Les Contes, un art galantAnne Zali et Danièle Thibault

Première édition illustrée des contes de La Fontaine
Le Calendrier des Vieillards

La Fontaine connaît son premier grand succès d'édition avec ses Contes et nouvelles en vers. C'est une querelle littéraire, comme il y en eut beaucoup dans le siècle au sein de cette société des salons, qui valut la notoriété à sa première nouvelle. En 1662, paraît un recueil des Œuvres de feu Monsieur de Bouillon, contenant l'histoire de Joconde, imitée de l'Arioste. La Fontaine la trouve mauvaise et en réécrit une version qui suscite aussitôt disputes et controverses. Son ami Boileau s'enflamme en sa faveur et va même jusqu'à prendre sa plume pour le défendre (Dissertation sur Joconde) : il déclare l'ouvrage supérieur même à l'Arioste et compare son auteur à Horace et Térence.

Encouragé par ce succès, La Fontaine puise alors dans les auteurs anciens qu'il connaît bien (l'Arioste et Boccace) les sujets de la première et de la deuxième partie de ses Contes et Nouvelles (1664-1666), donnant libre cours à sa verve qui rappelle parfois l'épître de Marot, parfois la verdeur de Rabelais ou encore le badinage de Voiture, mais qui est surtout originale par l'art de suggérer, de contourner, de se mettre à côté du récit pour faire du lecteur son complice.
 
D'après Giraudoux (Les Cinq Tentations de La Fontaine, 1938), La Fontaine aurait été amené aux contes par une erreur d'interprétation du succès de Joconde : il l'attribua au sujet licencieux et non pas à son agrément et à sa nouveauté poétique. En tout cas, le conteur prend des précautions, il teste. Dès la première édition, il avertit : « [l'auteur] ne prétend pas en demeurer là, et il a déjà jeté les yeux sur d'autres nouvelles pour les rimer. Mais auparavant il faut qu'il soit assuré du succès de celles-ci, et du goût de la plupart des personnes qui les liront. » Dans la préface à la seconde édition, il répond d'avance à deux objections « l'une que ce livre est licencieux ; l'autre qu'il n'épargne pas assez le beau sexe. Quant à la première, je dis hardiment que la nature du conte le voulait ainsi », et il renvoie à Horace, l'Arioste, Boccace. « Quant à la seconde objection, [...] qui ne voit que ceci est jeu et par conséquent ne peut porter coup ? [...] On me peut encore objecter [...] qu'il y a des absurdités et pas la moindre teinture de vraisemblance. [...] ce n'est ni le vrai ni le vraisemblable qui font la beauté de ces choses-ci ; c'est seulement la manière de les conter. »
Boileau, d'après son mémorialiste Brossette, regretta plus tard d'avoir « employé sa plume à défendre des ouvrages de cette nature ». Dans son Art poétique publié en 1674, il ne dit rien de La Fontaine, ni même de la fable, mais, toujours selon Brossette, il aurait pensé à l'auteur des Contes en fustigeant ceux « Qui, de l'honneur en vers infâmes déserteurs, / Trahissant la vertu sur un papier coupable, / Aux yeux de leur lecteur rendent le vice aimable ». Giraudoux voit le passage des Contes aux Fables comme un moyen pour le conteur, qui se trouve dans une « impasse licencieuse » où le succès le maintient, d'élargir ses sujets. Entre les personnages vivants du conte et les êtres mythologiques qu'il affectionne, il découvre les animaux. Il ne crée pas un genre nouveau, mais il fait entrer le contenu des fables dans la forme du conte ; « ce n'est en aucune façon un désir de se racheter des Contes qui a conduit La Fontaine aux Fables. Les Fables sont à la vie courante ce que les Contes sont à la vie amoureuse. »

 
Le Villageois qui recherche son veau
La Courtisane amoureuse
Le Petit Chien qui secoue de l'argent et des Pierreries
 

Un nouvel « art galant »

La première édition illustrée des Contes, imprimée à Amsterdam sans privilège du Roi, paraît en 1685, vingt ans après l'édition du premier recueil et dix ans après l'intervention de la censure sur la quatrième partie du recueil.
Les cinquante-huit vignettes de Romeyn de Hooch représentent les personnages de La Fontaine évoluant dans un espace clos, tels des comédiens jouant une pièce de théâtre. Cette manière de mettre en scène les Contes va se transmettre et devenir une source d'inspiration continue pour les artistes.

Dès le début du XVIIIe siècle, le nouvel « art galant » inventé par Watteau trouve dans l'univers des Contes – où se mêlent les influences du conte populaire, de la pastorale, du roman courtois, des fabliaux et farces, de la préciosité – son décor naturel. Vers 1740, de nombreux peintres et graveurs (Boucher, Vleughels, Lancret...) collaborent à la « suite de Larmessin » (du nom du graveur), qui connaît un grand succès et une large diffusion. L'édition prestigieuse « des Fermiers généraux » (les commanditaires), composée par Charles Eisen (1762), répond au goût du temps. Mais c'est surtout avec Fragonard que l'osmose texte/image se produit : comme le conteur, le peintre suggère plus qu'il ne montre, préfère l'allusion parodique à la mise en scène burlesque et évolue dans tous les genres, du licencieux au sentimental, du comique au tragique. Bien que s'inspirant de ses prédécesseurs, Fragonard échappe au piège du dessin érotique et réalise une œuvre personnelle.