La tradition manuscriteJean-Claude Berchet

Vie de Chateaubriand : Chateaubriand lisant dans un salon

Les Mémoires d'outre-tombe furent une entreprise de longue haleine qui a été conduite, de manière intermittente mais obstinée, à travers une vie entière. Sur le point de les conclure, le mémorialiste observe :

« J'ai commencé à écrire ces Mémoires à la Vallée-aux-Loups le 4 octobre 1811 ; j'achève de les relire en les corrigeant à Paris ce 25 septembre 1841 : voilà donc vingt-neuf ans, onze mois, vingt-un jours, que je tiens secrètement la plume en composant mes livres publics, au milieu de toutes les révolutions et de toutes les vicissitudes de mon existence. »

Ce « travail de trente années » et même davantage (puisqu'il continua de les retoucher jusqu'à la veille de sa mort) a néanmoins laissé peu de traces écrites, pour une raison très simple : certes, Chateaubriand a été, comme Flaubert ou Proust, un écrivain perfectionniste, pour ne pas dire un maniaque de la correction ; en revanche, il a presque toujours eu soin de faire disparaître ses brouillons. Aucun fétichisme du premier jet chez ce professionnel de la littérature pour qui ne compte, en dernière instance, que le lecteur futur du texte imprimé, et qui, dans une perspective toute classique, privilégie le « produit fini » destiné au public. Loin de vouloir, comme certains, constituer lui-même les archives de son œuvre, il a tendance au contraire à éliminer les « avant-textes », au point de souligner le caractère exceptionnel de ses propres infractions à cette règle. Ainsi, après son pèlerinage en Orient, le voyageur avait conservé une liasse de notes prises en cours de route (aujourd'hui dans les archives de Combourg). En tête de ce manuscrit intitulé journal de Jérusalem, nous pouvons lire ces lignes tardives :

« J'ai détruit tous mes manuscrits ; le seul qui me reste est celui de mon voyage à Jérusalem, parce que je l'ai écrit au milieu de la mer et des tempêtes, dans l'année 1807. Je n'ai pas eu le courage de le brûler parce qu'il ressemble trop à toute ma vie. »

Chateaubriand a procédé la même façon avec les Mémoires d'outre-tombe. Les rares manuscrits, copies ou autographes, qui sont parvenus jusqu'à nous sont des « rescapés », pour des raisons et selon des modalités diverses. C'est dire leur importance. Ils nous font pénétrer pour ainsi dire par effraction sur le chantier des Mémoires, et sont pour le critique-historien de la littérature des témoignages irremplaçables. Or, jusqu'à une date récente, les collections publiques ne possédaient presque rien de ce reliquat. Aussi faut-il se réjouir de constater que la Bibliothèque nationale de France, grâce à des acquisitions judicieuses, est en train de combler, dans ce domaine, une grande partie de son retard.

Mémoires de ma vie

Les mémoires de ma vie

La version la plus ancienne des Mémoires a pour titre : Mémoires de ma vie commencés en 1809. Dans cette autobiographie « intimiste » à la Rousseau, le mémorialiste retraçait une histoire complète de sa jeunesse jusqu'à la fin de son émigration en Angleterre. Des onze livres déjà rédigés lorsque ce travail fut interrompu en 1822, nous ne connaissons plus que les livres I, II et III, achevés en 1817. Ce récit de son enfance à Saint-Malo, de ses années de collège, enfin de son adolescence à Combourg, revêtait pour Chateaubriand une valeur particulière, à la fois personnelle et familiale. Il renonça donc à le détruire, mais inscrivit après coup sur la première page la note suivante : 

« Seule partie qui me reste du Ier manuscrit de mes Mémoires écrit de ma propre main. Tout le reste, corrigé, raturé, a été brûlé après que Hyacinthe en a fait une copie complète (note écrite en 1840 au moment où j'achève de brûler tous mes papiers). »

Ces quelque trois cents feuillets de petit format oblong (environ 215 x 130 mm) furent partagés après sa mort entre les membres de sa famille, puis dispersés. Néanmoins, un nombre considérable de ces fragments a pu être retrouvé, puis répertorié au cours de ce siècle : au total deux cent vingt-neuf pages au nombre desquelles on retiendra les cent trois pages inédites qui ont été découvertes en 1995, et aussitôt acquises par la BnF (voir à ce sujet : Jean-Claude Berchet, « Du nouveau sur le manuscrit des Mémoires de ma vie », Bulletin de la Société Chateaubriand, n° 39, 1997, p. 31-41). Or celle-ci avait reçu en 1945 une copie intégrale de ces trois livres, exécutée en 1826 pour Mme Récamier et provenant de sa succession. Voici désormais un premier groupe de manuscrits qui a sa cohérence, les fragments autographes récemment acquis venant compléter et enrichir de variantes inédites le texte déjà connu de la copie Récamier.

Mémoires d'outre-tombe

Les Mémoires d'outre-tombe

Lorsque Chateaubriand, après la révolution de juillet, décida de reprendre la rédaction de ses Mémoires, ce fut dans une perspective élargie qu'il devait formuler dès le mois de juillet 1832 dans une « Préface testamentaire » : 

« Si j'étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes de mon temps. »

Après avoir retenu un nouveau titre plus approprié à ses nouvelles intentions, le mémorialiste commença (automne 1832) par récrire entièrement les Mémoires de ma vie qui vont devenir la première partie des Mémoires d'outre-tombe, au total douze livres. Il leur ajouta en 1833 six livres supplémentaires qui allaient former le noyau de la quatrième. Enfin, de 1836 à 1839, il compléta le « corps central » du monument (Empire et Restauration). Il ne lui restait plus à rédiger qu'une conclusion générale à laquelle il mettra le point final dans les dernières semaines de 1841.
Au printemps 1836, une société en commandite avait réussi à se constituer pour acquérir par avance les droits de publication des Mémoires, moyennant une somme importante, complétée par une rente viagère qui devait être servie jusqu'à sa mort au vieil écrivain. À charge pour ce dernier, à mesure que son travail avançait, de faire reporter sur des copies-témoins toutes les retouches qu'il se réservait la possibilité de faire jusqu'à la fin sur son propre manuscrit. La première de ces copies serait déposée au siège de la Société propriétaire, la seconde chez un notaire. Ce système compliqué de garantie mutuelle entraîna une multiplication des copies parallèles ; il encouragea aussi Chateaubriand, au cours des années suivantes, à faire subir à son texte de nombreuses modi­fications. Il en résulta une certaine confusion qui aura sa part de responsabilité dans la désastreuse publication posthume de 1848-1850. Malgré les scrupules indéniables dés exécuteurs testamentaires, cette édition originale en douze volumes ne reproduisait pas le texte du dernier manuscrit ; elle effaçait de surcroît toute trace de sa subtile architecture ; c'était trahir en profondeur les intentions « épiques » du mémorialiste. Il faudra néanmoins attendre la seconde moitié du XXe siècle pour qu'un recours systématique à tous les manuscrits permette enfin de revenir à un texte plus conforme à ses dernières volontés. Le pionnier de ce travail archéologique fut le professeur Maurice Levaillant (1883-1961), qui en transcrivit le plus grand nombre. Certains ont été retrouvés depuis. Il ne suffit pas du reste de recenser tous ces avant-textes : encore faut-il préciser leur statut réciproque puisque leur nature, leur date aussi bien que leur provenance sont très diverses.
Un personnage obscur a joué dans cette histoire un rôle central : Hyacinthe Pilorge, le secré­taire de Chateaubriand. Demeuré à son service pendant vingt-cinq ans, il fut le principal artisan de la transcription des Mémoires d'outre-tombe dont il connaissait le texte mieux que personne. Il avait en effet pour mission de « mettre au propre » au fur et à mesure tout ce qu'écrivait ou dictait son patron ; il avait même fini par être le seul à pouvoir déchiffrer son écriture, rendue de plus en plus illisible par les rhumatismes. C'est à partir de sa « dactylographie » que Chateaubriand pouvait ensuite se relire, puis se corriger ; et lorsque la nouvelle page se recouvrait à son tour de trop nom­breuses ratures, Pilorge procédait à une nouvelle mise au net. C'est lui qui exécuta en 1840 la pre­mière copie intégrale des Mémoires d'outre-tombe. Ce manuscrit représenta longtemps le texte de référence, dont les « doubles » furent ensuite envoyés à qui de droit. C'est alors un ensemble de plus de quatre mille pages, regroupées par livres dans des chemises de carton, et où chaque feuillet pouvait être corrigé, déplacé ou remplacé à volonté. Ce travail achevé (en 1841), le mémorialiste laissa « reposer » son œuvre pour quelque temps. Mais grâce à la souplesse de ce montage, les Mémoires d'outre-tombe ont encore la vocation de rester une œuvre ouverte, une sorte de work in progress.
On se rappelle que Pilorge avait reçu, parallèlement, la consigne de faire disparaître tous les brouillons ou versions intermédiaires, désormais inutiles. Mais ces « rogatons » qu'on lui enjoignit alors de brûler faisaient la fierté de Hyacinthe. Ce serait la preuve, plus tard, qu'il aurait été le collaborateur, voire le confident, du plus grand écrivain français. Aussi ne voulut-il pas se séparer de ces « papiers » condamnés au feu (près de six cents feuillets). Sans en rien dire à personne, il les réserva, puis les emporta avec lui lorsqu'il fut congédié, au mois de juillet 1843, pour des raisons obscures, mais indépendantes de ce « larcin » que Chateaubriand semble avoir toujours ignoré. Ils dormaient oubliés dans un placard lorsqu'ils furent retrouvés par hasard dans une villa suisse, en 1938. Après de longues et difficiles tractations, ils finirent par être dispersés sur le marché des autographes au cours des années soixante, sans avoir pu être répertoriés ni collationnés dans leur intégralité. Exception faite de quelques séries acquises par des institutions accessibles (fondation Bodmer, bibliothèques universitaires suisses ou américaines), la plus grande partie de ce qu'il est aujourd'hui convenu de désigner sous le nom de « manuscrit de Genève » est retournée à la clan­destinité dans de très particulières collections. Du moins ce qui a pu en être publié suffit à démontrer son intérêt.

 

Le manuscrit de 1845

Une circonstance imprévue (le rachat par Émile de Girardin à la Société propriétaire du droit de publier les Mémoires en feuilleton dans La Presse, son quotidien à succès, avant qu'ils ne paraissent en volumes) obligea en 1844 Chateaubriand à reprendre son manuscrit pour procéder à une relecture systématique. Secondé par son nouveau secrétaire Daniélo, il multiplia les corrections de forme, allant jusqu'à supprimer des séquences entières. Après cette révision, terminée au mois de février 1845les Mémoires d'outre-tombe comprenaient encore une cinquantaine de livres, toujours regroupés en quatre parties. C'est alors que Daniélo en numérota de nouveau chaque feuillet pour établir une pagination continue : on arrivait ainsi à 4074 pages. Malgré le nom usuel de « manuscrit de 1845 » qu'on a coutume de donner à ce manuscrit révisé, c'est en réalité la copie établie en 1840 par Pilorge, parfois demeurée intacte, parfois recomposée, et souvent surchargée de corrections autographes qui ont en général passé dans la version définitive.
Du reste, la plupart des passages qui furent alors censurés nous sont connus, mais ils nous sont parvenus par des voies différentes. Les archives de Combourg ont hérité des passages que Chateaubriand décida lui-même de retrancher : par exemple les contes de revenant du livre III, ou la « digression philosophique » du livre XI. En revanche, au mois de janvier 1845un copiste semble avoir dérobé, sur la table même du mémorialiste, un certain nombre de pages disparates pour les revendre à un amateur. Celui-ci les recopia, avant de les offrir, en 1852à la Bibliothèque impériale : ces fragments furent ainsi les premiers et longtemps les seuls « manuscrits » des Mémoires d'outre-tombe à être entrés au département des Manuscrits !

Mémoires d'outre-tombe

La révision de 1846

Au début de 1846, le mémorialiste se laissa persuader par son entourage qu'il fallait consentir à des sacrifices supplémentaires. Il procéda donc à une dernière révision qui entraîna cette fois une réduction importante du volume du texte, puisqu'il fut alors amputé de près de cinq cents pages. Furent successivement éliminés : le livre consacré à Mme Récamier dans la troisième partie, et dans la quatrième plus de la moitié du séjour à Venise, ainsi qu'un livre composite, rédigé à la demande du duc de Noailles, mais à vrai dire assez mal venu. Chateaubriand ne livra toutefois pas au feu son ancien manuscrit (la copie de Pilorge avec les corrections de 1845). Il en conserva au moins la quatrième partie dans sa totalité pour la donner à Mme Récamier ; il avait aussi tenu à lui offrir le dossier complet du livre qu'elle avait inspiré.
Entre-temps les copistes étaient entrés en action pour établir une triple copie du texte de cette nouvelle version, à peu près définitive. Une fois menée à bien la révision de 1846 les Mémoires d'outre-tombe avaient perdu un peu de leur substance, ainsi que les grandes lignes de leur architecture imposante ; mais en vérité, cette opération de dégraissage ne touchait à rien de très essentiel. À la répartition de son abondante matière en quatre parties ou « carrières », Chateaubriand préféra au dernier moment une division continue en quarante-deux livres. Dans un « Avant-propos » daté du 14 avril, il avait adressé un ultime message à ses lecteurs à venir. Cette copie de 1846 représente le dernier manuscrit que le mémorialiste a eu entre les mains, et qui servit de base à la première édition des Mémoires. C'est pourquoi on lui donne en général le nom de « manuscrit de 1848 ». Il ne nous est parvenu que sous forme fragmentaire (sept livres sur quarante-deux).
Une deuxième copie fut achevée quelques mois plus tard pour être déposée chez le notaire. Cette « copie de 1847 » existe toujours : elle a été conservée pendant cent cinquante ans dans la même étude parisienne. Certes, elle est dépourvue de toute correction autographe ; mais elle est complète. Elle est donc la seule à pouvoir nous donner une idée précise de la dernière « organisation » du texte.
En revanche, la troisième copie, qui devait appartenir à la Société propriétaire, a disparu sans laisser de traces. On peut la supposer identique à la précédente.

Le rapide examen que je viens de faire des méthodes de travail de Chateaubriand aide à comprendre une chose : c'est que jamais le manuscrit des Mémoires d'outre-tombe ne se présenta comme un manus­crit autographe continu (comme, par exemple, pour les Confessions de Jean-Jacques Rousseau). Les uniques témoignages sur lesquels nous puissions compter pour analyser les différentes phases de leur genèse sont donc soit des fragments de diverses époques, éliminés en cours de route et retrouvés par hasard ; soit des copies anciennes, plus ou moins étendues, et sur lesquelles la proportion des interventions directes du mémorialiste est très variable.
Nous avons vu que les plus significatives de ces copies avaient été recueillies dès 1845 par Mme Récamier ; leur histoire est ensuite assez facile à suivre. À la mort de sa tante en 1849 (un an après Chateaubriand), la nièce de Mme Récamier, Mme Lenormant, hérita de tous les papiers de celle-ci et les conserva pieusement. Elle ne tarda pas à faire relier les manuscrits des Mémoires qui lui étaient échus : ils furent alors répartis en six volumes in-4°, revêtus de maroquin bleu sombre, ornés sobrement, sur les plats, de trois filets à froid. Dans un premier volume, furent réunis des copies successives et des fragments autographes du « livre Récamier » (ancien livre X de la 3e partie, seconde époque) ; le volume est intitulé : « Mémoires de M. de Chateaubriand. Livre dixième et variantes ». Les cinq autres contiennent le manuscrit corrigé de la 4e partie, dit « manuscrit de 1845 ». Les onze livres sont ainsi distribués : livres I et II (volume 1) ; livres III et IV (volume 2) ; livres V, VI et VII (volume 3) ; livres VIII, IX et X (volume 4) ; livre XI (volume 5). Après la mort de Mr Lenormant, ces volumes furent mis en vente (27 mai 1895) et acquis par le libraire Honoré Champion, bibliophile réputé.
Le fils de ce dernier, Édouard Champion, devait enrichir ce legs en acquérant à son tour, en 1916, sept livres du « manuscrit de 1848 ». Ces feuillets, provenant de la copie personnelle de Chateaubriand, avaient servi à imprimer le texte des Mémoires, comme en témoignent encore les noms des typographes tracés au crayon dans les marges. Édouard Champion regroupa ces sept livres en trois volumes, qu'il fit relier en 1930 par Canapé sur le modèle des autres (le bleu du maroquin est un peu plus clair et les filets sont dorés). Réuni pour la première fois, ce bel ensemble de neuf volumes, connu sous le nom de « manuscrits Champion », ne demeura pas sous le boisseau. Son détenteur accepta en effet de les mettre à la disposition de Maurice Levaillant qui les étudia de manière exemplaire et les publia dans sa fameuse édition du centenaire (1948).
Après le décès prématuré du collectionneur à la veille de la guerre, sa fille et son gendre se séparèrent de ces précieuses reliques. Ce fut un autre amateur passionné qui, après les avoir acquises, veilla jalousement durant un demi-siècle sur ce trésor de nouveau enfoui. Il aura fallu la généreuse contribution du mécénat privé pour que les « manuscrits Champion » puissent enfin rejoindre à la Bibliothèque nationale de France les fleurons de notre patrimoine littéraire. Ils sont désormais accessibles à tous : on ne pouvait leur souhaiter meilleur destin, ni envisager plus heureux dénoue­ment.
La Bibliothèque aura donc pu « récupérer », soit par dons, soit par achats, la presque totalité du fonds Récamier : la copie de 1826 des Mémoires de ma vie (1945) ; les papiers et correspondances de Mme Récamier (1951) ; les manuscrits Champion, enfin. Après des expositions qui firent date (en 1948 et 1969), on ne pouvait imaginer de rendre à Chateaubriand un plus bel hommage que de reconstituer, dans le calme retrouvé de la rue de Richelieu, une Abbaye-aux-Bois idéale.