À propos de l’œuvreRoger Musnik
En 1715, Lesage publie Histoire de Gil Blas de Santillane. Ce livre marque les contemporains et le succès est foudroyant, au point que l’auteur lui donne une suite en 1724 et termine son histoire en 1735. Il relate les pérégrinations aventureuses de Gil Blas, fils d’un écuyer et d’une femme de chambre, dans l’Espagne des années 1610-1640. Quittant Oviedo pour Salamanque afin d’étudier à l’université, le jeune homme est attaqué par des brigands, qui l’intègrent à leur troupe. Tour à tour bandit, prisonnier, apprenti-médecin, économe, acteur d’une troupe itinérante, il devient ensuite serviteur de différents personnages et débute alors son ascension sociale : domestique de bourgeois, puis de nobles, il devient intendant de puissants, et par là fait son apprentissage à la Cour, jusqu’à finir secrétaire du premier ministre espagnol. Rendu cynique, à l’image du pouvoir qu’il côtoie, il se change en manipulateur corrompu, avant de connaître la disgrâce, puis de nouveau les faveurs du trône. Anobli, il termine retiré sur ses terres avec femme et enfants.
Une satire sociale
Écrit à la première personne, Gil Blas brosse une fresque de l’Espagne du siècle précédent, derrière laquelle se cache à peine la France du temps de Lesage. Il le fait à la manière des romans picaresques : récit effréné, où prime en apparence l’aventure, avec brigands, enlèvements, prisons, auberges et palais. Cela permet d’avoir un regard sur le pays et ses diverses couches sociales : voleurs, comédiens, médecins, prélats, nobles de la cour. Mais contrairement au roman espagnol, Lesage écrit l’histoire d’une ascension sociale, celle d’un adolescent quittant le cocon familial avec une mauvaise mule pour terminer comme un puissant personnage. Et qui ne montre pas une attitude héroïque. On le lui a beaucoup reproché, mais son objectif n’était pas de tracer un portrait psychologique fouillé de ses personnages, comme ce sera le cas pour Marivaux ou l’abbé Prévost. L’important est le rythme, la satire sociale et la dérision. Gil Blas est un roman alerte dont chaque protagoniste frôle le lieu commun. Car Lesage joue sur les clichés de ce type de littérature : les médecins tuent leurs malades par ignorance et arrogance, les acteurs mènent une vie dissolue, les ministres sont véreux, les poètes ridicules, les femmes souvent légères, et le héros ballotté par le hasard ne maîtrise rien.
Un roman « réaliste »
L’Histoire de Gil Blas est à la fois un récit invraisemblable (tant de péripéties qui finissent toujours par s’arranger) et réaliste : description des auberges, des châteaux, des prisons, des routes ou des marchés. Cette peinture de la vie quotidienne que chacun connaît implique le lecteur dans la narration. Expression du mouvement, ce roman présente une extrême variété de tons et les épisodes s’enchaînent sans temps morts. De nombreuses histoires annexes, sous forme de récits-gigognes, renouvellent constamment l’intérêt. L’omniprésence du héros assure alors la liaison entre les divers fils de l’intrigue. La cohérence est renforcée par le fait que Gil Blas change avec le temps : au début c’est un jeune homme qui cherche sa voie, et le style est enjoué, narquois. La suite, écrite neuf ans plus tard, insiste sur l’aspect moral et sentimental, à l’image d’un individu arrivé à maturité. La dernière partie est moins ouverte, axée sur la nostalgie, la recherche de la rédemption et le conformisme de la vieillesse, à l’instar de son héros, et de l’auteur qui, en 1735, a 67 ans et devient prudent.
Le style reste toujours ironique : Lesage ne verse jamais dans le drame, même s’il narre des choses dramatiques. S’il est moraliste, il est aussi indulgent ; s’il ne fouille pas les caractères, il montre les hommes avec leurs limites et leurs grandeurs, chacun ayant ses raisons d’agir.
Un succès foudroyant
On a fait à l’auteur un procès de plagiat, dans lequel le procureur le plus féroce fut Voltaire, qui l’accusait de reproduire un roman espagnol, La Vida del escudero Marcos de Obregon de Vicente Espinel. On a depuis rendu justice à Lesage, d’autant plus que son livre ne correspond pas du tout aux valeurs de la littérature espagnole du XVIIe : il est plus léger, plus malicieux, plus libertin, moins dévot et mystique. Le succès de l’ouvrage ne s’est jamais démenti. Lesage reprend son roman une dernière fois avant sa mort, en modifiant son texte en 1747. Mais les critiques littéraires font la fine bouche devant ces corrections et préfèrent publier les premières versions. En trois siècles, l’Histoire de Gil Blas de Santillane connaît près de deux cent cinquante rééditions et est toujours considéré comme la meilleure œuvre de son auteur et un des romans phares du XVIIIe siècle français.