Briller en conversationCrébillon, Les Égarements du cœur et de l’esprit, 1736

 

Je vous ai dit que vous ne pouviez point trop parler de vous : à ce précepte, j’en ajoute un que je ne crois pas moins nécessaire : c’est qu’en général, vous ne pouvez assez vous emparer de la conversation. L’essentiel dans le monde n’est pas d’attendre pour parler que l’imagination fournisse des idées. Pour briller toujours, on n’a qu’à le vouloir.
L’arrangement, ou plutôt l’abus des mots, tient lieu de pensées. J’ai vu beaucoup de ces gens stériles, qui ne pensent, ni ne raisonnent jamais, à qui la justesse et les grâces sont interdites, mais qui parlent avec un air de capacité des choses mêmes qu’ils connaissent le moins, joignent la volubilité à l’impudence, et mentent aussi souvent qu’ils racontent, l’emporter sur des gens de beaucoup d’esprit, qui, modestes, naturels et vrais, méprisent également le mensonge et le jargon. Souvenez-vous donc que la modestie anéantit les grâces et les talents ; qu’en songeant à ce que l’on a à dire, on perd le temps de parler, et que pour persuader il faut étourdir.
Je me souviens, lui dis-je, d’avoir vu quelquefois de ces gens que vous venez de me dépeindre ; mais, loin qu’ils plussent, il me semble qu’on les accablait de tout le mépris qu’on leur doit, et qu’on les trouvait aussi insupportables qu’ils le sont.
Dites, répondit-il, qu’on blâmait leurs travers, qu’on en riait même ; mais que malgré cela, ils ne plussent pas, l’expérience y est complètement contraire. Voilà l’avantage des ridicules, c’est de séduire, et d’entraîner les personnes mêmes qui les blâment le plus.