Diderot et le radicalisme philosophiqueMichel Delon

Denis Diderot

Trois éléments ont longtemps empêché de donner à Diderot sa juste place dans le siècle des Lumières : la diversité et même la dispersion d'une œuvre qui aborde à peu près tous les domaines de la connaissance et de la réflexion, le nombre de ses textes restés manuscrits, donc ignorés des contemporains et révélés progressivement au fil des deux siècles suivants, l'attitude de rejet enfin à l'égard du matérialisme et du radicalisme philosophique qui, aujourd'hui même, n'ont pas cessé de nous déranger. La compréhension de cette œuvre suppose donc de se défaire de trois préjugés : d'abord le cloisonnement disciplinaire qui séparerait la philosophie de la fiction littéraire, l'esthétique de l'économie ou la médecine de la politique, ensuite la méconnaissance des progrès accomplis récemment dans la connaissance des fonds de manuscrits qui se trouvent désormais à la Bibliothèque nationale de France et à Saint-Pétersbourg, enfin le refus d'un athéisme irréductible, trop souvent escamoté par des références à l'humanisme de Diderot ou bien à son lyrisme, quand il n'était pas simplifié et réduit à quelques slogans. L'œuvre de Diderot, au cœur de la pensée des Lumières, est un foyer de questions, un chantier de réflexions dont la fécondité est loin d'être épuisée. Elle rayonne doublement, par son refus des réponses dogmatiques auxquelles s'en tiennent bien des compagnons du philosophe et par la générosité de celui qui s'est dépensé sans compter pour des entreprises collectives. Elle ne peut être décrite ni comme un système ni même comme un corpus textuel fermé. Elle est en relation permanente avec tous les mouvements de pensée du siècle et s'articule sur les œuvres des contemporains avec lesquels Diderot travaille ou des grands ancêtres qu'il ne cesse de méditer.

Lettre datée du 10 octobre 1759

Monsieur le Philosophe

« Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. » On pourrait parodier l'ouverture fameuse de Jacques le Fataliste qui refuse l'illusion métaphysique du commencement absolu et de l'origine. Quand Diderot a-t-il rencontré la philosophie ? Comment est-il devenu Monsieur le Philosophe ? La morale du travail et de la famille que lui inculque son père, les leçons des Jésuites de Langres, puis des maîtres de théologie de Paris, la révolte du jeune homme contre l'emprise familiale et religieuse qui lui a tracé une carrière sans lui demander son avis sont les premiers éléments contradictoires d'une réflexion. Destiné à l'état ecclésiastique pour conserver dans la famille le bénéfice d'un oncle chanoine, il suivit des études au collège de Langres, puis au collège d'Harcourt de Paris et à la Sorbonne, alors faculté de théologie. Il acquit ainsi un bagage de philosophie traditionnelle et une impatience qui ne le quittera plus, à l'égard de toute pensée close. Plongé dans la vie parisienne, il s'émancipa de l'autorité paternelle et manifesta son refus non seulement d'une carrière ecclésiastique mais même de la carrière juridique à laquelle son père avait songé en l'envoyant chez un compatriote, établi comme procureur à Paris. Sa fille, devenue Mme de Vandeul, a rapporté dans les mémoires qu'elle a composés pour servir à l'histoire de son père, une anecdote significative. Sommé de choisir un état, de se décider à devenir médecin, procureur ou avocat, ou de dire enfin ce qu'il voulait donc être, le jeune Diderot aurait répondu : « Ma foi, rien, mais rien du tout. J'aime l'étude, je suis fort heureux, fort content ; je ne demande pas autre chose. » Le père ne l'entendait pas de cette oreille, qui coupa les vivres. Mais la réponse du jeune homme n'était pas si loin de ce qu'il devint réellement. Il fut tout à la fois médecin, avocat et théologien à sa façon, c'est-à-dire rien en particulier et tout à la fois, encyclopédiste curieux de tout, philosophe épris d'hypothèses totalisantes.
 
Livré à lui-même sur le pavé parisien, et bientôt marié, ayant charge de famille, il subsista en acceptant tous les obscurs travaux de la vie intellectuelle : leçons, rédaction de sermons, traductions, articles de journaux et autres commandes de librairie. On connaît mal encore ces années où Diderot a produit sans signer et rompu sa plume à tous les styles. Certains chercheurs ont cru deviner son style dans des chroniques anonymes. On sait du moins avec certitude qu'il se consacre à de grandes traductions de l'anglais : l'Histoire de la Grèce de Temple Stanyan (1743) en trois volumes, le Dictionnaire universel de médecine de Robert James (1745-1748) en six volumes traduits en français par Diderot, Eidous et Toussaint, enfin l'Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury (1745). Les traducteurs n'ont pas au XVIIIe siècle les scrupules qu'ils manifestent aujourd'hui, ils n'hésitent pas à transformer l'original qu'ils s'estiment chargés d'adapter au goût français. Lorsqu'un texte est idéologiquement aussi délicat que celui de Shaftesbury, ils s'accordent également le droit de le transformer dans le sens de l'orthodoxie. Diderot édulcore ainsi parfois ce qui risquerait d'effaroucher les censeurs royaux, quitte à laisser ailleurs des formules qui disent indirectement la même chose. Sa marge de liberté par rapport à l'original s'élargit encore grâce aux notes personnelles qu'il ajoute pour souligner un argument, glisser une nuance. Il y assume personnellement la critique des religions révélées, une conception de la nature comme un grand tout dynamique qui risque de rendre inutile l'hypothèse d'un dieu créateur, le goût enfin de l'héroïsme. C'est dire que, dans son adaptation de Shaftesbury, Diderot s'affirme déjà et pleinement comme philosophe.
 
De ses débuts comme traducteur, il conservera tout au long de sa carrière une conception de la philosophie comme discussion, comme échange d'arguments sans cesse relancé, que ce dialogue ait lieu avec d'autres philosophes, avec soi-même ou avec le lecteur. Au traité, il préfère donc des genres moins strictement définis : les observations et les réfutations, le dialogue d'idées proprement dit, les pensées et les fragments. À la connaissance d'une nature dont la fécondité n'apparaît aux hommes que de manière incomplète correspond une expression philosophique qui fait le choix de la discontinuité, de l'ouverture. Les Pensées philosophiques et les Pensées sur l'interprétation de la nature, publiées respectivement en 1746 et en 1753, se présentent comme une suite de réflexions et de propositions. La Promenade du sceptique, ou les Allées, rédigée avant 1749 et restée manuscrite jusqu'en 1831, relève du dialogue d'idées. Les deux lettres, sur les aveugles et sur les sourds et muets, publiées en 1749 et 1751, constituent des interventions philosophiques qui miment le dialogue avec un correspondant et avancent des hypothèses théoriques.
 
Dès leur parution, les Pensées philosophiques sont condamnées à être brûlées par arrêt du Parlement de Paris tandis que, trois ans plus tard, la Lettre sur les aveugles envoie son auteur au donjon de Vincennes, par lettre de cachet. Diderot qui y séjourne plus de trois mois a le temps de réfléchir à la liberté de pensée et d'expression qui peut être la sienne dans la France du temps. Ainsi, la complexité d'une pensée qui se cherche, se redouble des jeux de prudence et d'autocensure, destinés à tourner une répression bien réelle et vigilante. Les commentateurs sont parfois divisés pour interpréter ces œuvres, les uns insistant sur l'unité d'une philosophie qui se détache rapidement de toute religion, les autres restants plus sensibles à l'évolution de Diderot, à la maturation de son esprit qui se serait d'abord reconnu dans le déisme de Shaftesbury et dans une « religion naturelle ». L'essentiel est sans doute moins dans l'interprétation de chaque fragment en particulier, qui pourrait être rapporté à une position philosophique répertoriée, que dans le dynamisme d'une recherche qui rejette la Révélation et la Tradition, mais continue à postuler une vérité objective. Diderot insiste tantôt sur la relativité de toute connaissance, tantôt sur l'objectivité du savoir que la raison et l'expérience peuvent construire. II part du mécanisme cartésien qui, prolongé au-delà de la volonté de Descartes, permet de se passer du Créateur, et lui associe ou lui substitue les nouvelles connaissances chimiques et physiologiques qui transforment la grande machine de la nature en un organisme en devenir permanent. La question de la Création et de l'Origine est ainsi dépassée par l'idée d'une inépuisable fécondité de la matière, la question de l'ordre et de la finalité dépassée par l'hypothèse de tâtonnements et d'une adaptation progressive des corps.

Pensées philosophiques

Les Pensées philosophiques

Cette audace intellectuelle s'identifie à un style, à une allure, on a envie de dire, à un culot. Les Pensées philosophiques, publiées par un quasi-inconnu, affichent dès leur titre la volonté de répondre à Pascal et de proposer à la philosophie nouvelle un équivalent des Pensées. Elles ne craignent de s'ouvrir sur ces mots : « J'écris de Dieu » et de récuser dès la première pensée toute une tradition de mortification : « On déclame sans fin contre les passions ; on leur impute toutes les peines de l'homme, et l'on oublie qu'elles sont aussi la source de tous ses plaisirs. » Diderot poursuit : « Il n'y a que les passions et les grandes passions qui puissent élever l'âme aux grandes choses. » Il en tire comme conséquences : « Les passions sobres font les hommes communs » et « Les passions amorties dégradent les hommes extraordinaires ». Après avoir chanté les ressources des passions qui fournissent à l'homme son potentiel énergétique, il dénonce les illusions et les impostures de la religion. Seule la raison permet de déterminer une conduite et le scepticisme de fonder la tolérance. Des arguments divergents en faveur de l'athéisme, du déisme et du christianisme ne sont que des variations autour de ce portrait de l'homme des Lumières comme être de raison et de passion.

Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient

Lettre sur les aveugles et Lettre sur les sourds et muets

Il est symptomatique que les deux Lettres de 1749 et de 1751 s'attachent à des êtres humains auxquels manquerait un sens. L'existence d'aveugles de naissance et de sourds et muets met en cause l'idée d'une création harmonieuse. La façon dont les uns et les autres parviennent à compenser leur handicap, à connaître et à juger ce qui semblerait de l'ordre exclusif du sens qui leur fait défaut prouve que tout organisme est modifiable et peut s'adapter aux situations les plus contraignantes. Le héros de la lettre sur les aveugles est le mathématicien anglais, professeur à Cambridge, Saunderson que sa cécité n'empêche pas de devenir un grand savant, que cette cécité au contraire délivre de nombre de nos illusions, de nos prétendues évidences. La scène de la mort de Saunderson se rattache à une tradition, celle de la mort de Socrate et du testament philosophique. Le mathématicien, détaché de toute croyance religieuse, décrit un univers sans limites ni centre, constitué de la seule « matière en fermentation ». La Lettre sur les sourds et muets quant à elle s'interroge sur les possibilités du langage et de la communication entre les hommes. Elle évoque successivement les questions de l'origine et de l'ordre naturel des langues. L'idée se dégage que le manque peut devenir positif, qu'un handicap représente un défi auquel l'individu doit répondre par l'invention d'une solution de qualité supérieure. Il ne s'agissait moins pour Diderot de développer des problèmes qui avaient déjà donné lieu à toute une littérature de la part de ses contemporains (tels que le problème de Molyneux qui consiste à savoir si un aveugle de naissance, recouvrant la vue, saurait distinguer un cube et une sphère, ou bien la question de l'existence d'un ordre naturel d'expression qui placerait l'objet avant le verbe), mais de montrer la créativité de l'esprit humain. Nos faiblesses organiques deviennent ainsi le garant de notre génie.

Frontispice de L'Encyclopédie
Le Boucher

L’Encyclopédie

Le chantier encyclopédique qui occupe Diderot durant presque vingt ans, de la fin des années 40 à la fin des années 60, s'inscrit dans le double sillage de son travail de traducteur et de philosophe. Le projet lancé par les libraires est en effet à l'origine celui d'une traduction du dictionnaire anglais de Chambers. A la façon dont Diderot a fait naître son œuvre personnelle d'une simple tâche d'adaptateur, l'originalité de l'Encyclopédie française se développe à partir du modèle anglais. Mais Diderot reste philosophe dans ce qu'il rédige, que ce soit le prospectus, véritable manifeste des Lumières, l'article « Encyclopédie », théorie de l'œuvre en train de se faire, et dans la suite des articles d'histoire de la philosophie qui ont été regroupés dès 1769 sous le titre d'Histoire générale des dogmes et opinions philosophiques depuis les plus anciens temps jusqu'à nos jours et que Naigeon a repris en 1798 dans les œuvres de Diderot. De « Acousmatiques » (disciples de Pythagore) à « Zend-Avesta » (recueil de la philosophie de Zoroastre), ces articles sont le plus souvent tirés de l'Historia critica philosophiae de Brucker, mais constituent à leur manière une œuvre originale de Diderot qui, s'il recense les aberrations de l'esprit humain, montre aussi l'obstination de celui-ci à cheminer à travers les pires erreurs jusqu'au vrai. La leçon qui s'en dégage est, une fois de plus, de relativité et de tolérance.
 
On ne s'étonne pas que Diderot souscrive plus ou moins discrètement à la physique des épicuriens dont la distinction entre mouvement local et tendance ou mouvement latent devient un élément essentiel de son propre matérialisme durant ces années. On comprend qu'il se reconnaisse dans ce qu'il nomme l'éclectisme, mouvement né à Alexandrie qu'il prolonge jusqu'à Bacon et Descartes : « L'éclectisme, cette philosophie si raisonnable, qui avait été pratiquée par les premiers génies longtemps avant d'avoir un nom, demeura dans l'oubli jusqu'à la fin du XVIe siècle. Alors la nature, qui était restée si longtemps engourdie et comme épuisée, fit un effort, produisit enfin quelques hommes jaloux de la prérogative la plus belle de l'humanité, la liberté de penser par soi-même. » Il est plus étonnant qu'il fasse une présentation positive des théosophes et de ceux qui, regardant la raison avec pitié, se prétendent « éclairés par un principe intérieur, surnaturel et divin » qui brillerait en eux. Il leur reconnaît une sensibilité particulière, une capacité à saisir des liaisons subtiles qui peuvent s'expliquer mais qui échappent généralement. Il fait de ces alchimistes et de ces astrologues des philosophes-artistes, des rêveurs sublimes mêlant les intuitions les plus profondes aux folies les plus creuses. « Ô que le génie et la folie se touchent de près ! » L'Encyclopédie a sans doute représenté pour Diderot une charge accablante, mais elle a aussi constitué un stimulant sans précédent et une forme d'écriture discontinue originale.
 
C'est fort d'une traversée de toute l'histoire de la philosophie, d'une information sur toutes les techniques, qu'il poursuit son œuvre personnelle de philosophe, fort aussi de ses avancées dans le domaine esthétique et de la rédaction, en particulier des grands salons de 1765 et 1767. Un texte court, révélé par Naigeon, marque avec une netteté particulière l'approfondissement des convictions matérialistes de Diderot. Les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement rappellent que celui-ci est un caractère essentiel de celle-là. Ce mouvement est tantôt visible, correspondant à un déplacement et tantôt purement interne, tendanciel ou, comme le dit Diderot, in nisu. Un tel mouvement interne peut être pensé en termes physiques, selon le modèle fourni par la gravitation de Newton ou bien en termes chimiques sur le mode de la fermentation. Le mouvement et la vie même s'expliqueraient par « la fermentation générale de l'univers ». Tel est l'enjeu des deux grands textes que le philosophe rédige alors, Le Rêve de d'Alembert et les Éléments de physiologie. Ils sont nourris de tout un savoir scientifique dans le domaine de la chimie et de la médecine. Le philosophe a suivi les leçons publiques données par Rouelle au jardin du roi, et a rédigé un Cours de chimie de Rouelle qu'il fait précéder d'une l'histoire de la discipline de l'Égypte ancienne jusqu'au XVIIIe siècle. L'ancien traducteur du Dictionnaire de médecine de James a continué à se tenir au courant des progrès de la médecine. Il a lu Haller, Barthez qui défendait à Montpellier l'idée d'un principe vital destiné à remplacer l'âme (c'est ce qu'on nomme le vitalisme). Il s'est entretenu avec Bordeu, qui avait été formé à Montpellier et s'était imposé dans la capitale à la fois par ses consultations et par ses livres. Il avait fourni l'article « Crises » de l'Encyclopédie. De cette information amassée, Diderot s'essaie à tirer des hypothèses globales. Il les tire en savant dans les Éléments de physiologie, en poète dans Le Rêve de d'Alembert, en philosophe dans les deux. Ces textes, qu'il a prudemment conservés par-devers lui sous forme de manuscrits, formaient les deux versants d'une seule recherche, qu'il semble avoir même songé à réunir textuellement.

Jean Le Rond d’Alembert

Le Rêve de d'Alembert

Cette œuvre intéresse plus directement l'histoire littéraire. On donne ce titre à trois dialogues dont le second seul est intitulé, à strictement parler, Le Rêve de d'Alembert. Ils mettent en scène successivement trois conversations, entre d'Alembert et Diderot, puis entre Mlle de Lespinasse, la compagne de d'Alembert, et Bordeu qu'elle a fait appeler en consultation et qui ausculte le mathématicien, entre les deux précédents interlocuteurs enfin, en tête en tête, hors de la présence de d'Alembert. Cette simple description des intervenants dans le dialogue indique une évolution qui est celle de la pensée de Diderot. La conversation roule, entre un philosophe et un mathématicien, sur l'hypothèse d'une sensibilité universelle qui suffirait à expliquer la vie et la pensée. Ces deux représentants de l'abstraction sont remplacés par un médecin et une femme, dénuée de toute formation particulière, mais pleine de bon sens. Parallèlement, la discussion évolue de l'hypothèse matérialiste générale à ces conséquences morales et sociales.
Comme les seuls arguments rationalistes ne peuvent résoudre les questions en suspens, Diderot a imaginé de faire rêver d'Alembert. Troublé par l'athéisme de son ami Diderot, d'Alembert s'endort en songeant à l'hypothèse d'une sensibilité répandue dans toute la matière, animée ou non. Libéré de toute censure, il rêve à haute voix et développe une vision poétique de l'univers : « Tout change. Tout passe. Il n'y a que le Tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse. Il est à chaque instant à son commencement et à sa fin. Il n'en a jamais eu d'autre et n'en aura jamais d'autre... Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule ; pas une molécule qui se ressemble à elle-même un instant. » Les espèces, les genres, les sexes, les individus ne sont que des formes transitoires. Les frontières qui les séparent sont floues, incertaines. La classification traditionnelle excluait les monstres comme des cas à part. L'univers mouvant et changeant, rêvé par d'Alembert, n'est plus composé que de monstres : l'homme serait le monstre de la femme et inversement, à moins que la notion même de monstre disparaisse et que celle de loi se dissolve. L'homosexualité, la zoophilie, l'onanisme que la morale traditionnellement considère comme des perversions, deviennent de simples variantes ou variations, et la sexualité, une fois la reproduction et l'utilité sociale laissées de côté, une activité de plaisir polymorphe. La vie et la mort sont également relativisées, la naissance, la décomposition ne seraient que des changements de forme. On comprend que Diderot ait préféré garder dans ses tiroirs un tel manuscrit.
 
Si la réflexion sur la nature et la vie mène ainsi à une relativité généralisée, le philosophe va-t-il conclure comme La Mettrie que la seule morale pour l'homme est celle de son plaisir ou même avec Sade que la nature justifie toutes les pulsions que l'individu ressent, jusqu'à l'agression du prochain, jusqu'à son meurtre ? Le fils du coutelier de Langres est resté soucieux de fonder une loi morale. Il reconnaît la puissance débridée du désir, vante l'énergie des passions, mais il entend exalter l'une et l'autre au profit de la communauté. Pour évoquer cette question morale, Diderot revient au genre du dialogue dont il avait déjà multiplié les ressources dialectiques dans Le Rêve de d'Alembert. Comme il l'avait fait dans le Rêve, il se met en scène dans l'Entretien d'un père avec ses enfants et dans l'Entretien d'un philosophe avec la maréchale de ***. Le premier le fait dialoguer avec son père, sa sœur et son frère, l'abbé Diderot, qui s'était engagé à sa place dans la carrière ecclésiastique et qui défend l'orthodoxie. Le second, avec une grande dame, la maréchale de Broglie. Le sous-titre de l'Entretien d'un père avec ses enfants, Du danger de se mettre au-dessus des lois, indique la nécessité de se soumettre aux lois civiles dont seul le sage peut apprécier la relativité. Mais la raison et le cœur doivent les tempérer et permettre aux athées et aux chrétiens de vivre en harmonie. Diderot, bourgeois conscient de ses devoirs familiaux et sociaux, n'apparaît pas dans le Supplément au Voyage de Bougainville dont le décor est plus exotique et le propos plus radical. Le Supplément se présente comme un dialogue sur le récit, publié par Bougainville, de son voyage autour du monde et de son séjour à Tahiti, surnommé la Nouvelle Cythère, car les amours y seraient libres. Un dialogue s'ouvre au second degré entre les Tahitiens et les Européens. Les Tahitiens n'ont pas de difficulté à prouver la supériorité de leur code par rapport aux contradictions et aux interdits européens. Ils incarnent une nature, mythique sans doute, qui permet à Diderot de faire la critique de la société chrétienne. Les plus lucides d'entre eux dénoncent le colonialisme à venir. Ces dialogues ne remplacent pas un traité, ils illustrent la complexité de la question morale.

Le Neveu de Rameau

Le Neveu de Rameau

L'égoïsme et l'altruisme, l'immoralisme, né de l'affaiblissement des valeurs traditionnelles, et le moralisme nouveau, fondé par les Lumières, prennent surtout les visages de Lui et de Moi, du Neveu et du Philosophe. Le premier est Jean-François Rameau, le neveu du célèbre musicien, déchiré entre son sens esthétique et son absence de sens moral, entre cynisme et conscience de soi. « Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de la consomption (...) le mois suivant, il est gras et replet, comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été enfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l'appeler, pour lui donner l'aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre et vous le prendriez au peu près pour un honnête homme. Il vit au jour la journée. » Dans son corps même, le Neveu fournit l'équivalent de l'indécision des formes dans l'univers rêvé par d'Alembert. Mais la vie sociale et morale ne peut accepter le flottement général qui est celui des espèces. Entre l'égoïsme étroit du Neveu, « au jour la journée », et le point de vue cosmique de la nature, le philosophe défend le principe d'une continuité de l'individu et d'une continuité de la société. Malgré les discordances entre les lois de la société et la conscience de l'individu, le bien public doit toujours être préféré à l'intérêt individuel, et le jugement de la postérité aux bénéfices immédiats. L'athée qui ne croit ni à l'immortalité ni au jugement dernier, tels que les enseigne le christianisme, s'en remet à une instance qui transcenderait l'individu et le moment présent. Le Neveu peut bien lui opposer les malheurs de la vertu et les prospérités du vice, l'entre-dévorement des êtres et le conflit des égoïsmes, l'injustice de l'institution judiciaire et l'iniquité de la loi civile, le Philosophe garde pour lui sa conscience et la postérité.

Saint-Pétersbourg

L’expérience russe

Le débat moral débouche sur le problème politique qui hante Diderot durant la décennie 1770. Alors que la France est en crise, que les efforts de réforme de la monarchie débouchent sur des coups de force, Diderot a l'occasion d'aller observer de près la réalité d'un grand pays neuf, d'un pouvoir qui affiche sa volonté de se réformer radicalement selon les principes de la philosophie nouvelle. En 1773, il accepte l'invitation de Catherine II et part pour la Russie via Bruxelles et La Haye. Il passe à Saint-Pétersbourg l'automne et l'hiver, en contact étroit avec la tsarine. La déception est à la mesure des illusions qu'il se faisait sur le libéralisme de celle-ci. Du moins a-t-il, jusqu'au bout, pris au sérieux son rôle de conseiller. Il rédige la matière de ses entretiens avec la tsarine dans les Mémoires pour Catherine II qui discutent d'une future constitution de la Russie et de la nécessité d'y instaurer une éducation nationale, et, après son départ de Saint-Pétersbourg, critique la très officielle Instruction préparatoire pour la confection des lois ou Nakaz, dans des Observations sur le Nakaz. Ces deux gros manuscrits n'étaient évidemment pas publiables à l'époque et Catherine II prendra connaissance avec colère du « babil » d'un philosophe qui n'aurait « ni connaissance des choses, ni prudence, ni clairvoyance » et serait prêt à « mettre les choses sens dessus dessous ». Diderot posait en effet sans ambiguïté les problèmes du pouvoir central, de ses limites et de son contrôle, de la fonction d'une future assemblée et du rôle que devait jouer l'élite éclairée du pays.
Il est encore plus net dans un petit écrit vengeur où Frédéric II de Prusse représente le tyran mais où nombre des traits qui l'atteignent pourraient toucher Catherine II. Les Principes de la politique des souverains seraient des « notes écrites de la main d'un souverain à la marge de Tacite ». Le cynisme n'est plus alors tant celui d'un pauvre hère comme le Neveu que d'un prince tout-puissant qui étouffe en embrassant et n'accepte finalement que des esclaves autour de lui. La conviction de Diderot s'exprime également dans certains passages de la Réfutation d'Helvétius : « Le gouvernement arbitraire d'un prince juste et éclairé est toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangereuse et la plus sûre des séductions. Elles accoutument le peuple à aimer, à respecter, à servir son successeur quel qu'il soit, méchant et stupide. Il enlève au peuple le droit de délibérer, de vouloir ou ne vouloir pas, de s'opposer à sa volonté même lorsqu'il ordonne le bien. Cependant ce droit d'opposition, tout insensé qu'il est, est sacré : sans quoi les sujets ressemblent à un troupeau dont on méprise la réclamation, sous prétexte qu'on le conduit dans de gras pâturages. » La réflexion politique prend également la forme d'interventions dans l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal. Diderot y rédige nombre de discours enflammés pour appeler concurremment les rois à la réforme et les peuples à la révolte. Ces contributions anonymes à un ouvrage collectif, ces recours à la tradition rhétorique antique sont comme la revanche du philosophe qui veut traduire ses principes dans les faits et donner réalité à ses idées. On peut résumer avec Jacques Proust le sens qu'a eu le voyage à Saint-Pétersbourg : « L'expérience russe et les effets qu'elle eut sur sa pratique d'écrivain politique entraînèrent en retour de profonds changements dans la conception qu'il avait des rapports entre la Volonté générale, le Philosophe, le Prince, le Peuple ; le censeur des rois pensa quelquefois se muer en moniteur des peuples. Il y parvint, en deux ou trois circonstances qui le haussèrent assez au-dessus de lui-même pour lui permettre d'échapper au mortel scepticisme de ses dernières années. »
 
Le premier ouvrage de Diderot avait été un commentaire dans les marges de Shaftesbury, son dernier grand ouvrage sera un commentaire dans les marges de Sénèque. Le prétexte en fut la traduction du philosophe antique, entreprise par le jeune Lagrange, précepteur des enfants de d'Holbach. Comme Victor Hugo, un siècle plus tard, composera son William Shakespeare pour introduire l'adaptation faite par son fils, François-Victor, Diderot rédige pour l'édition des œuvres complètes de Sénèque un Essai sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude et de Néron (1779). Trois ans plus tard, le livre, étendu et remanié, est devenu un Essai sur les règnes de Claude et de Néron. La méditation sur les rapports entre le philosophe et le tyran s'y trouve en première place. Et il est facile d'y lire un retour de l'auteur sur sa propre vie. Alors que Rousseau s'était attaché à reconstituer sa biographie et présenter l'unité de son moi, Diderot le matérialiste ne fait le bilan de son existence que par la figure de Sénèque interposée. Le choix du précepteur et du ministre de Néron pouvait sembler paradoxal. La postérité jugeait en effet sans indulgence l'action d'un philosophe qui était resté aux côtés du tyran jusqu'à ce que l'atteigne l'ordre de se suicider. Diderot au contraire défend le sage qui refuse de s'enfermer dans sa tour d'ivoire et tente jusqu'au bout d'agir dans la cité. Entre Sénèque, l'homme d'État malheureux, et La Mettrie, auteur d'un Anti-Sénèque, ou Discours sur le bonheur, courtisan de Frédéric II, son choix est sans équivoque. Celui qui avait pris pour modèle Socrate et Diogène choisit, au soir de vie, de s'identifier au philosophe qui n'a pas craint de se salir les mains.