Le manuscritMarie-Laure Prévost
Le manuscrit d’Histoire de ma vie compte quelque trois mille sept cents pages réunies en cahiers où papier, écriture, corrections, collage, tout concourt à le rendre frémissant de vie, de révélations sur les diverses campagnes de rédaction et de remaniements. Casanova était en effet attentif à la qualité des papiers, ainsi qu’on peut en juger par cette déclaration : « Le papier de Hollande sera toujours plus beau que celui de tout le monde par la même raison que ses toiles sont les plus belles. »
Pourtant le papier d’Histoire de ma vie ne provient pas de Hollande. Et de feuille en feuille on découvre avec surprise des filigranes en forme de cœur : est-ce le choix de Casanova, qui aurait voulu une scène en harmonie avec son théâtre amoureux ? ou est-ce simplement le fruit du hasard ? Il semble que ce papier ait été utilisé non seulement au château de Dux, mais dans toute la région, puisqu’on en retrouve une feuille dans un registre d’inscription de voyageurs venus prendre les eaux à Tœplitz. Dans l’ensemble du manuscrit figurent au total une dizaine de filigranes différents, mais qui sont pour la plupart des variations autour du motif du cœur. L’étude de ces divers papiers va permettre de préciser les étapes de la rédaction de l’œuvre.
La révision
L’écriture, tantôt fine, légère et nerveuse, tantôt appuyée et épaisse, atteste le long travail de révision qui a affecté jusqu’a la structure même de l’œuvre, puisque le nombre de livres a été réduit de douze à dix – quant au nombre de chapitres et de feuillets par livre, il est très variable. En tête d’un grand nombre de chapitres, Casanova a inséré des sommaires, souvent postérieurs à la rédaction, et en fin de chapitre figure généralement le paraphe de Casanova, à l’exception toutefois du dernier livre du chapitre X, brusquement interrompu.
Le manuscrit est très travaillé : substitution de feuilles ou feuillets, biffures, tantôt légères pour corriger un italianisme, tantôt appuyées pour rendre illisible un nom et empêcher l’identification d’un personnage. Enfin, une trace de collage apparaît : il semble que Casanova ait scellé à la cire rouge un feuillet pour occulter l’épisode homosexuel avec Ismaïl.
Dans ce passé revisité surgissent une foule de personnages, Henriette, M. M., C. C., Thérèse… et d’innombrables épisodes qui ont fait la célébrité de l’auteur : la fuite des Plombs, l’entretien avec Choiseul, les rencontres avec Louis XV, Voltaire ou Frédéric II, le duel à Varsovie… Ces mémoires deviennent aussi livre de raison, avec ses mises à jour : la Czarine « qui règne encore » devient « qui n’existe plus aujourd’hui » ; et « Venise aujourd’hui n’existe plus que par sa honte éternelle » lorsque Bonaparte met fin à l'indépendance de la ville.
Les pérégrinations du manuscrit
À l’instar de son auteur, le manuscrit et le texte ont vécu nombre de péripéties. Alors même qu’il y travaillait, Casanova avait songé à le détruire, mais, en mai 1798, sentant sa fin proche, il fait venir au château de Dux son neveu, Carlo Angiolini, et lui lègue ses mémoires. Le 4 juin, Casanova meurt et Angiolini emporte à Dresde les cahiers, qui vont être cédés par ses enfants, au début de l’année 1821, à l’éditeur Friedrich Arnold Brockhaus. À une édition en allemand d’Histoire de ma vie succède une adaptation en français, puis, en cent vingt-cinq ans, quelque cinq cents éditions voient le jour sans qu’aucun éditeur puisse se référer au manuscrit original… jusqu’à 1960, année de l’édition intégrale annoncée par Brockhaus et Plon qui, en douze volumes, donnera enfin à lire le texte authentique de Casanova.
Conservé à Leipzig, le manuscrit échappe de peu aux bombardements de 1943, Hans Brockhaus l’ayant transporté à bicyclette et mis à l’abri dans un coffre de banque. En 1945, il est acheminé par camion militaire américain jusqu’à Wiesbaden, le nouveau siège de la maison Brockhaus, qu’il quitte pour Zurich en 2007 : c’est là que Bruno Racine, au nom de la Bibliothèque nationale de France, en prend connaissance et l’acquiert en 2010, grâce à la générosité d’un mécène qui garde l’anonymat.
Aujourd’hui classé trésor national, le manuscrit d’Histoire de ma vie, dès son arrivée, a suscité de nombreux projets de valorisation : expositions, images numériques du manuscrit, aussitôt mises en ligne, offrant un contact direct avec l’écriture. Et les conditions ont enfin été réunies pour établir l’édition critique attendue, cette édition idéale rêvée par les chercheurs, parue dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Autant de projets qui continuent à faire dire que ces mémoires sont Les Mille et Une Nuits d’Occident.