La grande affaire de DiderotMichel Delon

Frontispice de l’Encyclopédie

Le chantier encyclopédique qui occupe Diderot durant presque vingt ans, de la fin des années 40 à la fin des années 60, s'inscrit dans le double sillage de son travail de traducteur et de philosophe. Le projet lancé par les libraires est en effet à l'origine celui d'une traduction du dictionnaire anglais de Chambers. A la façon dont Diderot a fait naître son œuvre personnelle d'une simple tâche d'adaptateur, l'originalité de l'Encyclopédie française se développe à partir du modèle anglais. Mais Diderot reste philosophe dans ce qu'il rédige, que ce soit le prospectus, véritable manifeste des Lumières, l'article « Encyclopédie », théorie de l'œuvre en train de se faire, et dans la suite des articles d'histoire de la philosophie qui ont été regroupés dès 1769 sous le titre d'Histoire générale des dogmes et opinions philosophiques depuis les plus anciens temps jusqu'à nos jours et que Naigeon a repris en 1798 dans les œuvres de Diderot. De « Acousmatiques » (disciples de Pythagore) à « Zend-Avesta » (recueil de la philosophie de Zoroastre), ces articles sont le plus souvent tirés de l'Historia critica philosophiae de Brucker, mais constituent à leur manière une œuvre originale de Diderot qui, s'il recense les aberrations de l'esprit humain, montre aussi l'obstination de celui-ci à cheminer à travers les pires erreurs jusqu'au vrai. La leçon qui s'en dégage est, une fois de plus, de relativité et de tolérance.
 
On ne s'étonne pas que Diderot souscrive plus ou moins discrètement à la physique des épicuriens dont la distinction entre mouvement local et tendance ou mouvement latent devient un élément essentiel de son propre matérialisme durant ces années. On comprend qu'il se reconnaisse dans ce qu'il nomme l'éclectisme, mouvement né à Alexandrie qu'il prolonge jusqu'à Bacon et Descartes « L'éclectisme, cette philosophie si raisonnable, qui avait été pratiquée par les premiers génies longtemps avant d'avoir un nom, demeura dans l'oubli jusqu'à la fin du XVIe siècle. Alors la nature, qui était restée si longtemps engourdie et comme épuisée, fit un effort, produisit enfin quelques hommes jaloux de la prérogative la plus belle de l'humanité, la liberté de penser par soi-même. » Il est plus étonnant qu'il fasse une présentation positive des théosophes et de ceux qui, regardant la raison avec pitié, se prétendent « éclairés par un principe intérieur, surnaturel et divin » qui brillerait en eux. Il leur reconnaît une sensibilité particulière, une capacité à saisir des liaisons subtiles qui peuvent s'expliquer mais qui échappent généralement. Il fait de ces alchimistes et de ces astrologues des philosophes-artistes, des rêveurs sublimes mêlant les intuitions les plus profondes aux folies les plus creuses. « Ô que le génie et la folie se touchent de près ! » L'Encyclopédie a sans doute représenté pour Diderot une charge accablante, mais elle a aussi constitué un stimulant sans précédent et une forme d'écriture discontinue originale.