La Fontaine « Ancien » ou « Moderne » ?Anne Zali et Danièle Thibault

 

« Jamais personne n'a mieux mérité d'être regardé comme original et comme le premier en son espèce. Non seulement il a inventé le genre de poésie où il s'est appliqué, mais il l'a porté à sa dernière perfection. [...] il n'inventait pas les fables, mais il les choisissait bien, et les rendait presque toujours meilleures qu'elles n'étaient. »
Charles Perrault, Les Hommes illustres, 1696.

 
Portrait de Charles Perrault
Nicolas Boileau
Antoine Houdart de La Motte
 

Dans la controverse qui devait opposer « Anciens» et « Modernes » durant près de trente ans, La Fontaine se rangea résolument du côté des partisans des Anciens. Tout commence en 1687, avec la présentation à l'Académie, le 27 janvier, du Siècle de Louis le Grand, où Charles Perrault proclame la supériorité lu siècle de Louis XIV sur celui d'Auguste. La remise en cause des Anciens apparaissait déjà dans les écrits de Descartes (Discours de la Méthode, 1637) et de Pascal : « comme nous avons joint [aux connaissances des Anciens] l'expérience des siècles lui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut  trouver cette antiquité que tous révérons dans les autres » (Traité du Vide, 1647).

Dans le sillage de Descartes et Pascal, les Modernes croient au progrès : l'homme du XVIIe est riche de toutes les connaissances acquises jusque-là ; ainsi, à génie égal, l'homme moderne fera une œuvre plus belle, plus parfaite, que celle de l'homme Ancien. Perrault développera ce thème tout au long en quatre volumes (Parallèle des Anciens et des Modernes, 1688-1697), Fontenelle aussi, dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes (1688). Boileau, qui prônait la fidélité aux Anciens dans son Art poétique (1674), réplique violemment au Siècle de Louis le Grand par deux épigrammes, tandis que, La Fontaine écrit une Épître à Huet (5 février 1687) où il réaffirme sa doctrine de l'imitation (« Arts et guides, tout est dans les champs Élysées »), meilleure façon de se débarrasser des excès de la préciosité en revenant à « l'art de la simple nature ». Mais en même temps il revendique le droit de s'affranchir de ses modèles :
 

Souvent à marcher seul j'ose nie hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage :
Mon imitation n'est pas un esclavage.

 

La Bruyère, à son tour, se moque des Modernes dans son Discours sur Théophraste (Caractères, chap. I, 1688). Les affrontements entre les tenants des deux partis se poursuivent jusqu'à l'intervention d'Antoine Arnauld, « le grand » Arnauld, théologien janséniste de Port-Royal, qui réconcilie les chefs de file Boileau et Perrault. Ce dernier rendra hommage à La Fontaine dans son ouvrage les Hommes illustres (1696), considérant ce fervent partisan des Anciens comme « original » et « premier en son espèce ».
 
La querelle rebondit en 1714 à propos d'une traduction de l'Iliade (vingt-quatre chants en prose) par Mme Dacier, dont Houdar de La Motte tire douze chants en vers. Fénelon, enfin, calme les esprits : il admet que « les anciens les plus parfaits ont des imperfections », conseille, pour les vaincre, de suivre encore plus qu'eux leurs idées sur l'imitation de la belle nature, et renvoie les belligérants dos à dos : « S'il vous arrive de vaincre les anciens, c'est à eux-mêmes que vous devrez la gloire de les avoir vaincus » (Lettre à l'Académie, chap. X, 1714).
 
Finalement, cette bataille aura surtout démontré le dynamisme de l'activité littéraire de l'époque. Elle témoigne de la recherche d'une expression nouvelle, que ce soit à partir de l'imitation ou du reniement des Anciens et annonce les discussions des philosophes du XVIIIe siècle.