La déception de Frédéric

III, 6

Une Lélia, née Gustine

– « N’importe, nous nous serons bien aimés. »
– « Sans nous appartenir, pourtant ! »
– « Cela vaut peut-être mieux », reprit-elle.
– « Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu ! »
– « Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre ! »
Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !
Frédéric lui demanda comment elle l’avait découvert.
– « C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : Mais il m’aime… il m’aime. J’avais peur de m’en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j’en jouissais comme d’un hommage involontaire et continu. »
Il ne regretta rien. Ses souffrances d’autrefois étaient payées.
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.
Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses. […]
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme quelle n’était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il disait. […]
Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! — et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.
Elle le contemplait, tout émerveillée.
– « Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous ! »
Onze heures sonnèrent.
– « Déjà ! » dit-elle ; « au quart, je m’en irai. »
Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous.
Enfin, l’aiguille ayant dépassé vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
– « Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous ! »
Et elle le baisa au front, comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux. Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
– « Gardez-les ! Adieu ! »
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout.
 
 
Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Michel Lévy, 1870