À propos de l’œuvreChristine Genin
Genèse
Même si elle n’a plus que de lointains rapports avec ces œuvres de jeunesse, la version définitive de L'Éducation sentimentale, découle de trois textes rédigés par le jeune Flaubert. Entre janvier 1843 et janvier 1845 il avait produit une première Éducation sentimentale qui elle-même succédait à la rédaction de Novembre, achevé le 25 octobre 1842, et à une toute première ébauche de jeunesse intitulée Mémoires d'un fou en 1838. En septembre 1864, l’écrivain se lance dans un roman d’amour d’abord intitulé Madame Moreau, puis Les Fruits secs, qui se transforme en roman de formation marqué par l'échec et l'ironie et doublé d’une fresque historique, sous le titre L'Éducation sentimentale. « Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; sentimentale serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion ; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive » (6 octobre 1864). Le roman brasse de nombreux éléments autobiographiques : la rencontre, à Trouville durant l'été 1836, avec Élisa Schlésinger, objet d'une passion de jeunesse durable et sans retour, mais aussi ses expériences d’étudiant en droit à Paris ou son expérience de la révolution de 1848, qu’il était venu voir de près avec Louis Bouilhet. Flaubert transpose ses souvenirs personnels en les utilisant comme une matière documentaire, et applique en parallèle à l’histoire contemporaine les méthodes de recherche inventées pour Salammbô.
Ce matériau intime, que l’on pourrait penser plus facile à mobiliser, puisque le romancier n'a pas, comme lorsqu’il s’agit de Carthage, à tout réinventer, subit pourtant un traitement comparable : notes de lectures, repérages topographiques, enquêtes, afin de recouper les informations jusqu'à obtenir des images incontestables et précises des événements évoqués. Flaubert rencontre de nombreuses difficultés, de construction, et se montre souvent inquiet devant le « défaut de conception » et l’absence de cohérence de son récit. Achevé le 16 mai 1869, après 56 mois de rédaction et 4 000 pages de notes et de brouillons, le roman est publié en novembre 1869. Il essuie les sarcasmes quasi unanimes de la critique, qui lui reproche ce qui fera plus tard tout l’intérêt du roman, l’immobilisme du récit, la mollesse des personnages et une vision pessimiste de l’Histoire. Seuls Banville, Zola et George Sand le défendent, et le 7 décembre 1869, Flaubert écrit à cette dernière : « Chère maître, Votre vieux troubadour est trépigné et d'une façon inouïe. Les gens qui ont lu mon roman craignent de m'en parler, par peur de se compromettre ou par pitié pour moi. Les plus indulgents trouvent que je n'ai fait que des tableaux, et que la composition, le dessin manquent absolument. ». L'Éducation sentimentale ne se vend qu’à quelques centaines d'exemplaires (un premier – et unique – tirage de 3 000 exemplaires n’est toujours pas épuisé en 1873) et disparaît dans le naufrage du Second Empire.
L’apprentissage de l’échec
Le personnage central est Frédéric Moreau, jeune provincial de dix-huit ans venu de Nogent faire ses études à Paris, plein d’enthousiasmes romantiques et d’ambitions sociales. Entre 1840 à 1867, alors que se prépare, se déclenche et s’éloigne la révolution de 1848, il connaît des amitiés et des amours et s’essaie à la politique dans un monde qui hésite entre la monarchie, la république et l’empire. Son « éducation sentimentale » consiste pour l’essentiel, en trois parties de six chapitres et un épilogue désabusé, à brûler toutes ses illusions et s’affranchir de son sentimentalisme amoureux et politique. Le roman met en scène quatre amis épris de liberté (Frédéric Moreau, Dussardier, Deslauriers et Sénécal), qui vont suivre des routes complètement différentes. Les quatre femmes qui séduisent Frédéric représentent quatre tentations amoureuses : la provinciale Louise Roque et les trois Parisiennes de milieux différents, l’aristocrate, Mme Dambreuse, la bourgeoisie, Mme Arnoux et le demi-monde, Rosanette. La plupart des personnages sont hybrides ou fluctuants.
Au-delà de l’histoire plus ou moins autobiographique de Frédéric, L'Éducation sentimentale est l’histoire des désillusions de toute une génération, voire de la désillusion inhérente à la vie humaine. Son « héros » est le père de tous les anti-héros romanesques du XXe siècle. Moins actif que ses amis, animé par une « passion inactive », Frédéric se montre nettement plus lucide. Il est en cela le porte-parole de la morale de Flaubert, faite d’insatisfaction et de refus de la société et de ses règles : « Ah ! les hommes d'action ! les actifs ! comme ils se fatiguent et nous fatiguent pour ne rien faire, et quelle bête de vanité que celle que l'on tire d'une turbulence stérile ! / L'action m'a toujours dégoûté au suprême degré. Elle me semble appartenir au côté animal de l'existence (qui n'a senti la fatigue de son corps ! combien la chair lui pèse !) » (5 mars 1853). Il n’y a pas d’éducation sentimentale, personne ne grandit avec le temps, la vie au contraire n’est qu’usure, délitement, expérience du dérisoire. Flaubert a réussi à écrire un « roman non romancé, triste et indécis comme la vie elle-même et se contentant comme elle de dénouements d'autant plus terribles qu'ils ne sont pas matériellement dramatiques », écrit Théodore de Banville.
Si L'Éducation sentimentale est un roman d’apprentissage, c’est clairement de l’apprentissage de l’échec qu’il s’agit : le roman ne cesse de décrire des piétinements et des impasses ; rien n’advient et tous les projets tournent court. Il se dégage du récit une impression constante, parfois exprimée, d’ennui et de monotonie : « Je suis né ennuyé ; c’est là la lèpre qui me ronge. Je m’ennuie de la vie, de moi, des autres, de tout », écrit Flaubert (2 décembre 1846). Même si la maladie et la mort jalonnent le roman, toute vision romantique ou tragique est rendue impossible : la vie est trop banale et bourgeoise pour cela, et les considérations d’argent récurrentes polluent le pathétique. Les personnages évoluent de l’idéalisme juvénile au cynisme ou au désabusement, par la perte de soi et la dispersion de l’être. Pire, la personnalité propre y est présentée comme un vide, que l’on apprend à combler par des moyens plus ou moins adaptés. Dès lors rien n’est prévisible et toute vie va à vau-l’eau, en un flottement perpétuel qui met en doute toute causalité. Le monde semble à consistance variable, plein de surgissements et de disparitions incontrôlées. Les personnages sont tout à la fois coupés du monde et coupés d’autrui et tout le monde trompe et trahit. Même les objets font preuve de duplicité et semblent refuser le rôle qui leur est assigné, et les êtres ont tendance à devenir des choses, ne faisant que subir. Le thème de la prostitution est omniprésent : nombreux sont les personnages qui, d’une manière ou d’une autre, se vendent ou sont entremetteurs. Les motifs de l’ersatz et de la profanation, omniprésents également, décrivent la vie comme parodie, dévoilent « ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même, et qui ressort de l’action la plus simple ou du geste le plus ordinaire. » (21-22 août 1846).
Une fresque historique ?
Quant aux logiques proprement historiques et aux nombreuses interactions entre l’histoire privée et l’Histoire publique, le roman ne les fige pas mais les maintient dans l'indécidable, en s'interdisant radicalement d'interpréter et de conclure. Aucun camp politique ne trouve grâce aux yeux de Flaubert : « les patriotes ne me pardonneront pas ce livre, ni les réactionnaires non plus » (juillet 1868) et tous les acteurs de la révolution de 1848 sont enveloppés dans « une égalité de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes » (III, 1). L’Histoire n’apparaît que sous la forme d’un enchaînement de faits mesquins et stupides, et comme un cruel démenti apporté aux idéaux. Frédéric n’en est que le spectateur « béant », lorsque Sénécal tue Dussardier par exemple, clef de voûte où se dévoile la circularité de l’Histoire et où les convictions s’annulent et s’anéantissent. « Il faut avoir vécu, comme nous, en 1840, pour savoir avec quelle puissance d’évocation vous avez ressuscité cette époque de transition avec ses aspirations impuissantes. Tout cela est vrai jusque dans la moelle des os, et exprimé dans une forme immortelle », écrit Théodore de Banville à Flaubert (15 décembre 1869).
Cette puissance d’évocation passe notamment par un traitement très particulier du temps que Proust, en connaisseur, salue tout particulièrement : par son utilisation des temps narratifs et du rythme des phrases, Flaubert parvient à donner une sensation presque matérielle des durées, des ellipses et discontinuités temporelles : sa technique narrative semble presque anticiper sur la prise de vue et le montage cinématographiques. La chronologie floue de ce récit d’absence d’action repose sur une structure complexe : les morceaux du réel, loin d’être arrangés en une composition unificatrice et homogène se retrouvent « simplement juxtaposés dans leur dureté, leur incohérence, leur isolement » ce qui « confère à ce roman une qualité authentiquement épique » (Georges Lukács). Chaque fois qu’il pourrait arriver quelque chose, Flaubert nous retient au bord de l’événement assez longtemps pour qu’il soit réduit à rien ou presque (Geneviève Bollème). Au terme du roman, la phrase « et Frédéric, béant, reconnut Sénécal », superbe alexandrin dont les accents, tombant tous sur des syllabes fortes, prennent la violence d’un jugement, ouvre la béance de la gigantesque ellipse temporelle qui s’ensuit : un vide de quinze ans qui occupe le blanc précédant les deux derniers chapitres, où le récit rejoint le présent de l'écriture. C'est tout le Second Empire qu’engloutit cette ellipse de 1851 à 1867.
Flaubert reprend aussi des techniques déjà utilisées pour Madame Bovary mais les radicalisant. Impersonnalité, relativité généralisée des points de vue et des lieux d’énonciation, style indirect libre, focalisation glissante, mobilité des pronoms, écriture non-conclusive qui laisse au lecteur l’entière responsabilité de son interprétation du récit. Les effets de miroir et les interférences, les images d’inertie et de pesanteur, donnent l’impression que le roman n’avance pas, que le texte est pour ainsi dire aplati : c’est le célèbre « trottoir roulant » et les « phases au défilement continu, morne, indéfini » dont parle Proust. Flaubert, en outre, introduit délibérément de l’obscur, de l’incompréhensible, des explications partielles et ambigües, des incohérences. La critique génétique a souvent noté cet obscurcissement progressif du texte, dont de nombreux détails sont éclairés par la lecture des brouillons. En ajoutant une ironie féroce et permanente et la dissémination des stéréotypes et clichés véhiculés par la langue, le lecteur est très vite privé de points de repère et les fausses pistes se multiplient. Cette poétique romanesque virtuose, que nous admirons aujourd'hui, avait de quoi déconcerter à la sortie du roman, qui ne connaît aucun succès auprès de contemporains majoritairement déroutés par son caractère trop novateur.