L'Erberia

Tome I

Plan de Venise

À la pointe du jour, ayant besoin de me calmer, je suis allé à l'Erbéria. L'endroit appelé Erberia est sur un quai du grand canal qui traverse la ville ; et on l'appelle ainsi parce que c'est positivement le marché aux herbes, aux fruits et aux fleurs.
Ceux qui vont s'y promener de si bonne heure disent qu'ils y vont pour avoir l'innocent plaisir de voir arriver dans deux ou trois cents bateaux toutes sortes d'herbages, des fruits de toutes espèces, et des fleurs de saison, que les habitants des petites îles qui entourent la capitale y portent, et vendent à bon marché aux gros marchands, qui les vendent en y gagnant dessus à des médiocres, qui les vendent cher à des petits, qui les distribuent à un prix encore plus cher à toute la ville. Mais ce n'est pas vrai que la jeunesse vénitienne aille à l'herberie avant le lever du soleil pour avoir ce plaisir-là. Il ne leur sert que de prétexte.
Ceux qui y vont sont les hommes et les femmes galantes qui ont passé la nuit aux casins, aux auberges, ou aux jardins dans les plaisirs de la table, ou dans les fureurs du jeu. Le goût de cette promenade démontre qu'une nation peut changer de caractère.
Les vénitiens de jadis aussi mystérieux en galanterie qu'en politique sont effacés par les modernes, dont le goût prédominant est de ne faire mystère de rien. Les hommes qui y vont en compagnie des femmes veulent exciter l'envie de leurs égaux en affichant leurs bonnes fortunes. Ceux qui y vont seuls cherchent à faire des découvertes ou à faire naître des jalousies ; et les femmes y vont plus pour se faire voir que pour voir. Elles sont bien aises que tout le monde apprenne qu'elles ne se gênent pas. La coquetterie y est exclue à cause du délabrement de la parure. Il semble au contraire que les femmes veuillent se montrer dans cet endroit-là sous les enseignes du désordre, et qu'elles veuillent que ceux qui les voient y raisonnent dessus. Les hommes, qui leur donnent le bras, doivent afficher l'ennui d'une complaisance trop usée et avoir l'air de ne pas se soucier qu'on devine que ces débris d'une vieille toilette, dont leurs belles font parade, sont les indices de leur triomphe. Tout le monde à cette promenade doit avoir l'air rendu, et montrer le besoin d'aller se mettre au lit.

 

Casanova, Histoire de ma vie, 1825.
> Texte intégral : Paris, Garnier frères, 1880