À propos de l'œuvreRoger Musnik

Voltaire et Frédéric II
Micromégas et le nain Saturnien rencontrent des Terriens

En 1752, Voltaire réside à la cour du roi de Prusse Frédéric II qui l’avait invité avec enthousiasme, mais les relations entre les deux hommes sont en train de se tendre. L’écrivain va devoir d’ailleurs quitter précipitamment le pays l’année suivante. C’est dans ce contexte un peu éprouvant qu’il publie à la fois à Londres puis à Berlin Micromégas, un conte d’une vingtaine de pages.
 
Celui-ci relate le voyage d’un habitant de la planète Sirius, géant d’une hauteur de 32 kilomètres, qui doit s’exiler pour impiété. Décidé à voyager pour mieux connaître le monde, il arrive sur Saturne, dont les habitants ne sont pas plus grands que son nez. Il s’y prend d’amitié avec le Secrétaire de l’Académie, avec lequel il a de longues discussions sur la pluralité des mondes. Puis tous deux s’avancent dans le système solaire et font halte sur la Terre, que le Saturnien déclare d’abord déserte : haut de deux kilomètres, il ne peut y apercevoir d’êtres vivants. Finalement, les deux compères découvrent, grâce à un microscope, l’existence des êtres humains, en prenant sur leur ongle un bateau empli de scientifiques et de philosophes. Engageant la conversation, les extraterrestres se rendent compte que les hommes possèdent une connaissance étonnante du monde, mais divaguent totalement dès qu’il s’agit de métaphysique et de la nature de l’âme, s’emplissent d’une fureur meurtrière pour des raisons futiles, et sont d’un orgueil démesuré. Avant de partir, Micromégas leur laisse un livre qui doit leur dévoiler « le bout des choses ». A son ouverture, on n’y trouvera que pages vierges.
 
En 1739, Voltaire avait envoyé un manuscrit à Frédéric II, intitulé Les Voyages du baron de Gangan, dont le texte est perdu, et qu’il qualifiait de « fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d’un travail sérieux avec les bouffonneries d’Arlequin ». Il semble que Micromégas soit très proche de cette première version, l’auteur le qualifiant d’ailleurs d’ « ancienne plaisanterie ».
 
L’écrivain reprend ici de vieilles traditions littéraires. Il suit l’exemple de Rabelais et de Swift en mettant en scène des géants. Le voyage imaginaire est dans la droite ligne des récits utopiques. Quant à l’exploration interplanétaire, elle n’est pas non plus nouvelle : qu’on songe à Cyrano de Bergerac et son Histoire comique des Etats et Empires de la Lune et du Soleil (1657). L’originalité de Voltaire tient d’abord au fait que ce sont les extraterrestres qui découvrent nos sociétés, permettant un regard décalé et une ironie mordante, à l’image des satires contemporaines (telles Les Lettres persanes, mais ses étrangers sont nettement plus étranges, et le contraste plus marqué encore). D’autre part, la description du cosmos suit au plus près les lois de la gravitation universelles théorisée récemment par Newton dont Voltaire est le traducteur et l’introducteur en France. Même si la méthode de transport reste toujours fantaisiste (et comment pourrait-il en être autrement au XVIIIe siècle !) : « tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe […] comme un oiseau voltige de branche en branche ». Voltaire trace donc le tableau d’une nature incommensurable, hors d’atteinte par son immensité peut-être, mais régulée donc intelligible, loin de ces « espaces infinis » qui effrayaient tant Pascal.
 
Loin de n’être qu’une rencontre improbable entre deux géants venus des étoiles et quelques humains, Micromégas, sous-titré Histoire philosophique, se veut porteur d’une réflexion sur le monde, l’homme et sa place dans l’univers. La présentation des diverses philosophies est un régal de l’esprit, où la dérision le dispute au sarcasme. On y trouve une critique de la guerre et de la propension des hommes à s’entretuer pour « quelques tas de boue [qu’aucun des adversaires] n’a jamais vu ni ne verra jamais ». Ainsi que la dénonciation de leur orgueil démesuré, à l’exemple de ce disciple de Saint Thomas d’Aquin qui assènent aux colosses que « leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l’homme ». Il y a également une hostilité face aux spéculations métaphysiques, ne reposant sur rien de concret, arguties basées sur une foi dogmatique et une imagination délirante. Micromégas, représentant de l’auteur, est un adepte de la raison, qui cherche la connaissance des faits pour forger son jugement : « Je ne veux point qu'on me plaise […] je veux qu'on m'instruise ». Lui et le Saturnien ne sont d’ailleurs pas exempts de défauts, comme une certaine tendance à la généralisation. D’où la méthode prônée par le Sirien : apprendre, expérimenter, vérifier. Dans ce récit, Voltaire prêche la mesure, la tolérance, et montre le relativisme des choses, symbolisé par les différences de tailles de tous les protagonistes, et le nom même du héros : micro mega signifie en effet grand et petit.
 
A sa publication, ce livre a connu quelque opposition : les catholiques, qui expliquent que « l’ouvrage n’est pas bon pour la religion », l’entourage de Fontenelle (alors secrétaire de l’Académie des sciences), qui ont cru reconnaitre avec contrariété dans le Saturnien leur ami : « homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait à la vérité rien inventé, […] et qui faisait passablement de petits vers et de grands calculs ». Mais la brièveté du récit est sans commune mesure avec son importance. Par son écriture d’abord, ce style goguenard, sarcastique, qui est devenu emblématique de ce qu’on a appelé le ton « voltairien ». C’est aussi un tournant dans l’œuvre du philosophe, qui va continuer dans cette veine avant de se lancer dans sa croisade contre l’injustice et pour la tolérance. Avec Candide et Zadig, Micromégas fait partie de la trilogie qui fait de Voltaire un auteur toujours actuel sur le plan littéraire, ce que montre le nombre de rééditions, au moins trois ou quatre par décennies depuis sa publication.