L'écriture du conte

 
Les Mille et Une Nuits
La collection du Cabinet des fées
Le petit Chaperon rouge dévoré par le loup
 

Voltaire précise par le sous-titre de Candide sa référence générique : un « conte philosophique ». L’association des deux termes n’a rien d’évident au regard de la tradition littéraire associée au conte. En effet, le conte est d’abord défini comme le récit de faits réels puis, à partir du XIIIe siècle, comme le récit d’aventures imaginaires destinées à distraire. Au XVIe siècle, il désignera des histoires invraisemblables ou mensongères. Il s’inspire d’une part de la tradition médiévale française qui fait la part belle aux fées, aux sorciers, aux enchanteurs qui animent notamment les contes bretons ; et d’autre part des contes italiens issus des novas provençales. Boccace illustrera le genre ; Marguerite de Navarre le fera évoluer vers le roman historique et sentimental dans une visée morale. Le conte de fées réactive le genre à la fin du XVIIe siècle sous l’influence de Perrault et de la traduction des contes des Mille et une nuits par Galland en 1702.
Néanmoins, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le roman et la nouvelle s’imposent peu à peu au détriment du conte. Les histoires tragiques portées par les horreurs du temps occupent désormais le devant de la scène littéraire. Le roman sentimental laisse la priorité à la sensibilité. Le roman picaresque met en scène un picaro désargenté occupé à survivre et à raconter ses déconvenues pour en extraire une philosophie de l’existence. Le roman d’apprentissage insiste sur la notion d’exemplarité du parcours et du récit. Le roman parodique, dont le Roman comique de Scarron est un exemple (1651), récupère les épisodes habituels des romans pour les déconstruire.

Voltaire va s’inspirer de ces genres pour écrire Candide puisque se retrouvent, au détour des aventures, le thème de l’amour retardé entre Candide et Cunégonde – un stéréotype du roman sentimental –, la figure du picaro que revêt le héros ou Cacambo aux prises avec une réalité hostile, tandis que, en toile de fond, les peuples se déchirent et les morts s’accumulent, conformément à la trame des histoires tragiques. De toutes ces influences, c’est sans doute celle du roman comique ou parodique qui se distingue le plus. Voltaire reprend, détourne et s’amuse avec les genres, récupère les motifs narratifs pour les pousser au bout de leur logique et conduire à une déconstruction qui concerne tout autant les genres littéraires qu’une société victime de ses incohérences. Idéologiquement, le roman et le conte, si enclins à l’imagination, sont bien éloignés des préoccupations de Voltaire, attaché à la rigueur du raisonnement philosophique, même s’il révèle très vite une disposition naturelle à la satire. Peu à peu, le projet s’affine et le conte devient pour Voltaire, par la distance fictionnelle qu’il instaure, le moyen d’inviter le lecteur à suivre ce dialogue et d’interroger le monde. Selon l’auteur, le conte prend ses distances avec la définition donnée par l’Encyclopédie en 1754 : « Un récit fabuleux, en prose ou en vers, dont le mérite principal consiste dans la variété et la vérité des peintures, la finesse et la plaisanterie, la vivacité et la convenance… Son but est moins d’instruire que d’amuser. » L’ironie sera une alliée déterminante dans le projet de l’auteur. Au-delà de la fiction et des outrances apparentes, Candide entretient des liens étroits avec l’actualité de l’époque : les références historiques, bien que détournées, sont fréquentes, et le texte laisse clairement transparaître les égarements du siècle et les indignations de l’auteur. L’esclave du Surinam, la situation des femmes, les combats meurtriers, l’Inquisition rapprochent paradoxalement le conte de la chronique, dans le sens historique du terme.

L’originalité de Voltaire réside dans le recours à l’ironie qui confère au conte une densité et une richesse d’interprétation participant pleinement à sa pérennité. L’ironie fait sortir Candide du contexte strictement littéraire par la critique sociale qui s’y inscrit : la fiction pour Voltaire est un chemin privilégié pour donner à voir la société dans ses goûts et ses usages. L’écrivain use des deux dimensions de l’ironie : concept philosophique et figure de style. Le texte est un défi lancé au lecteur qui est sans cesse interpellé, sollicité et dérangé. Le décalage de l’écriture par la satire, les formulations ou les images inattendues invitent à une mise en perspective du récit, et conduisent le lecteur à prendre ses distances. L’ironie opère comme une arme plus ou moins secrète qui permet de faire passer nombre de concepts : critique de la guerre, de la religion mal comprise, des philosophies qui s’égarent, du colonialisme, interrogation sur le mal.