À propos de l’œuvreChristine Genin

Repas de noce à Yport

Madame Bovary. Mœurs de province, premier roman publié par Gustave Flaubert, en 1857, relate la vie d’Emma Rouault, fille de paysans. Enivrée par ses lectures de désirs romantiques, elle épouse Charles Bovary, médecin prématurément veuf ; mais, exaspérée par l’ennui d’une vie de province et la médiocrité de son mari et de sa fille Berthe, elle rêve de Paris et d’Italie, d’amours fabuleuses et de luxe. Elle croit trouver une issue dans l’adultère, avec un nobliau, Rodolphe Boulanger, qui la quitte lorsqu’elle le met en demeure de s’enfuir avec elle, puis avec Léon Dupuis, clerc de notaire. Criblée de dettes, désespérée et enfin lucide, elle se suicide à l’arsenic. Charles se laisse mourir après avoir découvert la double vie d’une épouse qu’il n’a cessé d’aimer.

 

56 mois d’écriture

Avant d’écrire ce roman, Flaubert a mis des mois à se remettre des critiques de Louis Bouilhet et Maxime Du Camp contre sa Tentation de saint Antoine. Pendant son voyage en Orient, il rumine trois projets d’écriture différents : Anubis, Une nuit de Don Juan et un « roman flamand » dont l’héroïne « meurt vierge et mystique entre son père et sa mère » (14 novembre 1850). Une fois rédigées ses notes d’Orient, Flaubert choisit en septembre 1851, sur les conseils de ses amis, un sujet aussi éloigné que possible de La Tentation : un roman « réaliste et psychologique », une histoire banale ayant pour cadre le décor quotidien de la Normandie contemporaine, la vie adultère d’une petite-bourgeoise provinciale mal mariée à un brave homme qui ne parvient pas à satisfaire ses rêves romanesques. Le roman est sous-titré Mœurs de province en hommage à Honoré de Balzac et à la titrologie de La Comédie humaine. L’intrigue est empruntée à un fait divers local, l’histoire de Delphine Delamare, jeune épouse d’un officier de santé fixé à Ry (ancien élève du père de Flaubert), qui mourut à 26 ans. À cette trame, Flaubert ajoute des éléments repris à ses œuvres de jeunesse et des faits empruntés à la vie de son amie Louise Pradier, l’épouse du sculpteur.
 
Flaubert commence son roman le 19 septembre 1851 et le termine en avril 1856, après 56 mois d’un travail acharné sur le style que l’on peut suivre pas à pas dans ses lettres à Louise Colet (jusqu’en 1854) et les quelque 3 814 feuillets de ses manuscrits : travail parfois désespérant (« Il est pourtant temps de réussir ou de se jeter par la fenêtre », 16 janvier 1852), mais souvent source de plaisir : « N'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que d'écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd'hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d'automne, sous des feuilles jaunes, et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s'entrefermer leurs paupières noyées d'amour. » (23 décembre 1853).

 
Madame Bovary, manuscrit autographe
Louise Colet
Madame Bovary, manuscrit autographe
Ernest Pinard. Le crapaud. Hideur, Venin

Un parfum de scandale

À partir du 1er octobre 1856, le texte est publié dans la Revue de Paris sous la forme de feuilleton jusqu’au 15 décembre suivant, découpé en six livraisons, les 1 et 15 de chaque mois, dans lesquelles certains passages trop scandaleux sont censurés. La noirceur de l’intrigue, l’immoralité des personnages, mais aussi la neutralité narrative refusant toute norme et toute vérité définitive, choquent les lecteurs et la censure. Flaubert, ainsi que le gérant de la revue et son imprimeur, sont jugés pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ». Le procureur Ernest Pinard lui reproche notamment le « réalisme vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères », ses « tableaux lascifs » et ses « images voluptueuses mêlées aux choses sacrées ». Après un procès retentissant, Flaubert est acquitté le 7 février 1857, grâce à l'habileté de son avocat Jules Sénard mais aussi à ses liens familiaux avec la société du Second Empire, tandis que Baudelaire, poursuivi par le même tribunal et pour les mêmes raisons après la publication des Fleurs du mal, est condamné la même année. Le roman, publié en avril 1857 par l'éditeur Michel Lévy, connaît un important succès en librairie, sans doute largement dû à la publicité de scandale du procès. Les articles abondent, parfois critiques, mais reconnaissant en général la nouveauté du roman. Le premier tirage de 6 750 exemplaires est épuisé en deux mois et 29 150 exemplaires sont vendus en cinq ans. Après son acquittement, Flaubert est devenu dès son premier roman un auteur célèbre, mais sur un malentendu, car davantage que la morale, ce sont les structures formelles du genre romanesque que Flaubert transgressait.

Emma Bovary

Un roman qui fait date dans l’histoire littéraire

La peinture du milieu provincial, le sujet trivial, la minutie des détails ont fait longtemps de Madame Bovary l’archétype du réalisme. Le roman a eu également une grande influence sur les romanciers naturalistes de la génération suivante : « Quand Madame Bovary parut, il y eut toute une révolution littéraire. […] Le code de l’art nouveau se trouvait écrit », écrit Zola. Après trente ans de romantisme, Flaubert se livre en effet à une violente satire de l’« Hâmour », mais il exprime aussi la douleur de vivre dans une existence bornée qui brime l’idéal. Maupassant écrivait déjà : « Il suffit de lire avec intelligence Madame Bovary pour comprendre que rien n’est plus loin du réalisme » et « les brouillons […] témoignent clairement du fait que le premier roman qu’ait publié Flaubert est une conquête de l’auteur sur son lyrisme », note Claudine Gothot-Mersch. Flaubert en était conscient, qui écrivait : « Toute la valeur de mon livre, s’il en a une, sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire » (21 mars 1852).
 
Madame Bovary reste un compromis où le lecteur de 1857 retrouve au moins deux perspectives familières : l'analyse psychologique et la peinture de mœurs. Le cas d'Emma est étudié au point de devenir un véritable archétype psychologique susceptible de généralisation : Jules de Gaultier publie ainsi en 1892 Le Bovarysme : la psychologie dans l'œuvre de Flaubert. Flaubert s’est inspiré de la vie de deux femmes réelles, mais il affirme aussi : « Tout ce qu’on invente est vrai, sois en sûre. […]. Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même » (14 août 1853). Il ne s’agit donc plus de la simple transcription réaliste de l’affaire Delamare, mais de l’analyse des effets de « l’exposition d’un caractère de femme naturellement corrompu » (12 décembre 1856) à la vie de province. Cette analyse permet à Flaubert de développer des idées et des thèmes qui l’intéressent depuis l’adolescence : les effets néfastes de la littérature romantique, inspiratrice de rêveries coupant du réel, le basculement de la passion rêvée à la passion vécue. Emma est en quelque sorte une version féminine et moderne de Don Quichotte.

 
Emma et Charles
Emma Bovary
Le Bovarysme
 

Pour raconter ces « mœurs de province » Flaubert inaugure sa ligne de conduite d’une impersonnalité délibérée de la narration : le romancier ne doit jamais apparaître dans son œuvre. Contrairement à la légende persistante, Flaubert n’a écrit nulle part « Madame Bovary, c’est moi ! ». C’est un biographe du début du XXe siècle, René Descharmes, auteur de Flaubert avant 1857, qui rapporte une confidence d’une romancière et journaliste rouennaise, correspondante de Flaubert, Amélie Bosquet, selon laquelle l’écrivain lui aurait répondu par cette boutade. Cela n’empêche pas une empathie profonde et presque physique : « Mes personnages imaginaires m’affectent, me poursuivent, ou plutôt c’est moi qui suis en eux. Quand j’écrivais l’empoisonnement de Mme Bovary, j’avais si bien le goût d’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, deux indigestions très réelles, car j’ai vomi tout mon dîner » (novembre 1868).

Mais Flaubert élabore surtout, durant les quatre ans et demi de travail sur les manuscrits de Madame Bovary, un système d’énonciation original et cohérent : il donne une place très importante au style indirect libre qui a pour fonction de brouiller l’énonciation, de multiplier les points de vue, et de permettre l’apparition d’une impitoyable ironie qui tourne en dérision la psychologie romanesque traditionnelle. Le « dialogue rythmé » au style indirect libre devient un instrument privilégié dans la peinture des personnages. Dans la fameuse scène polyphonique des comices agricoles, un habile montage frappe de dérision la séduction d’Emma par Rodolphe : la juxtaposition, de plus en plus rapide, du dialogue amoureux et des discours des notables locaux, sur fond sonore de kermesse, met en scène par le télescopage des discours la façon dont l’expression des sentiments vient se heurter à la trivialité de la réalité. S’ajoute un emploi inédit et magistral des temps narratifs qui immobilisent la représentation dans une sorte de plasticité des durées, qui alternent entre accélération et dilatation : les très nombreux imparfaits racontent par exemple avec cruauté les temps morts d’une vie. La description occupe également à partir de ce roman une place prépondérante : elle permet à Flaubert de porter sans en avoir l’air des jugements de valeur sur les agissements de ses personnages. Elle attribue une vie propre aux objets, effaçant en contrepartie l'humain devant ce nouvel empire. Dans la première scène d’amour entre Léon et Emma, qui avait été censurée lors de la première parution en feuilleton, le lecteur voit de l’extérieur le fiacre où ils se trouvent, et imagine leurs ébats en lisant la description de la « fureur de la locomotion » de la voiture « plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire ». Tous ces procédés permettent à chaque page de désamorcer le pathétique par l’humour.
 

 
Emma et Rodolphe aux comices agricoles
Emma et Rodolphe
Le fiacre vu de dos
 

Flaubert inaugure d’ailleurs aussi dans Madame Bovary un jeu virtuose avec les stéréotypes du langage, qui crée un univers en trompe l’œil. Tous les désirs d’Emma, ses imaginations, sont constitués par une succession de chromos fournis par les formes les plus dégradées et galvaudées du romantisme. Ses rêveries de jeune fille, son mariage, ses désirs de luxe, la façon dont elle imagine la vie parisienne, les milieux artistes et bohèmes, ses ferveurs mystiques, son amour maternel, sa sexualité ne sont que des rôles, fondés sur les plus plates conventions, qu’elle joue et se joue. Mais le tour de force des clichés flaubertien est d’être « à double-fond », écrit Nathalie Sarraute : des sentiments authentiques peuvent naître des clichés les plus niais, tout comme les sentiments les plus sincères débouchent souvent sur des clichés. L’ironie n’enlève rien au pathétique, elle l’accentue, au contraire. La recherche de la neutralité narrative rend Emma tout à la fois grande et misérable, pathétique et ridicule. C’est ce qui permet à Flaubert de ne pas conclure : « La logique de l'œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c'est au lecteur de tirer les conclusions de la conclusion », écrit Baudelaire. Une prose narrative travaillée à l’extrême, poétique et musicale, fait la force de son écriture et de Madame Bovary un premier roman totalement novateur.