À propos de l’œuvre Isabelle Hautbout

Manuscrit autographe de Chatterton

Une pièce à thèse

Les protagonistes de Chatterton s’organisent clairement en deux camps aux valeurs opposées, selon qu’ils acceptent ou refusent la loi du profit prônée par l’industriel John Bell, qui loue au poète éponyme sa petite mansarde, jusqu’à laquelle seuls grimpent, significativement, les personnages capables de quelque élévation spirituelle : Kitty Bell, ses enfants et le Quaker.
Fort simple, l’intrigue progresse implacablement vers la démonstration de l’impossibilité du poète à vivre dans la société telle qu’elle est. Il semble en effet que le héros n’ait d’autre alternative que de compromettre la singularité de sa vocation en cédant aux exigences productivistes de la société ou de se supprimer pour préserver son intégrité morale. En conservateur éclairé, Vigny fustige l’évolution de la société industrielle naissante vers un utilitarisme qui, à ses yeux, ne constitue en rien un progrès.
C’est aussi ce qui ressort des nombreux dialogues dans lesquels les personnages, prolongeant la préface-plaidoyer de Vigny, confrontent leurs conceptions du statut du poète ou de la justice sociale. Ainsi, sommé par le Lord-Maire d’exposer le rôle qu’il remplit, Chatterton revendique pour le poète la haute mission – romantique – de « li[re] dans les astres la route que nous montre le doigt du Seigneur. »
 

Costume de madame Dorval dans Chatterton

Un « drame de la pensée »

Parallèlement, un amour impossible naît dans le silence entre Chatterton et Kitty Bell, à travers les détours et les interstices du discours. Seul le suicide du poète, qui avale une fiole d’opium, conduira pathétiquement les cœurs à des aveux tardifs. C’est là une formidable trouvaille du dramaturge : retarder ce duo jusqu’à l’extrême fin ménage une extrême intensité émotionnelle, qui atteint son acmé dans la dernière scène où Kitty Bell tombe dans l’escalier en voyant Chatterton mourir dans sa chambre, ce que Marie Dorval joua à la perfection et avec un succès considérable.
Vigny mêle ainsi des ingrédients du drame romantique (trois actes en prose s’achevant sur un « clou » spectaculaire) à un dépouillement qui rappelle le classicisme (unité d’action, de temps et de lieu ; moteur essentiel du couple parole/silence). Il s’en explique dans sa préface, en dénigrant les éclats superficiels dans lesquels tendent à se complaire certains drames de l’époque. En suggérant un rapprochement entre « action matérielle » et « société matérialiste », il tend à justifier son choix esthétique d’un « drame de la pensée » comme une prise de position éthique en faveur de la sphère des idées.
La critique a pu être sensible à cette tentative d’inflexion du drame romantique, mais certains n’y ont vu qu’une formule bâtarde et ennuyeuse, inappropriée au théâtre.
 

Frontispice de Chatterton

Poète en crise

Les critiques les plus enflammées portent toutefois sur la thèse du drame, accusé d’être antisocial et de valoriser le suicide. Telle n’était à l’évidence pas l’intention de Vigny, mais force est de reconnaître que les états d’âme du héros, qui semble fondamentalement porté à la mort par sa sensibilité exacerbée, manifestée en de longues plaintes, ne contribue pas à la clarté du propos. Il faut dire que Vigny pourrait bien exprimer, dans cette pièce, ses doutes quant à l’idéal romantique d’un apostolat poétique à l’aube du capitalisme libéral et de la « littérature industrielle » – question dont l’actualité n’est sans doute pas épuisée, quoiqu’on ne joue plus aujourd’hui Chatterton.
 

 
Manuscrit autographe de Chatterton
Portrait de Marie Dorval
Chatterton