À propos de l’œuvreMonika Próchniewicz

Les Chants de Maldoror

Les Chants de Maldoror sont un long poème en prose en six chants, divisés en strophes. Le protagoniste, Maldoror, suit apparemment un itinéraire bien particulier, marqué par des accès de douleur et des métamorphoses, au point de devenir l’incarnation même du Mal, qui ne fait qu’un avec sa révolte à la fois contre Dieu et contre l’humanité. Sur ce chemin, les stations les plus voyantes sont des explosions de violence verbale et physique : étranglement d’un fils de bonne famille, viol et éventration d’une jeune fille inconnue ou mise à mort, longuement et ingénieusement orchestrée, du jeune Mervyn au chant VI. Les détails cliniques qui accompagnent tous ces actes montrent le goût de Maldoror pour « les délices de la cruauté ».
Même si le lecteur retrouve çà et là, et notamment dans le dernier chant, la toponymie et le décor de Paris, l’univers de Maldoror est rendu très singulier par deux séries d’êtres qui le peuplent : des créatures surnaturelles (anges, dragons, avatars de Dieu déchu) et des représentants du monde animal (serpent, araignée, crabe, pou), des métamorphoses nombreuses assurant le passage de l’une à l’autre et dans les deux sens (deux anges sortent d’une araignée, un archange devient araignée). Le théâtre de l’affrontement de Maldoror, de Dieu et des hommes, a d’emblée une dimension cosmique qui le met très à part.

 
Chapeau-filles ou le rêve
L'Araignée
Les Chants de Maldoror : chant IV
Les Chants de Maldoror

Cependant, avec un enjeu si grand – triomphe ou défaite du Mal ? –, bien que l’action ne ralentisse jamais, elle n’aboutit pas non plus. Le dénouement du chant VI est plutôt une interruption. De même, le narrateur s’efforce d’exercer un contrôle maniaque sur son récit et sur son lecteur – cette mise en scène détaillée de l’acte d’écriture, montré parfois dans toute sa trivialité, et souvent traité avec une grande ironie, est l’une des grandes nouveautés du texte – ; et pourtant sa maîtrise n’efface pas les décalages de la narration : tantôt Maldoror se raconte à la première personne, tantôt il est présenté du dehors par le narrateur (« Notre héros ») ou bien ses actions sont rapportées par un autre personnage de l’action (Elseneur). À cet éclatement de la figure principale correspond un usage, explicite ou implicite, des références qui laisse incertain sur le genre choisi : Maldoror s’inspire  de l’épopée et du drame romantiques, comme son auteur l’a expliqué lui-même, citant Byron et Mickiewicz au nombre de ses inspirateurs, mais le chant VI avoue employer « les ficelles du roman »  – l’Ange déchu devient alors forçat évadé – ; et les critiques ont découvert qu’à plusieurs reprises l’auteur s’était inspiré de très près d’un traité savant d’ornithologie pour évoquer certaines espèces d’oiseaux (Chants V et VI).

On en vient à penser que l’histoire tourmentée et sinistre de Maldoror est d’abord le moyen de mobiliser toutes les ressources de la rhétorique et de l’éloquence, dont la vraie puissance aurait été trop méconnue par les « adorables moutards » auxquels on l’enseignait couramment ; et que la complexité de son univers procède d’une tentative d’étendre systématiquement l’art de la comparaison et de la métaphore à tous les aspects des mondes naturel et surnaturel tout en déréglant les procédés traditionnels de celles-ci : ainsi dans  l’évocation de Mervyn, « [beau] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » (Chant VI).

On comprend que les surréalistes, et notamment Breton, aient souvent cité un tel passage, du reste inspiré par la mise en page de trois publicités dans l’annuaire de Montevideo. À côté de sa révolte antichrétienne et de son évocation peu hypocrite de la sexualité, Maldoror leur apportait une conception de l’écriture et de la lecture comme expérience et découverte, qu’il était tentant de rapprocher de leur « écriture automatique ». Après les surréalistes, les penseurs de l’imaginaire comme Bachelard et des écrivains comme Larbaud, Gracq, Blanchot ou Le Clézio ont donné des interprétations nouvelles de ce livre, sans épuiser son pouvoir de fascination sur un public attiré par une lecture « si singulière et parfois si menaçante » (Blanchot).