À propos de l’œuvre Charles-Eloi Vial
Romancier avant d’être mémorialiste, Chateaubriand n’avait pas initialement prévu de se mettre en scène au cœur d’un récit autobiographique. Son ambition première avait été de raconter ses voyages. Lors de sa mission diplomatique à Rome en compagnie du cardinal Fesch en 1803, il avait déjà esquissé le projet d’écrire un récit de ses années d’émigration et de son voyage aux États-Unis. Quelques feuillets furent confiés au comte Molé à son départ pour Jérusalem en 1806. À son retour, Chateaubriand s’attacha à coucher sur le papier le récit de son voyage, avant de s’adonner tout entier à la rédaction des Martyrs. Il rêvait à l’époque de s’atteler à une monumentale Histoire de France. Un peu avant la fin de l’Empire, il s’y remit, avant de se consacrer pleinement à l’actualité politique. La rédaction de la brochure De Buonaparte et des Bourbons, son action pendant les Cent-Jours puis dans l’opposition politique à Louis XVIII le tirent éloignés de son manuscrit, qu’il ne reprit qu’en 1817, après la vente de son domaine de la Vallée-aux-Loups. La duchesse de Duras, romancière célèbre, eut la primeur des premières pages concernant sa jeunesse, tandis que la fascinante Madame Récamier devint bientôt la principale inspiratrice de son projet littéraire.
Durant son ambassade à Londres en 1822, Chateaubriand s’attela plus sérieusement à la rédaction de la première partie de ses mémoires, consacrée à sa jeunesse jusqu’à la fin de la Révolution. Il interrompit à nouveau son travail vers 1826, après l’avoir fait relire à Madame Récamier. La Révolution de 1830 changea d’un coup la vie de Chateaubriand. En se rendant compte que la chute de la monarchie, dont il avait été malgré tout un des fidèles serviteurs, le faisait basculer dans le passé et que ses œuvres commençaient à se démoder, Chateaubriand renonça à écrire des romans et à se faire historien, ce qui donna à son projet autobiographique un second souffle. Il n’ambitionna plus seulement d’écrire l’histoire de sa vie, mais aussi la biographie de tout son siècle. Ce faisant, son écriture changea d’échelle. Plus que sa jeunesse aventureuse et sa brève carrière diplomatique et politique sous l’Empire et la Restauration, Chateaubriand voulut inscrire son rôle dans son époque, celle des guerres et des révolutions. Il conserva ainsi le récit de sa jeunesse en Bretagne puis à Paris, ainsi que les chapitres consacrés à son émigration, au ton très personnel, mais s’attribua sans surprise un rôle de premier plan sous l’Empire et la Restauration, en se présentant comme un ennemi implacable et injustement persécuté par Napoléon – ce qu’il ne fut pas –, comme un acteur majeur de la chute de l’empereur en 1814 (qu’il ne fut pas non plus), avant de remettre en scène son attitude de « girouette » politique durant toute la Restauration en la présentant comme une défense acharnée et intangible de deux idéaux qu’il tenta jusqu’au bout de concilier : les acquis sociaux de la Révolution préservés au sein de la Charte constitutionnelle de 1814 et l’idéal de la monarchie chrétienne.
La révolution de 1830 et l’exil de la famille royale le dégoûtèrent profondément, et sa défense des droits du jeune « Henri V » exilé à Prague constituent le gros de la dernière partie des Mémoires. Avec les chapitres de ses deux visites aux Bourbons exilés à Prague en 1833, l’écrivain peint la fin de la monarchie française, avant d’admettre que le monde hérité de la Révolution et celui légué par l’Ancien Régime sont tous les deux irréconciliables. En l’état, les Mémoires d’outre-tombe étaient achevées dès 1834, et Chateaubriand put même en publier quelques extraits dans la Revue des Deux-mondes. Toutefois, la signature d’un contrat d’édition avec le libraire Delloye lui garantit une confortable rente viagère en échange d’une publication immédiatement après sa mort, au lieu des cinquante années de délai initialement envisagées par l’écrivain. Il se remit donc à écrire plusieurs chapitres, notamment ceux consacrés à la période du Consulat et de l’Empire, ainsi qu’un long portrait de Mme Récamier, conçu sous la forme d’un hommage posthume. La conclusion fut achevée le 16 novembre 1841, après un an de travail. Il remit son manuscrit sur le métier en 1844 et 1845, après la décision de l’éditeur Émile de Girardin de le publier en feuilleton dans le journal La Presse, ce qui le força à retrancher ou à réécrire certains passages critiquant trop violemment le régime de Louis-Philippe ou des personnages publics encore vivants.
Dans leur forme achevée, les Mémoires d’outre-tombe se présentent comme une série de plusieurs récits enchâssés les uns dans les autres : l’autobiographie d’un gentilhomme breton de la fin de l’Ancien Régime à l’émigration (première partie, livres I à XII) ; le récit de la vie d’un homme de lettres entamant une modeste carrière diplomatique sous le Consulat (deuxième partie, livres XIII à XVIIII) ; une biographie de Napoléon Bonaparte (troisième partie, livres XIX à XXIV) ; un recueil de souvenirs politiques et diplomatiques (troisième partie, livres XXV à XXVIII puis XXXI à XXXIV), complété par une biographie de Mme Récamier (troisième partie, livre XXIX) ; et enfin le récit d’un ancien officiel tombé dans l’opposition politique, assistant sans pouvoir agir à la fin d’un monde ancien et à la naissance de la France moderne, celle du règne de la bourgeoisie et du libéralisme (quatrième partie, livres XXXV à XLIII). Le livre XLV, qui sert de conclusion, est un panorama historique embrassant du regard toutes les évolutions politiques et sociales de l’Europe depuis le choc fondateur de la Révolution de 1789 jusqu’à l’aube du monde moderne. Chateaubriand y revient sur le déclin des monarchies et des sociétés anciennes, sur le progrès néfaste de l’individualisme, tout en réaffirmant sa profonde foi dans la chrétienté.
Cette œuvre immense, tenant à la foi de l’autobiographie, du roman, du récit de voyage, de la profession de foi et du pamphlet politique, tient toute entière dans une seule longue phrase, la toute dernière de l’œuvre : « En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre qui donne à l’ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j’aperçois la lune pâle et élargie ; elle s’abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l’Orient : on dirait que l’ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité ».