Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

« Dello scoprimento fatto sotto il Polo artico » : le voyage des frères Zeno.

0
25 juin 2013

En 1558, le Vénitien Niccolo Zeno (1515-1565) fait publier le récit des voyages que deux de ses ancêtres, les amiraux Niccolo et Antonio Zeno, auraient entrepris dans l’Atlantique nord à la fin du XIVe siècle , ainsi qu’une « Carta da navegar » décrivant les terres explorées à cette occasion. Cette œuvre, qui était pourtant une supercherie, a connu le succès et une postérité certaine, et son évocation permet de découvrir, grâce aux documents disponibles sur Gallica, les enjeux intellectuels et politiques de la connaissance géographique du monde à l’époque moderne.

Carta da navegar de Nicolo et Antonio Zeni furono in tramontana l’ano MCCCLXXX, fac-simile, 1818.

Cette relation de voyage, rédigée sous forme épistolaire entre les frères Zeno, nous présente des mers septentrionales peuplées de terres nouvelles. En 1390, Niccolo Zeno l’ainé fait route vers l’Angleterre, mais fait naufrage sur l’île du Frisland, où il est  recueilli par le prince des lieux, qui fait de lui l’amiral de sa flotte. Après avoir exploré les îles Shetland et le Groenland, Niccolo meurt en 1396, et son frère Antonio prend sa place au Frisland (en réalité, Niccolo est mort à Venise au début du XVe siècle).  Antonio Zeno, informé de l’existence de terres sauvages au sud-ouest du Groenland, l’Estotiland et le Drogeo, part les explorer, découvrant en route l’Icarie.  Au fil du temps, on a essayé de découvrir quels territoires pouvaient se trouver ainsi décrits. Une hypothèse encore défendue par certains aujourd’hui est que le Frisland ferait référence aux iles Féroé, l’Estotiland au Labrador et le Drogeo à Terre-Neuve : selon cette interprétation, les frères Zeno auraient ainsi navigué jusqu’à l’Amérique avant Christophe Colomb…  Toutefois, il est sans doute plus vraisemblable de penser que ce récit de voyage et la carte l’accompagnant sont des créations de leur auteur au XVIe siècle, réalisés à partir de travaux alors disponibles.

La carte de Zeno présente en effet des similarités avec la Carta marina réalisée par Olaus Magnus, et publiée pour la première fois à Venise en 1539 ; ou avec la Caerte van Oostlant de Cornelius Anthoniszoon, datant de 1543. Mais l’inspiration cartographique la plus frappante semble se trouver chez un voyageur et cartographe danois, Claudius Clavus (Claussön Swart). Au cours des premières décennies du XVe siècle, un voyage l’a mené au Nord de l’Europe, jusqu’en Islande et le long des côtes du Groenland, où il aurait atteint à l’ouest le 70e parallèle nord. Clavus a retranscrit les connaissances acquises alors sous forme de deux cartes manuscrites du Nord-Ouest de l’Europe, faisant de lui notamment le premier cartographe du Groenland. La position géographique, la forme et l’orientation de ce dernier, ainsi que de l’Islande, se retrouvent quasiment à l’identique chez Zeno et sur les cartes dérivées de celles de Clavus disponibles en 1558. C’est par exemple le cas dans les cartes réalisées par Nicolaus Germanus à la fin du XVe siècle pour illustrer la Géographie de Ptolémée.

Pour le récit, l’influence de l’Histoire des pays septentrionaux d’Olaus Magnus est sensible. La description faite par celui-ci de l’Islande, avec ses volcans et sources chaudes, se retrouve chez Zeno, transposée au Groenland. Zeno s’est sans doute aussi inspiré d’un poème de l’Antiquité tardive, les Argonautiques orphiques, redécouvertes au début du XVe siècle. Cette épopée raconte le voyage de Jason et de ses compagnons, qui, au retour de la Colchide, explorent un océan nordique, au pays des Hyperboréens. On peut également citer la description faite au XIe siècle par Adam de Brême de la découverte du Vinland par les Vikings.

ge-ee-5610.png

Atlas nautique manuscrit, Venise, après 1558.

Bien que le récit des Zeno et la carte l’accompagnant n’aient pas été authentiques, ils ont longtemps passé pour l’être. Ainsi, l’explorateur de l’Atlantique nord et du Canada Martin Frobisher est parti en expédition dans les années 1570 avec la carte de Zeno, et a identifié la pointe sud du Groenland comme le Frisland. Les grands cartographes du XVIe siècle ont vite repris la carte de 1558, comme on le constate sur un atlas portulan vénitien conservé au département des Cartes et plans de la BnF, qui est l’un des premiers documents connus à s’inspirer de Zeno. On voit par la suite  apparaître le Frisland sur un planisphère de Mercator publié en 1569, sur un planche de l’Atlas du même en 1595, ou dans les éditions du  Theatrum Orbis d’Ortelius à partir de 1570.

Il est intéressant de constater qu’Estotiland et Drogeo, présentés comme des îles par Zeno, sont très tôt retranscrits comme des territoires américains, au Nord-Est du continent. Cette localisation a été durablement défendue par les Vénitiens. Au XVIIIe siècle,  l’abbé Formaleoni parle d’une gloire volée par Colomb aux frères Zeno : « gloria per altro nom sua ; poiche rapita anch’essa ai nostri Zeni ». En effet, si Antonio Zeno avait réellement abordé le continent américain vers 1400, Venise aurait alors damé le pion à sa grande rivale maritime, Gênes, patrie de Christophe Colomb ! Ce sont sans doute ces considérations politiques qui ont poussé Niccolo Zeno à élaborer sa mystification littéraire et géographique.

Cette thèse des Vénitiens en Amérique a été entretenue jusqu’au XIXe siècle, surtout chez les auteurs italiens, comme Placido Zurla.  Mais le scepticisme a commencé à se développer à partir des années 1830, et a été renforcé par la redécouverte de la Carta marina d’Olaus Magnus en 1886. A la fin du XIXe siècle,  l’ouvrage de Fred W. Lucas consacré à la démonstration de la supercherie de Niccolo Zeno a annoncé la reconnaissance généralisée de la nature fictionnelle du récit.

 

Claire Chemel, département des Cartes et plans.

 

Pour en savoir plus :
-    The Annals of the voyages of the brothers Nicolo and Antonio Zeno in the North Atlantic about the end of the fourteenth century and the claim founded thereon to a Venetian discovery of America, a criticism and an indictment by Fred. W. Lucas,…  London : H. Stevens, 1898
-    “Tradition et innovation dans la cartographie nautique manuscrite : l’atlas Rés Ge DD 5610 de la Bibliothèque Nationale de France”, Corradino Astengo. In  Le Monde des Cartes, n°184 (juin 2005), pp.23-30

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.