Baudelaire traducteurpar Aurelia Cervoni

Edgar Allan Poe

Dans le sillage de Gérard de Nerval, dont la traduction du Faust de Goethe, en 1828, fait date dans l’histoire du romantisme, ou de Pétrus Borel, auteur en 1836 d’une traduction de référence de Robinson Crusoé, Baudelaire s’est découvert progressivement une vocation de traducteur, dans les années 1845-1850.
Les 20, 21 et 22 février 1846 paraît dans L’Esprit public sa traduction d’une nouvelle de l’écrivain irlandais George Croly (1780-1860), Le Jeune Enchanteur. Un peu plus tard, en 1847 ou 1848 vraisemblablement, la découverte du poète et romancier américain Edgar Poe (1809-1849) lui cause « une commotion singulière », selon sa propre expression dans une lettre à Armand Fraisse du 18 février 1860. Rongé par le désespoir et par l’alcoolisme, mort prématurément, Poe, à qui il s’identifie, lui apparaît comme l’une de ces « âmes sacrées, vouées à l’autel, condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines » (« Edgar Poe, sa vie et ses œuvres », 1856).
Baudelaire publie sa première traduction d’un texte de Poe, Révélation magnétique, dans La Liberté de penser le 15 juillet 1848. En 1852 et 1853, il traduit d’autres œuvres de Poe pour différentes revues : un poème, Le Corbeau ; une méditation esthétique, Philosophie de l’ameublement ; des nouvelles : Morella, Bérénice, Le Chat noir, Le Cœur révélateur, Le Puits et le pendule, Une aventure dans les montagnes Rocheuses. Entre juillet 1854 et avril 1855, il donne au quotidien Le Pays la traduction d’une quarantaine de nouvelles (parmi lesquelles Double assassinat dans la rue Morgue, La Lettre volée, Ligeia, Le Démon de la perversité, La Chute de la maison Usher, Le Chat noir, William Wilson, L’Homme des foules), qui seront recueillies en deux volumes publiés chez Michel Lévy : Histoires extraordinaires (1856) et Nouvelles histoires extraordinaires (1857).

Le Chat noir

Baudelaire admire l’architecture des nouvelles de Poe, dont les intrigues se fondent sur la confusion des sens et une « imperceptible déviation de l’intellect ». Il est sensible à l’esthétique de la cruauté que cultive le romancier américain, dans une atmosphère de mysticisme halluciné. Par son style « serré comme les mailles d’une armure » et un « tempérament unique qui lui a permis de peindre et d’expliquer, d’une manière impeccable, saisissante, terrible, l’exception dans l’ordre moral », Poe incarne, selon Baudelaire, un modèle de « l’écrivain des nerfs » (« Edgar Poe, sa vie et ses œuvres », 1856).
Trois autres volumes d’œuvres de Poe traduites par Baudelaire sortent des presses de Michel Lévy au cours des années qui suivent : Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (1858 ; parues antérieurement en feuilleton dans Le Moniteur universel, de février à avril 1857) ; Eurêka, poème en prose ou essai sur l’univers matériel et spirituel (1864 ; paru antérieurement dans la Revue internationale mensuelle de Genève, entre octobre 1859 et janvier 1860) ; Histoires grotesques et sérieuses (1865). « Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Poe ? », explique Baudelaire à Théophile Thoré, en juin 1864. « Parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant. »

« Les Histoires extraordinaires, les Aventures d’Arthur Gordon Pym, les Histoires sérieuses et grotesques, Eureka, ont été traduites par Baudelaire avec une identification si exacte de style et de pensée, une liberté si fidèle et si souple, que les traductions produisent l’effet d’ouvrages originaux et en ont toute la perfection géniale. »

Théophile Gautier, notice sur Charles Baudelaire, 1868-1870

Les fumeurs de hadchids

Pour répondre à diverses sollicitations, Baudelaire traduit de l’anglais d’autres textes, en vers et en prose : des chansons (Paris, 9 janvier 1853) et Le Calumet de paix (Revue contemporaine, 28 février 1861) du poète américain Henry Longfellow (1807-1882). On a également retrouvé dans ses papiers une traduction incomplète de Hiawatha, du même Longfellow, et la traduction d’un poème de Thomas Hood (1799-1845), Le Pont des soupirs.
La deuxième partie des Paradis artificiels (1860), « Un mangeur d’opium », est une traduction libre des Confessions d’un mangeur d’opium (1822) et des Suspiria de Profundis (1845) de Thomas De Quincey (1785-1859). À de nombreuses reprises, Baudelaire s’écarte du texte original en insérant des adjectifs et des adverbes qui dramatisent le récit, enrichissant le texte de De Quincey de métaphores et de comparaisons où l’on reconnaît l’empreinte de l’auteur des Fleurs du Mal. Baudelaire traduit, mais aussi commente et interprète l’œuvre de De Quincey. Il résume les parties qu’il n’a pas traduites, justifie les coupes, établit la liaison entre les chapitres et formule des appréciations sur la construction et sur le style des Confessions et des Suspiria. Dans un préambule qu’il greffe en tête du chapitre V (« Un faux dénouement »), il s’interroge sur la crédibilité du dénouement de De Quincey, où le narrateur prétend s’être défait de l’esclavage de l’opium. Le texte anglais constitue enfin le point de départ de méditations digressives de Baudelaire sur des sujets qu’il a abordés à d’autres occasions : le génie de l’enfance, le mundus muliebris, le « Saharah » des grandes villes.

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