La beauté de Rome

Troisième partie, livre XIII

Le Colisée

Au moment de quitter son ambassade de Rome, fin 1829, Chateaubriand visite une dernière fois la ville dont les ruines le fascinent. Après de longs chapitres consacrés à la politique et aux affaires étrangères, ce texte très poétique lui donne l’occasion de déplorer à nouveau le passage inexorable du temps et la ruine des civilisations, qu’il confronte à l’éternité de la religion.
 
On n'a point vu Rome quand on n'a point parcouru les rues de ses faubourgs mêlées d'espaces vides, de jardins pleins de ruines, d'enclos plantés d'arbres et de vignes, de cloîtres où s'élèvent des palmiers et des cyprès, les uns ressemblent à des femmes de l'Orient, les autres à des religieuses en deuil. On voit sortir de ces débris de grandes Romaines pauvres et belles, qui vont acheter des fruits ou puiser de l'eau aux cascades versées par les aqueducs des empereurs et des papes. Pour apercevoir les mœurs dans leur naïveté, je fais semblant de chercher un appartement à louer ; je frappe à la porte d'une maison retirée ; on me répond : Favorisca. J'entre : je trouve, dans des chambres nues, ou un ouvrier exerçant son métier, ou une zitella fière, tricotant ses laines, un chat sur ses genoux, et me regardant errer à l'aventure sans se lever.
Quand le temps est mauvais, je me retire dans Saint-Pierre ou bien je m'égare dans les musées de ce Vatican aux onze mille chambres et aux dix-huit mille fenêtres (Juste-Lipse). Quelles solitudes de chefs-d'œuvre ! On y arrive par une galerie dans les murs de laquelle sont incrustées des épitaphes et d'anciennes inscriptions : la mort semble née à Rome.
Il y a dans cette ville plus de tombeaux que de morts. Je m'imagine que les décédés, quand ils se sentent trop échauffés dans leur couche de marbre, se glissent dans une autre restée vide, comme on transporte un malade d'un lit dans un autre lit. On croirait entendre les squelettes passer durant la nuit de cercueil en cercueil.
La première fois que j'ai vu Rome, c'était à la fin de juin : la saison des chaleurs augmente le délaisser de la cité ; l'étranger fuit, les habitants du pays se renferment chez eux ; on ne rencontre pendant le jour personne dans les rues. Le soleil darde ses rayons sur le Colysée, où pendent des herbes immobiles, où rien ne remue que les lézards. La terre est nue ; le ciel sans nuages paraît encore plus désert que la terre. Mais bientôt la nuit fait sortir les habitants de leurs palais et les étoiles du firmament ; la terre et le ciel se repeuplent ; Rome ressuscite ; cette vie recommencée en silence dans les ténèbres, autour des tombeaux, a l'air de la vie et de la promenade des ombres qui redescendent à l'Erèbe aux approches du jour.
Hier, j'ai vagué au clair de la lune dans la campagne, entre la Porte Angélique et le Mont Marius. On entendait un rossignol dans un étroit vallon balustré de cannes. Je n'ai retrouvé que là cette tristesse mélodieuse dont parlent les poètes anciens, à propos de l'oiseau du printemps. Le long sifflement que chacun connaît, et qui précède les brillantes batteries du musicien ailé, n'était pas perçant comme celui de nos rossignols ; il avait quelque chose de voilé, comme le sifflement du bouvreuil de nos bois. Toutes ses notes étaient baissées d'un demi-ton ; sa romance à refrain était transposée du majeur au mineur ; il chantait à demi-voix ; il avait l'air de vouloir charmer le sommeil des morts, et non de les réveiller. Dans ces parcours incultes, la Lydie d'Horace, la Délie de Tibulle, la Corinne d'Ovide, avaient passé ; il n'y restait que la Philomèle de Virgile. Cet hymne d'amour était puissant dans ce lieu et à cette heure ; il donnait je ne sais quelle passion d'une seconde vie : selon Socrate, l'amour est le désir de renaître par l'entremise de la beauté ; c'était ce désir que faisait sentir à un jeune homme une jeune fille grecque en lui disant: « S'il ne me restait que le fil de mon collier de perles, je le partagerais avec toi. »
Si j'ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre ou le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l'ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j'invoquerai le génie de la gloire et du malheur.

 

Chateaubriand (1768-1848), Mémoires d’Outre-Tombe, 1848
> Texte intégral : Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1904