Incipit

Première partie

Mme Roland, la salonnière jacobine

Fille d'artiste, femme d'un savant devenu ministre et demeuré homme de bien, aujourd'hui prisonnière, destinée peut-être à une mort violente et inopinée, j'ai connu le bonheur et l'adversité, j'ai vu de près la gloire et subi l'injustice.
Née dans un état obscur, mais de parents honnêtes, j'ai passé ma jeunesse au sein des beaux-arts, nourrie des charmes de l'étude, sans connaître de supériorité que celle du mérite, ni de grandeur que celle de la vertu.
A l'âge où l'on prend un état, j'ai perdu les espérances de fortune qui pouvaient m'en procurer un conforme à l'éducation que j'avais reçue. L'alliance d'un homme respectable a paru réparer ces revers : elle m'en préparait de nouveaux.
Un caractère doux, une âme forte, un esprit solide, un cœur très affectueux, un extérieur qui annonçait tout cela, m'ont rendue chère à ceux qui me connaissent. La situation dans laquelle je me suis trouvée m'a fait des ennemis ; ma personne n'en a point : ceux qui disent le plus de mal de moi ne m'ont jamais vue.
Il est si vrai que les choses sont rarement ce qu'elles paraissent être, que les époques de ma vie où j'ai goûté le plus de douceur ou le plus éprouvé de chagrins, sont souvent toutes contraires à ce que d'autres pourraient en juger. C'est que le bonheur tient aux affections plus qu'aux événements.
Je me propose d'employer les loisirs de ma captivité à retracer ce qui m'est personnel depuis ma tendre enfance jusqu'à ce moment : c'est vivre une seconde fois que de revenir ainsi sur tous les pas de sa carrière ; et qu'a-t-on de mieux à faire en prison, que de transporter ailleurs son existence par une heureuse fiction ou par des souvenirs intéressants ?
Si l'expérience s'acquiert moins à force d'agir qu'à force de réfléchir sur ce qu'on voit et sur ce qu'on a fait, la mienne peut s'augmenter beaucoup par l'entreprise que je commence.
La chose publique, mes sentiments particuliers, me fournissaient assez, depuis deux mois de détention, de quoi penser et décrire, sans me rejeter sur des temps fort éloignés; aussi les cinq premières semaines avaient-elles été consacrées à des Notices historiques, dont le recueil n'était peut-être pas sans intérêt. Elles viennent d'être anéanties ; j'ai senti toute l'amertume de cette perte, que je ne réparerai point ; mais je m'indignerais contre moi-même, de me laisser abattre par quoi que ce soit. Dans toutes les peines que j'ai essuyées, la plus vive impression de douleur est presque aussitôt accompagnée de l'ambition d'opposer mes forces au mal dont je suis l'objet, et de le surmonter, ou par le bien que je fais à d'autres, ou par l'augmentation de mon propre courage.
Ainsi, le malheur peut me poursuivre et non m'accabler; les tyrans peuvent me persécuter ; mais m'avilir ? jamais, jamais ! Mes Notices sont perdues ; je vais faire des Mémoires ; et, m'accommodant avec prudence à ma propre faiblesse dans un moment où je suis péniblement affectée, je vais m'entretenir de moi pour mieux m'en distraire. Je ferai mes honneurs, en bien ou en mal, avec une égale liberté ; celui qui n'ose se rendre a bon témoignage à soi-même, est presque toujours un lâche qui sait et craint le mal qu'on pourrait dire de sa personn e; et celui qui hésite à avouer ses torts n'a pas la force de les soutenir, ni le moyen de les racheter.