À propos de l'auteurYann Fauchois

Mme Roland, la salonnière jacobine

Manon Roland a été exécutée deux fois : une première par le couperet de la guillotine, le 8 novembre 1793, après le procès de ses amis girondins ; une seconde fois par l'historiographie qui, reprenant l'accusation jacobine, l'a longtemps jugée avec le regard que l'on portait sur la politique girondine. Avec cette circonstance aggravante que, femme, elle aurait transgressé la réserve due à son sexe en politique, en étant l'inspiratrice de ses amis qu'elle aurait largement contribué à perdre par ses préjugés.
 
Manon est née dans un milieu d'artisans parisiens aisés où elle reçoit l'éducation soignée des bourgeois du siècle des Lumières. Elle découvre Plutarque à huit ans et lit La Nouvelle Héloïse à vingt. L'enfant sera difficile à marier, d'autant que sa culture mondaine la coupe des milieux populaires et que son milieu social lui barre l'accès aux élites nobiliaires. Plus qu'un mari, c'est un complice qu'elle recherche, un égal avec qui prolonger ses spéculations intellectuelles : elle le trouve en la personne de Jean-Marie Roland, un inspecteur des manufactures, de vingt ans son aîné, qu'elle épouse en 1780.

Mme Roland, la salonnière jacobine

Une femme engagée

Les époux vivent dans le Beaujolais lorsque la Révolution les saisit. C'est en 1791 qu'ils se rendent à Paris où ils rencontrent Brissot qui était déjà leur correspondant. Madame Roland tient un salon que fréquentent, dans une ambiance studieuse, les futures gloires girondines. Surtout elle aide son mari dans sa nouvelle activité politique : aux Jacobins, quand il s'occupe de la correspondance, puis lors de ses passages au ministère de l'Intérieur – c'est elle qui rédige la lettre à Louis XVI provoquant le renvoi des ministres patriotes, et, qui, après la chute du trône, aurait été la réelle instigatrice du Bureau de l'Esprit public, un organe de propagande, au sein du ministère de l'Intérieur.

 

Des Mémoires écrits en prison

Lors du coup de force des sections parisiennes contre la Convention (31 mai - 2 juin 1793) qui ampute l'Assemblée des députés girondins, tandis que Roland, ancien ministre de l'Intérieur, parvient à s'échapper, son épouse, célèbre pour son salon et notoirement supposée instigatrice de la politique girondine, est arrêtée nuitamment.
 
Incarcérée à la prison de l'Abbaye puis à Sainte-Pélagie, Mme Roland ne cesse d'écrire. Des lettres, tout d'abord, pour dénoncer l'arbitraire dont elle est victime, espérant encore dans la publicité du débat politique. Puis ses souvenirs, dans des cahiers qu'elle noircit secrètement et que les amis qui osent encore la visiter emportent au-dehors. Ces cahiers, tout au moins ceux que leur détenteur ne détruira pas par crainte des perquisitions, seront publiés dès 1795 sous le titre d'Appel à l'impartiale postérité, mais avec d'importantes coupures : ce n'est qu'en 1864 que la première édition intégrale des Mémoires verra le jour.
« Mémoires admirables, écrit Michelet, qu'on croirait souvent moins écrits d'une plume de femme que du poignard de Caton. Mais tel mot, arraché des entrailles maternelles, telle allusion touchante à l'irréprochable amitié, font trop sentir, par moments, que ce grand homme est une femme, que cette âme, pour être forte, hélas ! n'en était pas moins tendre. »
 Aux détails de la Révolution et portraits politiques, commentaires engagés de l'histoire qu'elle vit encore, se mêlent des considérations personnelles qui mènent le lecteur de son intimité carcérale à son enfance bourgeoise et parisienne, en passant par les différentes figures de sa féminité. Les impressions enfantines et humeurs d'adolescente dévoilent les sentiments de la femme accomplie et les réflexions de l'égérie politique, où la fidélité de l'épouse, la tendresse de la mère et le romantisme de l'amante font bon ménage.
 
Sachant vain tout espoir d'être entendue, elle vit ainsi une seconde fois en transportant son existence hors de sa cellule, comme elle le dit elle-même, « par une heureuse fiction ou par des souvenirs intéressants ». Avec cette chronique intime, radicale et fougueuse, de sa vie privée et de sa vie publique, Mme Roland renoue avec ses mentors, Plutarque et Rousseau, mariant une conscience aiguë de la spécificité de son sexe avec l'amour de la liberté et de la vertu.
 
Elle monte sur l'échafaud un jour froid de novembre, le 8, peu après ses amis, quand la Révolution s'engage dans l'hiver. Alors, Roland, son mari et complice, désespéré, s'enfoncera dans le cœur sa canne-épée.