Les sourcesGhislaine Chagrot

 

Ce livre, les Contes de Perrault, un des plus célèbres de notre littérature, renvoie à de nombreuses sources, tant françaises qu’italiennes.

 

La littérature de colportage

Au XVIe siècle, les marchands ambulants commencent à adjoindre à leurs articles habituels des ouvrages bon marché, de petit format, grossièrement imprimés sur papier de mauvaise qualité, parfois enrichis de gravures sur bois. Ils étaient présentés sous une couverture de papier bleu. La littérature de colportage rassemblait deux catégories d’ouvrages : livres de piété et livres didactiques d’une part (almanachs, guides de médecine et d’agriculture), livres de divertissement (chansons, romans sentimentaux, faits divers horrifiants ou légendes, recueils de contes à partir du XVIIIe) d’autre part. Le colporteur disait à la foule : « J'ai des livres, j'ai des histoires. »  Les premiers acheteurs ont d’abord été des citadins - la petite et la moyenne bourgeoisie. Le colportage s'est ensuite répandu dans toute la France. Les livres étaient troqués ou vendus aux personnes qui savaient lire comme le curé, le chef du village etc, puis étaient lus et regardés lors de veillées.
Perrault parle avec condescendance de la littérature de colportage mais il la connaît très bien et la pratique assidûment. Nous en avons la preuve avec Grisélidis qui est, comme Perrault l’explique lui-même, un livret de colportage élaboré et mis en vers. Ces petites brochures ne contiennent pas des contes proprement dits, mais à peu près toutes baignent dans une atmosphère d’enchantement et de magie.

Édition originale de Peau-d'Âne

Les sources orales 

 Perrault n’imite pas un modèle unique, comme il l’annonce dans sa préface : « Ce nombre infini de Pères, de Mères, de Grand’Mères, / de Gouvernantes et de Grand’Amies qui depuis peut-être / plus de mille ans y ont ajouté en enchérissant toujours / les uns sur les autres beaucoup d’agréables circonstances. »
Les autres sources de ses contes sont donc à chercher dans quelque version orale. Peau d’Ane, par exemple, est l’une des histoires les plus anciennement attestée dans la tradition française : Noël du Fail  dans ses « Propos rustiques » (1547) parle du conte de Cuir d’asnette, Bonaventure des Périers dans ses Contes ou Nouvelles récréations et Joyeux Devis (1557) évoque l’histoire d’une jeune fille surnommée Peau d’Ane. Au XVIIe siècle, il est si répandu que son titre sert couramment à désigner tout conte de fée.
 

 

Les sources italiennes : Straparole et Basile

Paradoxalement, ceux sont surtout des auteurs italiens qui fournissent à Perrault ses sources littéraires les plus directes. En moins de cent ans, l’Italie a vu paraître deux recueils de contes d’inspiration populaire qui ont connu un très grand succès.

Les facétieuses nuits de Straparole, publiées à Venise en 1550 et 1553, sont les premières transcriptions littéraires de contes populaires issus du folklore paysan vénitien, jusqu’alors exclusivement transmis oralement. A Murano, durant la période de carnaval, Lucretia Sforza désigne quotidiennement cinq jeunes filles chargées, chaque soir, de divertir sa cour en racontant une histoire et en la faisant suivre par une énigme. Cinq fables sont ainsi contées chaque nuit sauf durant la dernière où les treize membres de l’assemblée sont invités à intervenir. Elles ont été traduites en français dès 1560, Perrault a probablement connu cet ouvrage à succès qui avait eu onze éditions avant 1615. Par la suite, condamné par la censure ecclésiastique pour obscénité, le recueil cessera progressivement d'être publié.

Lo cunto de li cunti est l'œuvre la plus célèbre de Gian Battista Basile. Ce Conte des contes,  généralement appelé le Pentamerone (c’est-à-dire « Les cinq journées » sur le modèle du Décameron de Boccace), se compose d’un récit-cadre de cinq journées dans lequel sont insérés cinquante contes de fées réunissant l’ensemble des ingrédients du merveilleux : princes et princesses, fées, ogres et magiciens, animaux parlants et objets magiques, désirs d’enfant, épreuves à surmonter et dénouements heureux. Basile n’est pas n’importe quel collecteur de contes en patois : c’est un grand seigneur lettré, Gian Alesio Abattutis, comte del Torone, et un des artistes les plus originaux de la littérature italienne. Un immense succès populaire a accueilli son Cunto de li Cunti, où se déploient verve et humour.

L’influence de Basile est considérée comme probable mais récusée par certains. En effet, l’ouvrage de Basile, publié à Naples en 1634-1636, est écrit en patois napolitain, et n'a jamais fait l'objet d'une traduction intégrale en français. Perrault était-il en mesure de déchiffrer ce livre déjà difficile pour un autochtone ? Comment imaginer que Charles Perrault, auteur de l’Eneide burlesque, n’a pas fait un effort pour lire dans le texte ce chef d’œuvre du burlesque ?
Mais avait-il vraiment un effort à faire ? Au moins l’un de ses frères Pierre, le Receveur des Finances, dont Charles est précisément le commis, sait fort bien l’italien. Il traduit en 1678 un ouvrage de Tassoni, La Secchia rapita (le Seau enlevé), comprenant des énoncés en différents dialectes italiens et indique dans l’avertissement qui précède la traduction une série de précisions sur les éditions successives de ce Seau enlevé, ce qui suppose une information très précise sur ce qui paraît en Italie, et sur ce qui y a du succès. Or Charles vit pendant plus de dix ans auprès de son frère qui l’a chargé plus spécialement de sa bibliothèque. On peut admettre sans invraisemblance que Pierre a fait lire à Charles ce livre qui, de surcroît, correspond à leur goût commun pour le burlesque.
Cette influence du Pentamerone est particulièrement sensible à certains détails dans la Belle au bois dormant : les enfants de la Belle s’appellent chez Basile le Soleil et la Lune, et Aurore et Jour dans le recueil français. Ou encore dans Peau d’Ane qui suit de très près l’Orsa. L’imitation de Basile, indéniable dans certains contes, reste malgré tout très libre. Perrault élague tout ce peut blesser la pudeur ou la bienséance et transpose en fonction de ses goûts mais aussi ceux de son public.
 

Édition originale des Contes de Perrault

L’origine du nom « ma Mère l’Oye » 

L’appellation Contes de ma Mère L’Oye figure, en 1695, sur le manuscrit calligraphié. Il figure encore dans le cartouche du frontispice des Histoires ou Contes du temps passé avec des moralités, et a été adopté par le public au point d’apparaître comme le vrai titre du recueil.
L’expression aurait pu se ranger au titre de tel ou tel conte considéré comme représentatif du genre (contes de Peau-d’Ane, conte de la Fée), servant de dénomination générique pour désigner l'ensemble de ces récits. Or ici il n’en est rien puisque le récit auquel renvoie ce titre serait la Reine Pédauque (pourvue, comme son nom l'indique, de pattes d'oie) ou Berthe au grand pied dont une variante est plus connue sous le titre de la Belle et la Bête, et qu’il ne figure pas dans le recueil. Pourquoi donc Perrault, parmi toutes les expressions possibles, a choisi celle qui convenait le moins. Que vient donc faire cette oie ? D’après Paul Delarue, grand folkloriste français, ce titre viendrait de l’assimilation des histoires de femmes au caquetage des oiseaux. Ou bien s’agit-il d’une allusion à une aïeule imaginaire, représentant toutes celles qui, depuis la nuit des temps, racontent des histoires aux enfants. Mais alors pourquoi le « ma » ?
 
Marc Soriano propose une explication autrement plus complexe. Il fait d’abord remarquer la présence d’oies dans l’ouvrage :
- les pieds du lit de la Belle au bois dormant, où ces volatiles sans ailes, aux seins abondants et aux pattes entre la serre d’aigle et le pied palmé du canard, sont représentés d’une façon burlesque, aigles ou cygnes qui seraient devenus des oies, ce qu’on appelle aussi des grotesques.  
- alors que dans le manuscrit, la main de la fileuse a une position relativement normale, dans la gravure de cuivre de l’édition originale, la main a été modifiée et adopte une position extravagante, inimitable. La conteuse tasse ou écrase le fil qui sort du fuseau entre son pouce dressé et son index curieusement replié. Le majeur et l’annulaire redressé ébauchent une sorte de V ou de ciseau entrouvert. Le petit doigt est replié sur lui-même et forme une espèce de boule. Bec ouvert et menaçant, cette main ne contiendrait-elle pas deux têtes d’oies ? Ces deux doigts disposés en V ne serait-ce pas aussi les deux lames d’un ciseau prêt à couper ? Mais couper quoi ? Il évoque une superstition dans nos campagnes qui met en garde les petits garçons contre les oiseaux de basse-cour, canards, jars ou oies. Les petits garçons doivent éviter de les approcher et ne pas satisfaire leurs besoins naturels trop près d’eux, car ces volatiles sont censés s’attaquer aux petits garçons et les mutiler. Or Perrault sait un détail intime de Boileau par son frère qui était à l’époque médecin de la famille de Boileau : sa castration subi dans son jeune âge pour le débarrasser d’un calcul urinaire. Cette allusion à l’impuissance de Boileau est apparue à plusieurs reprises au cours de la querelle.
On constate que la quasi-totalité des détails ajoutés aux vignettes des manuscrits de 1695 pour l’édition originale destinée au grand public concernent des volatiles et ont pour résultat d’introduire des oiseaux au beau milieu d’images où ils n’ont que faire. Sinon de rappeler les malheurs du jeune Boileau, castré à la fleur de l’âge et qui, quoi qu’il en dise, reste un « castrat ». On peut comprendre pourquoi, parmi toutes les expressions possibles, Perrault, pour désigner ces contes choisit celle qui, à première vue, semble la moins adaptée. C’est parce qu’elle lui permet, avec une grande économie de moyens, de condenser en une image sa « contre-dédicace » et d’y ajouter une injure calomnieuse qui exprime sa rancœur. Marc Soriano a relevé bien d’autres signes de mesquinerie aussi bien dans les insinuations de Perrault que dans celles de Boileau, et si on peut être surpris ou navrés par tant de noirceur et de petitesse dans une grande querelle, il faut aussi considérer ces hommes avec leurs faiblesses.
 

« En marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu'il avait dans ses poches. »

Les critères de sélection des contes

Sur les onze textes publiés, l’échantillonnage de Perrault est varié : contes de fées, contes volontiers facétieux qui mettent en scène non plus des demoiselles de bonne famille mais des héros résolument arrivistes prêts à tout pour faire fortune ou se tirer d’affaire, contes d’avertissement à intentions morales et pédagogiques. On peut néanmoins se demander pourquoi il a choisi tels contes plutôt que tels autres.
On peut penser légitimement que leurs thématiques correspondaient à des préoccupations, conscientes ou inconscientes, de l’auteur, surtout à une époque de sa vie qui semble avoir été particulièrement difficile du fait de sa disgrâce et des querelles et polémiques dans lesquelles il était embourbé. Marc Soriano, dans une démarche historique, puis proche de la psychanalyse, a cherché à éclairer les récits par la personnalité de Perrault. Ses conclusions l’amènent à dire que Perrault retient en priorité les contes où il retrouve « son équation personnelle ».
On remarque en effet que ses personnages masculins sont extrêmement faibles. Ou bien ils sont d’une grande faiblesse psychologique et se laissent mener par leurs femmes (Les Souhaits ridicules, Cendrillon) ou leurs courtisans (Le Chat Botté). Ou bien ils sont tout simplement absents : le Petit chaperon rouge, les Fées, la Barbe Bleue et Riquet à la houppe mettent en scène des familles sans père. Les deux seuls véritables héros masculins de Perrault, le Chat botté et le Petit Poucet, sont des personnages ludiques, sans vie personnelle, et qui font figure d’éternels adolescents.
Les thèmes qui concernent Perrault sont les relations entre parents et enfants, et entre frères et sœurs : des parents qui aiment trop peu leurs cadets ou trop leurs aînés (le Petit chaperon rouge, La Belle au Bois dormant, Peau d’Ane, les Fées, le Petit Poucet). L’irresponsabilité des parents entraîne pour les enfants les pires malheurs, dont le moindre est d’être chassé de la maison (Peau d’Ane, les Fées, le Petit Poucet) ou jeté dans les bras d’un monstre (le Petit chaperon rouge, la Barbe Bleue, le Petit Poucet). Marc Soriano remarque aussi que Perrault semble « sensibilisé » à ce personnage de cadet, brimé au départ et toujours triomphant à la fin, que l’on retrouve dans beaucoup de contes populaires. Perrault introduit le motif du cadet maltraité même dans des contes où il n’en fait pas partie traditionnellement. Ainsi dans le Petit Poucet, Perrault remplace les héros du conte traditionnel, un frère et une sœur, unis par l’affection et qui collaborent à leur évasion commune, par sept garçons qui prennent leur cadet chétif pour souffre-douleur. Perrault semble donc bien retenir les contes qui rejoignent par leurs thèmes ses hantises personnelles.