Pascal géomètred’après Dominique Descotes

Deux figures manuscrites, une cycloïde et une parabole, très certainement de la main de Pascal

 « Le plus beau métier du monde »

Cas rare dans les lettres françaises, Pascal cumule des caractères que l’on croit ordinairement incompatibles. Il fut géomètre, physicien, écrivain et polémiste, et sa réputation de grand malade dissimule parfois qu’il fut aussi un chef d’entreprise et un homme d’action capable de plonger dans la clandestinité, les polices du royaume aux trousses. Mais c’est la géométrie qui reste à ses yeux « le plus beau métier du monde ». À Evangelista Torricelli, qui écrit que, seule parmi les arts libé­raux, la géométrie donne à l’esprit une force qui lui permet de surpasser les autres dans l’architecture, la navigation et la guerre, répond l’opuscule De l’esprit géométrique : cette science « se fonde sur la véritable méthode de conduire le raisonnement en toutes choses, que presque tout le monde ignore, et qu’il est si avantageux de savoir que nous voyons par expérience qu’entre esprits égaux et toutes choses pareilles, celui qui a de la géométrie l’emporte et en acquiert une vigueur toute nouvelle ».
Car si la géométrie n’est au fond qu’« un métier », comme Pascal l’écrit à Fermat, ce serait une erreur de n’y voir qu’une science bornée. Non seulement elle fournit une base théorique aux arts mécaniques, l’archi­tecture, la perspective, la peinture, la gnomonique (art de construire des cadrans solaires) et la musique, mais Pascal est d’autant plus porté à en célébrer la fécondité qu’il y apporte lui-même un esprit que William Shea a qualifié d’« unconventional ».
Par son éducation d’abord : Étienne Pascal, son père, l’a tenu loin de l’ensei­gnement scolaire des collèges. Il lui a interdit l’étude des mathématiques avant d’avoir assimilé les langues anciennes. Cette règle, qui ferait aujourd’hui crier pédagogues et parents d’élèves, est en fait fort pertinente : la connaissance du grec et du latin est à l’époque la condition indispensable d’un accès direct aux œuvres d’Archimède, Apollonius, Diophante – ces fondateurs des mathéma­tiques auprès desquels s’alimente la géométrie nouvelle –, sans passer par la contrainte des traductions françaises d’une fidélité douteuse.

Portrait de Pierre de Fermat gravé par François Poilly
Lettre à Étienne Périer « sur quelques manuscrits de M. Pascal touchant les sections coniques »

Par le milieu qu’il a fréquenté ensuite. Blaise a assisté aux réunions de l’aca­démie du père Mersenne, puis de celle de Le Pailleur. Ces groupes indépendants accordent beaucoup à la libre initiative de leurs membres. Pascal y fréquente des esprits originaux : le minime Marin Mersenne, qui anime au cœur d’un vaste réseau international une académie dont il dit fièrement qu’elle est « toute mathé­matique », Gilles Personne de Roberval, professeur au collège royal de France, connu pour conserver in petto un nombre considérable d’inventions mathéma­tiques, Girard Desargues, inventeur d’une nouvelle géométrie projective, sans compter des correspondants comme René Descartes et Pierre de Fermat.

En 1654, Pascal a adressé au groupe de Le Pailleur une « Dédicace à l’acadé­mie parisienne de mathématique » (Celeberrimæ matheseos Academiæ Parisiensi) qui présente un bilan de recherches d’une variété surprenante. Il donne du même coup l’idée de ce que nous avons perdu. Comme Pascal ne publie rien qu’il n’estime vraiment achevé, ses travaux inédits de gnomonique et de perspective, et sa méthode de construction des « carrés magiques » et « magico-magiques » ont aujourd’hui disparu. De son traité des coniques – « Conicorum opus comple­tum » –, qui suscita l’admiration de Mersenne, ne subsistent que quelques pages. Même dans ses publications, Pascal ne compose jamais de grosses sommes, il se limite toujours à ce qui est strictement nécessaire au problème qu’il traite : alors que sa correspondance avec Fermat montre qu’il possède une « géométrie du hasard » capable de traiter des cas de jeux à trois joueurs ou plus, comme son triangle arithmétique s’applique au cas de deux joueurs, il s’y tient en déclarant seulement qu’il a « fait un petit discours en traitant des partis, qui donne l’intelligence et le moyen de les étendre plus avant » ; et en effet les correspondances des années 1656 montrent qu’il s’était attaqué à des problèmes complexes et inédits, sans que l’on sache comment il les a résolus. Le manuscrit des Pensées porte aussi des vestiges de recherches géométriques dont on ignore l’objet. La sobriété pascalienne contraste avec le foisonnement des publications du P. Mersenne, généralement moins sûres du point de vue scientifique.

Le triangle arithmetique de Pascal

Les sources d’inspiration de Pascal

Les sources d’inspiration de Pascal couvrent une large gamme. Il se nourrit de toutes les époques des mathématiques. On dit que Pascal n’a pas compris la fécondité de l’algèbre cartésienne ; mais il a loué la « nouvelle analyse » de René-François de Sluse, qui en est proche. Le Traité du triangle arithmé­tique  couvre des domaines mathématiques qui vont de l’antiquité au XVIIe siècle. Il traite d’abord des suites de « nombres figurés » représentés par des points disposés en triangles, carrés, pentagones, etc., qui remontent aux pythagoriciens grecs. Il aborde ensuite les combinaisons, dont le XVIe siècle était friand. Enfin, la « géométrie du hasard », qui annonce nos probabilités, est selon Pascal « une recherche toute nouvelle et portant sur une matière entièrement inexplorée ». Autrement dit, c’est l’ensemble de l’histoire des mathématiques que ce bref traité met en perspective, grâce aux connexions que le triangle arithmétique établit entre des domaines éloignés les uns des autres.

Machine arithmétique de Pascal dédiée au chancelier Séguier

C’est aussi de la réalité technique de son temps que Pascal tire son inspi­ration. L’invention de la machine arithmétique est remarquable de ce point de vue. Elle associe l’ordre des corps et des esprits : « chose nouvelle dans la nature », cette invention « réduit en machine une science qui réside tout entière dans l’esprit », et donne moyen de faire toutes les opérations « avec une entière certitude, sans avoir besoin du raisonnement ». Et au lieu de se borner à un seul type de calculatrice, Pascal en crée trois, pour servir à des usages différents : les unes servent au calcul abstrait, d’autres au calcul financier, et d’autres enfin à l’usage des architectes pour le toisé des bâtiments. Les roues des inscripteurs diffèrent selon le rapport des unités avec lesquelles on calcule : sur une machine destinée au calcul abstrait en base 10, toutes les roues ont dix dents ; mais pour le calcul financier, certaines en ont dix, d’autres vingt ou douze, car la livre vaut 20 sols, et le sol 12 deniers. Et la pratique rend à la théorie ce qu’elle lui a prêté, car c’est elle sans doute qui a inspiré à Pascal ses réflexions sur la théorie des bases numériques, sur les avantages de la base 12, et sur le fait que « la numérotation décimale repose […] sur une convention humaine, et non sur une nécessité naturelle, comme le pense le vulgaire, et elle appelle bien des critiques ».
La variété de ces sources ne fait pas de Pascal un érudit, un « docte ». Il pense et agit en « honnête homme » jusque dans les mathématiques.

 

Écrire en français par souci d’accessibilité

Cela paraît d’abord dans l’effort qu’il s’impose pour se rendre accessible à un public qui dépasse les milieux savants. Il ne faut pas croire que la création d’une langue nouvelle est plus aisée dans les mathématiques qu’en littérature. Il fallait de profondes réflexions pour construire une langue française capable de formuler des théories aussi neuves que la « doctrine des indivisibles » et – plus encore – que la « géométrie du hasard » pour exprimer des concepts aussi complexes que ceux de « nombres des hasards », « parti[s] d’un joueur » ou « valeur[s] d’une partie». Pendant la Renaissance, des tentatives labo­rieuses ont été faites pour écrire la mathématique en français. Au XVIIe siècle, le latin règne toujours, mais le français gagne du terrain à mesure que se répand dans le monde le goût des sciences. Pascal est de ceux qui ont réussi à forger une langue capable de traiter les sciences nouvelles, qui concilie la rigueur et l’accessibilité aux amateurs cultivés.
Il a substitué à la pre­mière impression de son Triangulus arithmeticus, en latin, un Traité du triangle arithmétique, dont les parties principales sont en français, puis publié les Lettres de A. Dettonville  en un français qui a mérité les éloges de Bourbaki, pour la manière dont il donne le sentiment de comprendre à fond des domaines où il faudra encore plusieurs siècles pour parvenir à une « clarté parfaite ».

Blaise Pascal, Expériences nouvelles touchant le vuide faites dans des tuyaux...

Tous ses écrits de physique sont aussi en français, ce qui a largement contribué au succès des Expériences nouvelles touchant le vide dans les milieux mon­dains comme parmi les savants. Pascal sait du reste admirablement combiner le raisonnement scientifique avec les techniques de la publicité, comme on le voit dans le Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs, où l’expé­rience du puy de Dôme est littéralement mise en scène et animée par l’insertion de la lettre de Florin Périer qui en conte les péripéties. C’est plus encore le cas de l’Avis nécessaire à ceux qui auront curiosité de voir la machine arithmétique et de s’en servir, où Pascal, avec trois siècles d’avance, use de tous les arguments que la publicité nous a rendus aujourd’hui familiers en un style parfaitement adapté au public mondain : simplicité d’emploi, facilité des opérations, ergonomie, soli­dité de la machine établie par un test de « transport de l’instrument de plus de deux cent cinquante lieues de chemin, sans aucune altération », aucun des arguments propres à séduire le chaland ne manque, même pas la dédicace de la machine à une personnalité célèbre de l’époque, le chancelier Séguier. Ce qui n’empêche pas Pascal de proposer cette réflexion d’ingénieur assez profonde pour demeurer valable dans nos ordinateurs modernes, que ce serait une erreur de reprocher à la machine la complexité de son mécanisme intérieur, parce que c’est précisément grâce à elle que son usage est simple et commode.

Les joueurs de trictrac

Des intuitions à contre-courant

Le propre du génie de Pascal, dit Brunschvicg, consiste à n’avoir jamais hésité devant l’invention d’instruments mathématiques inédits dès lors qu’ils lui servaient à engendrer des théories ou à unifier des domaines mathéma­tiques qui semblent a priori différents.
Ses principes vont souvent à contre-courant des opinions communes. Prenons pour exemple la « géométrie du hasard » exposée dans le Triangle arithmétique, déjà évoqué ici. Pascal n’envisage pas le problème comme une question de « probabilité » (il n’emploie jamais le mot dans ce contexte), mais de « parti », c’est-à-dire de partage d’un enjeu proportionnellement aux avan­tages de chaque joueur à un moment donné. Il y prend à rebrousse-poil la mentalité naturelle des joueurs : alors que ceux-ci supposent plus ou moins consciemment que l’argent qu’ils ont engagé leur appartient toujours, Pascal affirme que « pour entendre la règle des partis, la première chose qu’il faut considérer est que l’argent que les joueurs ont mis en jeu ne leur appartient plus, car ils en ont quitté la propriété » : un jeu doit être considéré comme un contrat d’association entre les joueurs, par lequel ils ont acheté « le droit d’attendre ce que le hasard leur en peut donner, suivant les conditions dont ils sont convenus d’abord », comme lorsqu’on achète un billet de loterie.
D’autre part, le calcul des partis procède à l’inverse des autres méthodes mathématiques, qui cherchent appui sur des principes fondés sur la réalité : le sens commun suggère que plus on a gagné de parties, plus on mérite d’empor­ter d’argent, de sorte que l’on croit pouvoir évaluer l’avantage d’un joueur par le nombre de parties qu’il a déjà gagnées. Pascal pose au contraire qu’il faut s’appuyer sur les parties qui manquent à ce joueur pour mesurer son « avan­tage », autrement dit sur les parties qui n’ont pas encore été jouées. Il va donc chercher les principes de son raisonnement à la fin du jeu : car, quelle que soit la succession des parties à venir, à la fin du jeu, l’un des joueurs en aura néces­sairement gagné le nombre requis pour emporter tout l’enjeu et l’autre n’aura rien. Il est donc possible, à partir de cette situation, de calculer le « parti » dans le cas où à chaque joueur manque une seule partie, puis le cas où « à un des joueurs il manque une partie, et à l’autre deux ». En procédant d’un cas à un autre d’aval en amont, on calcule les partis jusqu’au moment demandé. Pascal ne dissimule pas le caractère extraordinaire de cette méthode, qui suppose qu’on raisonne sur des parties qui n’auront peut-être jamais lieu. Mais toute « rebelle à l’expérience » que la question ait été, « elle n’a pu échapper à l’empire de la raison », et « par l’union ainsi réalisée entre les démonstrations des mathématiques et l’incertitude du hasard », elle peut « s’arroger à bon droit ce titre étonnant : Géométrie du hasard ».

Brouillon projet d’une atteinte aux événements des rencontres du cône avec un plan

Tout aussi singulière est la « Génération des sections coniques », qui s’inspire du Brouillon projet d’une atteinte aux événements des rencontres du Cône avec un Plan (un traité des sections coniques) de Girard Desargues. Tel est par exemple le « point à l’infini dans un plan ». C’est un de ces objets dont Pascal pense qu’ils sont « incompréhensibles », mais qu’ils « ne laissent pas d’être » (S. 182) : comment en effet concevoir ce point par définition hors de toute atteinte ? D’autant plus qu’il engendre des principes qui paraissent contraires à la géométrie euclidienne : « Deux droites ou davantage, quelle que soit leur position, sont toujours dites concourantes, soit à distance fi nie, si elles se coupent en un même point, soit à distance infinie, si elles sont parallèles. » Que deux droites concourantes se coupent, c’est une définition admise par tout le monde. Mais qu’on y ramène le cas des parallèles en renvoyant leur point d’intersection à l’infini peut légitimement surprendre. Cependant de cette étrange définition se tirent des conséquences remarquables.
Desargues et Pascal en constituent une théorie unique : une propriété établie sur un cercle peut être étendue à toutes les « coniques », en considérant seulement que certains cas enferment la considé­ration d’éléments à l’infini. Dans la « Generatio conisectionum » et son Introduction à la géométrie, Pascal ouvre la voie d’une géométrie doublement nouvelle. C’est une géométrie qui considère les figures selon des rapports de position respective, indépendamment des considérations de mesure : elle annonce ainsi la « topologie ». D’autre part, c’est une géométrie qui envisage les métamorphoses que subit le cercle lorsque la projection engendre sur le plan des courbes différentes : cette géométrie projective sera redécouverte au XIXe siècle par Poncelet.
Ces géométries conduisent inévitablement à chan­ger certaines manières de penser. Imaginons un cercle de centre O et de rayon fini OA, dont par définition la circonférence est l’ensemble des points situés à égale distance du centre. Que le rayon OA croisse progressivement : la courbure de la circonférence diminue à mesure. Que la longueur du rayon devienne infinie : de courbe, la circonférence sera métamorphosée en droite. La droite est ainsi la figure du cercle de rayon infini. Mais cette construction implique que les deux extrémités de la droite, qui s’éloignent pourtant en sens contraire, se rejoignent à l’infini, autrement dit qu’une droite a non pas deux points à l’infini, comme l’intuition le suggère, mais un seul.

[Blaise Pascal], Lettres de A. Dettonville contenant quelques-unes de ses inventions de geometrie…

Les Lettres de A. Dettonville, dernier ouvrage publié (sous l’un de ses noms de plume) par Pascal, pour résoudre des problèmes relatifs à la roulette (la cycloïde), engendrent des paradoxes semblables par une adroite combinai­son d’arithmétique et de géométrie. Pascal a bien rappelé dans De l’esprit géométrique qu’il existe différentes sortes de grandeurs que l’on dit « hétérogènes » parce qu’elles n’ont pas de rapport entre elles : il n’y a pas de « proportion » entre la ligne et la surface, parce que la ligne n’a qu’une dimension, de sorte que ce n’est pas en accolant des lignes que l’on engendre une surface qui a longueur et largeur. De même, jamais, en superposant des surfaces sans épaisseur, on n’engendre des solides à trois dimensions. Cependant dans les Lettres de A. Dettonville, Pascal se sert du langage de l’arithmétique pour dépasser cette règle. Il multiplie aussi les multiplications : il somme des cubes d’ordonnées qui, multipliés chacun par des petites portions, atteignent quatre dimensions, des carrés élevés au carré qui en ont cinq, puis des carrés et des cubes de « lignes mixtes » qui conduisent le lecteur au-delà des limites de la géométrie natu­relle, jusqu’à un point où seul un calcul aveugle permet de mesurer des corps dépourvus de la réalité concrète de la géométrie euclidienne.
Et pourtant ces inventions ne trahissent aucune vaine virtuosité : le lecteur finit souvent par avoir la surprise de découvrir leur signification.

 

De la géométrie à la physique : les expériences

 En dehors même des mathématiques, la pensée géométrique fournit des modèles féconds.
Dans la « Préface » inachevée de son Traité du vide, Pascal distingue deux types de connaissances : les sciences fondées sur la raison et les sens, et celles qui reposent sur l’autorité.
Les premières ont pour objet les choses qui sont connues directement par les sens et la raison, facultés naturelles dont chacun dispose pour connaître par soi-même les principes et tirer les conséquences sans avoir nul besoin de secours extérieur. Ainsi la recherche mathématique peut se poursuivre libre­ment, dans un progrès éternel, de sorte que la géométrie a une infinité d’infi­nités de propositions à exposer. De ce fait elle demeure toujours partielle et inachevée : il n’y a pas de mathesis universalis. En revanche, elle est entièrement indépendante de l’autorité : nul, fût-ce au nom d’Aristote, n’a le pouvoir d’y imposer quelque proposition que ce soit.
Moins certaine que la géométrie, la physique l’imite en procédant aux expé­riences qui sont les « véritables maîtres qu’il faut suivre dans la physique ». C’est ce que fait Pascal lorsqu’il rapporte les « expériences nouvelles » réalisées à la verrerie de Saint-Sever pour faire apparaître un espace vide en haut d’un tube de 15 mètres de long. À partir de ces expériences spectaculaires, il éta­blit une synthèse théorique de l’hydrostatique générale, applicable à tous les liquides.

 
Blaise Pascal, Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs…
Blaise Pascal, Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs…
Blaise Pascal, Traités de l’équilibre des liqueurs, et de la pesanteur de la masse de l’air…
 

Le Traité de l’équilibre des liqueurs explique pourquoi les liquides pèsent « suivant leur hauteur », comment ils peuvent équilibrer « un corps solide », et des corps compressibles ou non, « qui sont tout enfoncés dans l’eau ». Le Traité de la pesanteur de la masse de l’air déduit point par point du principe « que l’air est pesant » les propriétés de la pression atmosphérique : « Puisque chaque partie de l’air est pesante, il s’ensuit que la masse entière de l’air, c’est-à-dire la sphère entière de l’air, est pesante » ; « comme la sphère de l’air n’est pas infinie en son étendue, et qu’elle a des bornes, aussi la pesanteur de la masse de tout l’air n’est pas infinie » ; « comme le fond d’un seau où il y a de l’eau est plus pressé par le poids de l’eau quand il est tout plein que quand il ne l’est qu’à demi, et qu’il l’est d’autant plus qu’il y a plus de hauteur d’eau, aussi les lieux élevés, comme les sommets des montagnes, ne sont pas si pres­sés par le poids de la masse de l’air que les lieux profonds, comme les vallons ; parce qu’il y a plus d’air au-dessus des vallons qu’au-dessus des sommets des montagnes ». Les chapitres suivants passent à différentes applications fami­lières : la pesanteur de la masse de l’air « cause l’enflure de la chair quand on applique des ventouses », « l’attraction du lait que les enfants tètent de leurs nourrices », et « l’attraction de l’air qui se fait en respirant ». Là encore nulle place pour l’autorité (en dehors des récits d’expériences, qui doivent être crédibles).

[Noël de Lalane], Distinction abregée des cinq propositions qui regardent la matiere de la grâce…

L’importance de l’imagination

Comme nous l’avons constaté ci-dessus pour la géométrie, l’imagination, qui est loin d’être toujours une « puissance trompeuse », prend le relais quand il s’agit d’exhiber des effets moins ordinaires : lorsqu’il s’agit de prouver que « comme les effets de la pesanteur de la masse de l’air augmentent ou dimi­nuent à mesure qu’elle augmente ou diminue, ils cesseraient entièrement si l’on était au-dessus de l’air ou en un lieu où il n’y en eût point », Pascal semble se heurter à une impossi­bilité. Il parvient pourtant à réaliser l’expérience, sans s’envoler au-delà de l’atmosphère comme Cyrano de Bergerac, en construisant un modèle réduit de cette expérience impossible, par l’expérience dite « du vide dans le vide », qui consiste à placer un petit tube barométrique dans un autre plus grand, et à montrer que, si l’on fait le vide dans le grand tube, le mercure du petit tube, n’étant plus soumis à la pression de l’air, tombe au niveau de sa cuve. L’esprit géométrique s’appuie ainsi sur l’imagination rationnelle lorsque la pratique paraît atteindre ses limites.
 
À côté des disciplines d’observation et de raisonnement, il existe des sciences soumises au principe d’autorité. N’entendons pas par là une contrainte exercée sur l’esprit par une puissance arbitraire. Tout au contraire, l’autorité est pour Pascal une manière de respecter la séparation naturelle des ordres, alors qu’il condamne sous le nom de « tyrannie » qui consiste à « vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre », par exemple à forcer le consentement de l’esprit par la contrainte et la violence faite au corps. Les matières d’autorité sont celles qui, n’étant pas soumises aux facultés naturelles, ne peuvent être connues sans médiation par la raison ou les sens : il y faut recourir à d’autres personnes, qui par une connaissance directe des faits ont autorité pour en parler. Telle est l’histoire, car les événe­ments passés ne sont connus que par le témoignage de ceux qui les ont vécus, ou la géographie, car les pays lointains ne sont vraiment connus que par ceux qui y ont voyagé. C’est surtout le cas de la théologie, car le mystère d’un Dieu infini et caché ne peut être connu que par une révélation apportée par Dieu lui-même. Dans tous ces cas, l’esprit doit se soumettre aux principes qui lui sont fournis par des récits authentiques ou une Révélation.
Le raisonnement n’est pas exclu pour autant : il intervient d’abord en amont pour juger de la nécessité de l’appel à l’auto­rité, puis pour évaluer la crédibilité des témoignages ; il inter­vient ensuite en aval, pour tirer des principes admis toutes les conséquences. C’est aujourd’hui encore notre conception de l’histoire, que nul ne peut rien ajouter aux documents origi­naux fournis par les archives, mais que l’historien est juge de la crédibilité des témoins, dont il tire ensuite les conclusions qu’impose leur rapport. Et en matière religieuse, la première démarche consiste à distinguer les fausses autorités (philosophies et fausses religions) de celles qui méritent confiance puis, une fois acquises les raisons de croire, à s’appuyer sur les dogmes apportés par la Révélation pour tenter d’ap­profondir la compréhension des mystères divins : c’est l’objet de la théologie, science de raisonnement que Pascal lui-même a pratiquée dans ses Écrits sur la grâce. Le titre d’un dossier des Pensées résume cette démarche : « Soumission et usage de la raison ».
Il ne faudrait pas du reste exagérer la différence entre la science et la reli­gion. Certes, les dogmes de la foi dépassent la raison. Mais nous avons vu que le savant affronte des « incompréhensibles qui ne laissent pas d’être » avec les corps géométriques à quatre, cinq ou six dimensions. Il y en a d’autres. Le point à l’infini, le nombre infini qui n’est ni pair ni impair, la spirale de Torricelli qui s’enroule infiniment sur elle-même sans jamais parvenir à son centre, mais qui a une mesure finie. À un certain point, la géométrie met en question des catégories de pensée fondamentales. Mais ce sont ces monstres qui permettent de passer les colonnes d’Hercule. Pascal aurait pu dire de ce que nous appelons le scientisme, qui cadenasse a priori le domaine du rationnel, ce qu’il a dit de l’athéisme en matière de religion : « Athéisme marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement » (S. 189). L’esprit géométrique est ouvert à l’imagination, non à la folle du logis que dénoncent les Pensées, mais à la recherche qui ne craint pas le risque et l’aventure.
S’il en fallait une dernière preuve, on le trouverait dans un tout autre domaine, peut-être moins connu : la création d’entreprise. Le dossier de la société des « carrosses à cinq sols », tel que l’a reconstitué Jean Mesnard, impose cette dernière conclusion : la conception de ces transports en commun parisiens, la direction de la société, l’organisation des contrats, la détermina­tion des trajets, le choix des véhicules, tout cela a été conçu et réalisé par Pascal d’une manière tout à la fois méthodique, rigoureuse et inspirée par le goût de l’innovation : tant qu’il a dirigé l’entreprise, les carrosses ont circulé active­ment dans Paris, bien avant nos omnibus et notre métropolitain.
La géométrie n’est peut-être qu’un métier, dit Pascal ; mais elle donne un modèle de raisonnement et un guide assez souple pour conduire la pensée dans des ordres différents : l’ordre des esprits par ses inventions, l’ordre de la charité par la rédaction des Pensées et des Provinciales, mais aussi l’activité pratique dans l’ordre des corps.