À propos de l’auteurIsabelle Hautbout

Servitude et grandeur militaires

Aristocrate, soldat, poète et académicien

Alfred de Vigny est issu d’une petite aristocratie ruinée par la Révolution. Dès l’âge de 16 ans, sous la première Restauration, il entre dans le corps des Gendarmes Rouges de la maison du Roi, avant de passer sous-lieutenant de la Garde Royale. Il mène une vie de garnison monotone avant des congés prolongés plusieurs fois jusqu’à une réforme définitive.
Décevante, cette carrière militaire lui laisse toutefois le loisir de composer, avec succès, une première série de Poèmes dès 1822, de même qu’un roman retraçant l’histoire du favori de Louis XIII exécuté par Richelieu, Cinq-Mars. Elle inspirera en outre les récits de Servitude et grandeur militaires.

En 1825, Vigny épouse une Anglaise dont il connaît assez la langue pour bientôt traduire plusieurs pièces de Shakespeare. D’une santé fragile, elle ne lui donne pas d’enfant. Vigny sera toujours son garde-malade dévoué, sans s’interdire des liaisons parallèles. Capitale, sa relation passionnée avec l’actrice Marie Dorval le conduira à composer trois pièces dont elle tiendra le premier rôle. La rupture survient en 1838, un an après la mort de la mère de Vigny, première lectrice – et correctrice – de ses œuvres. Suite à cette période difficile, Vigny effectue un séjour en son domaine angoumois du Maine-Giraud où il compose les premiers poèmes des Destinées, publiés en revue jusqu’en 1854 mais, en volume, seulement de façon posthume. Ce sera la dernière œuvre de Vigny, qui ne reste ensuite ni inactif ni isolé (malgré son désengagement politique) mais qui se consacre à l’écriture, jamais interrompue, de sa correspondance et de ses carnets, ainsi qu’aux travaux de l’Académie où il est enfin élu en 1845.
 

Manuscrit autographe de Chatterton

Un créateur de formes signifiantes

Dans un de ses carnets, en 1860, Vigny consigne sa « manière de composer » : « L’idée une fois reçue m’émeut jusqu’au cœur, et je la prends en adoration. […] Puis je travaille pour elle, je lui choisis une époque pour sa demeure, pour son vêtement une nation. Là je fouille les temps et les débris de la société de ces âges qui conviennent le mieux à sa manifestation. Ces précieux restes une fois assemblés, je trouve le point par lequel l’idée s’unit à eux dans la vérité de l’art et par lequel la réalité des mœurs s’élève jusqu’à l’idéal de la pensée-mère ; sur ce point flotte une fable, qu’il faut inventer assez passionnée, assez émouvante pour servir de démonstration à l’idée et la démonstration incontestable s’il se peut. » La primauté de l’idée justifie une perpétuelle créativité pour accorder la forme au fond, seul principe que Vigny juge intangible, et au nom duquel il refuse les normes classiques aussi bien que les purs effets de mode.
Vigny revendique cette liberté dans la préface du More de Venise, dont la création d’après Shakespeare, en 1829, constitue un acte quasi militant, mais aussi un jalon dans l’histoire du théâtre. Vigny participe aussi à l’avènement d’un drame historique foisonnant et trépidant avec une création personnelle comme La Maréchale d’Ancre, en 1831, plaçant le spectacle au service d’une réflexion philosophique sur le cours de l’histoire. De façon très différente, avec Quitte pour la peur, en 1833, il remet à l’honneur, comme Musset, la forme mondaine et désuète du proverbe pour interroger le devoir de fidélité dans un mariage de pure convention. Enfin, avec Chatterton, en 1835, il fait évoluer le drame romantique vers une sobriété grave, tout en livrant un portrait saisissant du poète maudit.
 

Cinq-Mars et Marie à la chasse royale

Dans le domaine romanesque, Vigny contribue à créer le genre du roman historique qu’il délaisse ensuite. Il innove en écrivant Cinq-Mars en 1826 à la suite des romans de Walter Scott, sans hésiter à choisir pour protagonistes des personnages historiques de premier plan, ce que Balzac, Mérimée ni Hugo ne feront pas mais qui ne saurait gêner un romancier prêt à opposer la vérité de la fiction au témoignage des documents. Vigny ne réitèrera toutefois pas cette entreprise délicate mais imaginera, dans les Consultations du Docteur noir puis dans Servitude et grandeur militaires (1835), de regrouper trois récits censés illustrer une même thèse, mais qui tendent aussi à la complexifier par leur variété, de même que le dialogue ou l’essai qui l’enveloppent.
 

Poèmes

Précocité et variété caractérisent également la production poétique de Vigny. Dès les années 1820, avec ses Poèmes (dans le sillage de Lamartine, il n’adopte généralement pas d’étiquette plus précise ni contraignante), il participe au renouveau de l’épopée que connaissent alors la France et l’Angleterre. Il procède à un raccourcissement qui préfigure la formule fragmentaire de la Légende des siècles ; il modernise le récit, le dramatisant et jouant sur les points de vue ; il révolutionne les mythes en les rendant critiques et libérateurs. Avant même les « poèmes philosophiques » des Destinées, plus ouvertement didactiques, il peut ainsi pointer, dans le parcours poétique et temporel des Poèmes antiques et modernes, l’expression d’une « pensée philosophique […] sous une forme Épique ou Dramatique » (préface de 1837), en accord avec les ambitions spirituelles de la révolution romantique.
 

Éloa, ou la Sœur des anges, mystère

Un oubli précoce

Précoce, Vigny l’est aussi par son silence éditorial, qui le plonge dans un relatif oubli de son vivant, malgré des succès importants et une place respectée à l’aurore (peut-être plus qu’au cœur) du romantisme. À sa mort, alors que ses Poèmes antiques et modernes, comme ses créations théâtrales, sont déjà assez lointains et Les Destinées encore inédites en volume, on évoque surtout le romancier, aujourd’hui largement éclipsé par l’étiquette quelque peu sclérosante de poète philosophe, admiré de Proust, Breton, Char, Bonnefoy… mais dont les choix, malgré leur dimension novatrice, n’ont pas été ceux de la modernité, qui a délaissé les longs poèmes narratifs versifiés, aux symboles didactiques. Pionnier du romantisme, Vigny ne cesse pas pour autant de rappeler l’époque classique, dans laquelle il situe maintes de ses intrigues, tandis que les fragments de ses carnets, témoignages d’une pensée en liberté, le tournent davantage vers l’avenir.