L'éléphant de Charlemagne
La numérisation en 2D et celle en 3D réalisée par Dai Nippon Printing en 2020 permet d’appréhender, malgré l’usure de la surface et quelques lacunes, tous les détails de la statuette.
Celle-ci est taillée d’un seul bloc dans une défense d’éléphant. Le sculpteur a utilisé la partie pleine située entre l’extrémité et la chambre pulpaire, ce qui sous-entend que la zone médiane de la défense mesurait plus de dix centimètres de diamètre. Il est difficile de dire s’il s’agit d’un éléphant d’Asie ou d’Afrique, mais rappelons que ces derniers ont des défenses plus imposantes. Si l’on en croit l’historien et géographe arabe Al Masû'dî, mort en 957, l’ivoire des éléphants d’Afrique faisait l’objet d’un commerce intense avec la Chine et l’Inde, via le pays d’Oman (Les prairies d'or, éd. et trad. Barbier de Maynard , t. III, chap.XXIII, p. XVIII).

L’Empereur Bahadru Shah (?) monté sur un éléphant. Album « batailles et sujets historiques de l’Inde et de Perse », fin du 17ème siècle. BnF, RESERVE, OD-44-BOITE ECU.
L’éléphant représenté, avec sa petite oreille, est, lui, un éléphant d’Asie. Son dos est recouvert d’une housse quadrillée, retenue par des brides à pompons ou pendeloques. Sur son dos, sur une plateforme semi-circulaire à parapet orné, est assis, jambes repliées, un roi, vêtu du costume d’un marajah indien, la kurta, tunique ceinturée. Les poignets, les coudes et l’encolure sont ornés de grosses perles en fort relief, évoquant un collier et des bracelets de pierres précieuses. De lourdes boucles d’oreilles à pendeloques retombent jusqu’aux épaules. La tête est ceinte d’un bandeau surmonté d’éléments en reliefs en partie disparus. La moustache, le visage plein, les cheveux descendant dans la nuque, les formes rondes et souples, relèvent de l’art indien.

Shiva et Parvati, Inde, 9e siècle. New York, Metropolitan Museum of Art, 1989.362.
Du cornac disparu, qui devait être accroupi sur la tête de l’éléphant, il ne reste qu’un pied. Sur le front de l’éléphant est suspendu un homme dénudé, tête vers le bas, tandis que l’animal saisit de sa trompe un cavalier. Deux interprétations sont possibles : une scène de combat et de supplice d’un prisonnier ou une scène d’acrobatie, qui relèverait de l’iconographie de cour.
Sur la base de la statuette formant plate-forme, quatre cavaliers entourent le roi, s’avançant deux par deux vers la tête de l’éléphant. Montés sur des chevaux richement harnachés, une épée à la ceinture, ils brandissent une arme, hache ou masse d’armes et se protègent d’un bouclier rond. Vêtus de pantalons bouffants, deux sont torse nu, deux autres portent, comme le roi, des tuniques ceinturées. Tous sont parés de colliers et de bracelets et ont la tête surmontée d’une coiffe haute à ornements découpés, telle que pouvait être celle du roi, aujourd’hui en partie disparue, suggérant qu’il s’agit de vassaux ou même de rois étrangers faisant hommage au roi des rois.
Une file de huit petits fantassins, disposés sous des arcades, entoure le palanquin où siège le roi. Vêtus de pantalons bouffants serrés à la cheville, ils tiennent d’une main un petit bouclier rond et de l’autre une épée.



Cité dans l’inventaire du trésor de Saint-Denis de 1505 « l’éléphant d’ivoire taillé à plusieurs personnages » est considéré dès le 16e siècle, tout comme le jeu d’échecs de Saint-Denis, comme un don de l’empereur Charlemagne. L’inscription arabe gravée sous sa base a paru la marque évidente d’une origine orientale et a donné lieu à l’hypothèse d’un cadeau du calife de Bagdad, Haroun al-Rachid, peut-être aussi par confusion avec le véritable éléphant, du nom d’Abul Abbas, que ce dernier envoya en 802 à l’empereur. Cet éléphant, devenu très célèbre, était albinos. Les éléphants blancs, très rares, étaient considérés en Asie comme un joyau inestimable dont la possession était l'apanage des rois et des princes.
Lettrine avec un éléphant, Cassiodorus, Expositio Psalmorum. Saint-Denis, début du 9e siècle. BnF, MSS, Latin 2195 fol. 9v. Contemporain de Charlemagne, ce manuscrit représente peut-être Abul Abbas, le célèbre éléphant blanc de Charlemagne.
Le jeu d’échecs est un jeu de stratégie guerrière né en Inde entre 400 av. J.-C. et 400 ap. J.-C. Passé en Perse, le jeu est importé par les Arabes lors de la conquête de l’empire sassanide (638-651). Le nom persan et arabe, shatranj, dérive du sanscrit shatur-anga - qui fait référence aux « quatre corps » des armées indiennes : éléphants, chars, cavalerie, infanterie - ou de shatur raji, les « quatre rois ». Seule pièce subsistante d’un jeu disparu, le roi présente des caractéristiques de l’art indien mais la présence de l’inscription coufique sous la base suggère une possible origine du Sind, région au sud de la vallée de l’Indus (Pakistan actuel), qui a été du 8e au 10e siècle sous domination arabe. La dynastie arabe des Hibbârîdes règne sur la région à partir du milieu du 9e siècle, tout en reconnaissant l'autorité du calife abbasside de Bagdad. Influences indiennes et arabes sont là étroitement mêlées. Les gouverneurs de Mansura (Brahmanabad), capitale du Sind aux 8e-9e siècles adoptent le style vestimentaire des souverains indiens ainsi que l’usage des éléphants de guerre. Les chroniques arabes rapportent que le gouverneur Hibbârîde de Mansoura, capitale du Sind, avait une armée de 80 éléphants, signe de puissance. L’utilisation d’éléphants sauvages, capturés et dressés pour la guerre, montés par un cornac, remonte en Inde à l’Antiquité.


A gauche, Carte de la côte ouest de l’Inde et de la vallée de l’Indus (Sind, aujourd’hui Pakistan). BnF, CPL, GE D-7859. A droite, Combat de deux princes indiens. Livre des Rois, vers 1330-1340. New-York, Metropolitan Museum, 1974.290.40.
Malgré la grande vogue des jeux d’échecs en ivoire et matériaux précieux en Inde médiévale, peu de pièces comparables à celle-ci subsistent. La plus proche, présentant la même composition mais fragmentaire, est conservée à Berlin au Museum für Indische Kunst. Bien qu’elle soit très endommagée, sa parenté avec celle de Saint-Denis a fait penser qu’elle pourrait provenir du même jeu et représenter le vizir. Aucun jeu complet n’est connu. Sur la pièce du trésor de Saint-Denis, le roi étant entouré de huit fantassins, ce qui correspond au nombre de pions de chaque camp au jeu d’échecs, on peut supposer que les pions présentaient le même type iconographique.

F.B.Flood, Conflict and Cosmopolitanism in Arab Sind, 2011, p. 381, fig.15,5.
« L’éléphant de Charlemagne » garde une part de son mystère. S’il n’est pas cité dans les inventaires du trésor avant 1505, son appellation atteste d’une origine lointaine, oubliée mais que l’on souhaitait valoriser. C’est la seule pièce d’échecs que Charlemagne, empereur de 800 à 814, aurait pu connaître, en raison de sa datation et de son origine orientale, à une époque où le jeu n’était pas encore pratiqué en Occident.
Bibliographie
- Flood, Finbarr Barry, «Conflict and Cosmopolitanism in “Arab” Sind », in A Companion to Asian Art and Architecture, ed. Rebecca M. Brown, Deborah S. Hutton, 2011, p. 377-382, fig.15-4.
- Pinder-Wilson, Ralph. "Ivory Working in the Umayyad and Abbasid Periods" in Journal of the David Collection, vol.2. 2005, p.19.
- Eder, Manfred A.J. Ist der 'Elephanten-König' doch (k)ein 'Schach-König', in Schach-Journal, 1994, p. 45-51.
- Le trésor de Saint-Denis [cat.exp.]. Paris, RMN, 1991, p. 130-131, n° 18 (D. Gaborit-Chopin).
- Pièces d’échecs [cat.exp.], Paris, Bibliothèque nationale, 1990, n° 1 p. 11.
- Montesquiou-Fezensac, Blaise de, Gaborit-Chopin, Danielle, Le Trésor de Saint-Denis. Paris, 1977, n° 102, p. 213-215.
- Wilkinsonn, CK., Chess : East and West, past and present, New-York, 1968, n° 8.