoux, regardant Consuelo avec une surprise et un ravissement indicibles, lui répétant toujours d’une voix attendrie : — Consuelo, Consuelo !
« Mais comment donc vous appelle-t-il ? dit Amélie avec un peu d’emportement à sa compagne.
— Il me demande un air espagnol que je ne connais pas, répondit Consuelo fort troublée ; mais je crois que nous ferons bien d’en rester là, car la musique paraît l’émouvoir beaucoup aujourd’hui. »
Et elle se leva pour sortir.
« Consuelo, répéta Albert en espagnol, si tu te retires de moi, c’en est fait de ma vie, et je ne veux plus revenir sur la terre ! »
En parlant ainsi, il tomba évanoui à ses pieds ; et les deux jeunes filles, effrayées, appelèrent les valets pour l’emporter et le secourir.
 
George Sand, Consuelo, 1843.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Lévy frères, 1856-1861