L'expédition de BougainvilleMireille Pastoureau
Officier dans la Royale, Louis-Antoine de Bougainville avait grandi dans un milieu passionné par la géographie et par les sciences. Il attendit que la paix fût rétablie, en 1763, pour proposer une expédition vers le continent austral. Sa première étape serait les îles Malouines, dont la situation stratégique, à égale distance du détroit de Magellan et du cap Horn, permettrait de contrôler l'accès aux mers du Sud. L'autorisation qu'il reçut de créer un établissement dans ces îles eut des conséquences diplomatiques désastreuses dont nous avons vécu les derniers soubresauts il y a peu d'années.
Sitôt Bougainville établi aux Malouines, en effet, les Anglais envoyèrent une escadre pour rétablir leurs droits sur ces îles que leurs explorateurs revendiquaient depuis longtemps sous le nom de Falkland, et les Espagnols exprimèrent leur fureur estimant qu'elles faisaient partie de l'Amérique du Sud et donc leur revenaient de droit.
Après de longues palabres, la France accepta enfin de remettre les Malouines à l'Espagne et chargea Bougainville de cette liquidation. L'année 1766 touchait à sa fin et les Anglais avaient commencé depuis deux ans l'exploration systématique de l'océan Pacifique. Le commodore Byron, parti en 1764 à la recherche du continent austral, rentra il est vrai bredouille deux ans plus tard. Mais l'amirauté anglaise réarma son navire aussitôt pour une nouvelle expédition, confiée à Samuel Wallis et à Philip Carteret. En novembre 1766, Bougainville filait à leur suite, à bord d'une frégate défectueuse qui méritait bien son nom de Boudeuse, et d'une lourde flûte, l'Étoile. Il emmenait trois cents hommes, dont un prince mondain, né d'Orange et de Nassau, trois savants, le cartographe Romainville, l'astronome Véron et le naturaliste Commerson, accompagné de son domestique, Baré, dont on devait découvrir plus tard qu'il était de sexe féminin. Jeanne Baré fut ainsi la première femme à naviguer autour du monde.
Quelques mois après Wallis, en avril 1768, le navigateur français débarqua à son tour sur une île verdoyante à l'aspect enchanteur qu'il baptisa la « Nouvelle Cythère », alors que Commerson aurait préféré le nom d' « Utopie ». De son séjour de seulement neuf jours, toléré avec réticence par les chefs insulaires, naquit la légende de Tahiti, île paradisiaque. « Je me croyais transporté dans les jardins d'Eden », écrivit-il, « partout nous voyions régner l'hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur ». Après une navigation pénible et les premiers ravages du scorbut, les marins ébahis avaient en effet volontiers succombé aux avances impudiques des sirènes tahitiennes, mais aucun d'eux n'avait été tenté de déserter pour autant, car il y avait eu aussi des vols, des ruses et des violences qui nuanceront les premières impressions paradisiaques. Terminé à Saint-Malo l'année suivante, après une abominable traversée du Pacifique, le voyage de Bougainville laissa entier le mystère des terres australes. Mais la France venait, grâce à lui, de découvrir Tahiti, et elle applaudissait aux résultats scientifiques considérables de l'expédition, notamment en astronomie et en botanique.