À propos de l’œuvreNathalie Preiss

Le dernier quartier de la lune de miel

1829 : cette année-là !

1829 : dans toutes les histoires littéraires, l’année de la parution du premier roman signé « Balzac », Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800, qui deviendra dans l’édition Furne de La Comédie humaine, Les Chouans ; bref, l’acte de naissance du roman balzacien, d’un Balzac non pas historien quoique romancier, mais romancier parce qu’historien d’une nouvelle histoire, non plus celle des dates et des événements, mais celle des mœurs passées et surtout présentes, publiques mais aussi privées – une histoire totale, descriptive et explicative, qui réclame un nouveau et drôle de genre, sinon informe, du moins protéiforme, le roman.

Oui, mais… 1829, c’est aussi l’année de la publication (enregistrée par la B.F. le 26 décembre) en deux tomes, par un éclatant anonyme, chez les promoteurs de la littérature moderne, c’est-à-dire romantique, Levavasseur et Canel, de ce qui semble relever de l’« anti-roman » et verser dans le traité philosophique à la Descartes, revu par Victor Cousin et corrigé par Rabelais: Physiologie du mariage ou Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal, publiées par un jeune célibataire. Ceci avait-il tué ou, à l’inverse, engendré cela ? La Physiologie du mariage ne constituerait-elle pas, à tous égards, un « tube » (accueillie avec succès, elle est rééditée en 1834 chez Ollivier, et, en 1838, chez Charpentier, en format de poche in-18, avec la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, et, chez le même, en 1840, 1843 et 1848, sans oublier en août 1846 sa parution dans l’édition Furne), « à essais », tout à la fois fondement et rampe de lancement d’un nouveau roman, le roman balzacien ?

Physiologie du mariage
Physiologie du goût par Brillat-Savarin

Vous avez dit « Physiologie » ?

Étonnant à plus d’un titre cet ouvrage.
D’abord par son titre précisément, puisque, si la physiologie, qui analyse le fonctionnement des organes, est la science montante de l’époque, personne avant Balzac n’avait risqué sa mésalliance avec l’institution sociale et sacrée du mariage : seuls, mais sans surprise, le docteur Alibert l’avait appliquée, en 1825, aux passions et, la même année, Brillat-Savarin au goût.  

Étonnant ensuite par sa teneur. Plus qu’un code conjugal, à l’image des Arts (L’Art de mettre sa cravate…, LArt de ne jamais payer ses dettes…), et des Codes, auxquels Balzac avait prêté sa plume (Code des gens honnêtes, Code conjugal), qui fleurissent alors (l’édition de 1829 avait été précédée d’une version de 1826, imprimée sur les presses de Balzac lui-même, qui devait s’intituler Code marital ou l’Art de rendre sa femme fidèle), destiné à fournir aux maris règles et recettes contre l’adultère, c’est une véritable physio-pathologie de la vie conjugale, mieux, de la vie sociale, que Balzac analyste du grand corps malade post-révolutionnaire entend proposer. Ainsi, pas de théologie des heures du mariage, mais une météorologie de ses saisons, y compris en enfer : après la « Lune de Miel », la « Lune Rousse » ! ; pas de prédestination divine, mais la prédestination maligne de maris bientôt « minotaurisés », cocus et cornus. Quant aux principes de l’éthique ancienne, ils laissent place aux calculs de la statistique et de l’économie politique modernes : sur 15 millions de femmes, seules 800 000 peuvent prétendre à l’adultère, et est dite « femme honnête » celle dont « l’existence pécuniaire perm[et] à son amant de penser qu’elle ne lui sera à charge d’aucune manière » ! À la prédication doctrinale ont succédé la prescription doctorale du « gynomètre » et la revendication sociale en faveur de l’émancipation des filles, transplantées tout à la fois trop vite et trop tard du lit conventuel au lit conjugal, à roulettes ou non.

 
Un mariage de raison
Promesse de mariage
Récréations
 

Étonnant enfin par sa place, solitaire, dans les Études analytiques, au faîte de La Comédie humaine. Mais s’étonner, ce serait oublier que Balzac, dont l’originalité tient à l’étude non de la nature humaine mais de la « nature sociale », envisage les faits sociaux comme des effets dans les Études de mœurs, dont il cherche les causes dans les Études philosophiques, et les principes, dans les Études analytiques, qui devaient rassembler autour de cette Physiologie-pathologie du mariage différents traités (dont le Traité des excitants modernes, primitivement appelé Physiologie des excès modernes) et s’intituler précisément Pathologie de la vie sociale. Ce serait oublier aussi que c’est dans ces Études analytiques qu’il pose pour fondement à sa métaphysique des mœurs une physique des forces, une énergétique (chacun possède un capital plus ou moins grand d’énergie qu’il économise, prodigue ou dépense productivement), dont la Physiologie offre l’une des premières formulations et La Peau de chagrin de 1831 la mise en action.

 

Jamais sans mes « Petites Misères » : poétique et érotique

Tout au long de la Physiologie, « politique maritale » et poétique vont de pair : ainsi sont distinguées névroses classiques et névroses romantiques et, dans l’ordre des plaisirs, il est recommandé au mari de ne pas commencer par le dithyrambe. Et, comme souvent chez Balzac, les œuvres vont par paire : aussi la Physiologie du mariage de 1829 ne se conçoit-elle pas sans les Petites Misères de la vie conjugale, dans la version de 1846 parue chez Chlendowski et illustrée par Bertall, où le point de vue exclusivement masculin de la Physiologie se marie au point de vue féminin. L’on pourrait, comme Balzac lui-même y  invite, voir dans l’alliance de la Physiologie et des Petites Misères celle de la Théorie, sous forme de théorèmes, d’axiomes, de maximes, de récits et de scènes à valeur exemplaire, et du Fait, sous forme du petit fait détaché, de la saynète, voire du sketch à la Henry Monnier sans prétention à l’universel (caractéristique de ce qui devient, à partir de 1840, sous l’impulsion, en 1838, de l’édition couplée de la Physiologie de Balzac et de celle de Brillat-Savarin, le genre « Physiologie », témoin la Physiologie du prédestiné. Considérations biscornues par une bête sans cornes). Balzac a même le projet de fusionner les deux textes et de revendiquer par l’illustration un jeu entre le texte, apte à exprimer le général et l’universel, et l’image, vouée, quant à elle, au particulier et à l’individuel. C’est alors pour lui l’occasion de tenter un livre androgyne où l’histoire des mœurs repose et sur l’invention d’un drôle de « type » – ni le type à valeur universelle, ni la personnalité individuelle, mais, selon le vocabulaire de l’illustration, l’individualité, la « figure saillante » –, et, dans ce monde désormais sans roi ni foi ni loi, sur une poétique de la circonstance dont l’anecdote, héritée des recueils d’Ana du siècle précédent, constitue la voie royale. L’historiette, le petit fait qui fait vrai, telle est la façon d’écrire l’histoire vraie, l’« Histoire secrète » du genre humain, le nouveau roman, neveu de Diderot et de Sterne, pour celui qui se veut « peintre de la vie moderne ».

 
Petites misères de la vie conjugale
Plan de la Lune de miel
Petites misères de la vie conjugale
 

Laboratoire de ce qui n’est plus Belles-Lettres et se nomme désormais littérature, la Physiologie du mariage associée aux Petites Misères illustrées propose aussi une physiologie et une poétique de la lecture : incitant à passer sans cesse du texte capable d’exprimer l’universel à l’image toujours particulière, de l’Un au multiple, le trajet de lecture a habilement à voir avec celui de la figure tutélaire de la Physiologie-philosophie de la vie conjugale, Éros, le Désir, qui, depuis Le Banquet de Platon, court sans cesse de l’Un au Multiple, du monde de l’Idée à celui des images, et figure ainsi la philosophie même, la dialectique, dès lors constituée en érotique. L’on conçoit qu’à la fin de la Physiologie, le jeune célibataire se dise philosophe amoureux de sa lectrice, bientôt changée en femme-auteur et en Fatmé, nouvelle Schéhérazade infiniment désirable.  

Bref, avec la Physiologie du mariage, le jeune célibataire en quête d’auteur a trouvé son ethos : Éros, jumeau de « l’enfant » « rieur » (lettre à Mme Hanska du 26 octobre 1834), qui, sur les bases de la future Comédie humaine, trace « l’immense arabesque des Cent Contes drolatiques », et par qui l’illustré Honoré, en Fatmé-Schéhérazade métamorphosé, se fait auteur des « Mille et une Nuits de l’Occident » et, enfin, Désiré.