L’industriel et le Quaker

Acte I, scène 2

 

John Bell vient de renvoyer un ouvrier qui s’est cassé le bras dans une machine.
 
LE QUAKER. Y a-t-il un seul de ces hommes dont tu ne puisses vendre le lit ?... Y a-t-il dans le bourg de Norton une seule famille qui n'envoie ses petits garçons et ses filles tousser et pâlir en travaillant tes laines ? Quelle maison ne t'appartient et n'est chèrement louée par toi ? Quelle minute de leur existence ne t'est donnée ? Quelle goutte de sueur ne te rapporte un schelling ? La terre de Norton, avec les maisons et les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la main de Charlemagne. – Tu es le baron absolu de ta fabrique féodale.
JOHN BELL. C'est vrai, mais c'est juste. – La terre est à moi, parce que je l'ai achetée ; les maisons, parce que je les ai bâties ; les habitants, parce que je les loge ; et leur travail, parce que je le paie. Je suis juste selon la loi.
LE QUAKER. Et ta loi est-elle juste selon Dieu ?
JOHN BELL. Si vous n'étiez Quaker, vous seriez pendu pour parler ainsi.
LE QUAKER. Je me pendrais moi-même plutôt que de parler autrement, car j'ai pour toi une amitié véritable.
JOHN BELL. S'il n'était vrai, docteur, que vous êtes mon ami depuis vingt ans, et que vous avez sauvé un de mes enfants, je ne vous reverrais jamais.
LE QUAKER. Tant pis, car je ne te sauverais plus toi-même, quand tu es plus aveuglé par la folie jalouse des spéculateurs que les enfants par la faiblesse de leur âge. – Je désire que tu ne chasses pas ce malheureux ouvrier. – Je ne te le demande pas, parce que je n'ai jamais rien demandé à personne, mais je te le conseille.
JOHN BELL. Ce qui est fait est fait. – Que n'agissent-ils tous comme moi ? – Que tout travaille et serve dans leur famille. – Ne fais-je pas travailler ma femme, moi ? – Jamais on ne la voit, mais elle est ici tout le jour ; et tout en baissant les yeux, elle s'en sert pour travailler beaucoup. – Malgré mes ateliers et mes fabriques aux environs de Londres, je veux qu'elle continue à diriger du fond de ses appartements cette maison de plaisance, où viennent les lords, au retour du parlement, de la chasse ou de Hide-Park. Cela me fait de bonnes relations que j'utilise plus tard. – Tobie était un ouvrier habile, mais sans prévoyance. – Un calculateur véritable ne laisse rien subsister d'inutile autour de lui. – Tout doit rapporter, les choses animées et inanimées. – La terre est féconde, l'argent est aussi fertile, et le temps rapporte l'argent. – Or, les femmes ont des années comme nous, donc c'est perdre un bon revenu que de laisser passer ce temps sans emploi. – Tobie a laissé sa femme et ses filles dans la paresse ; c'est un malheur très grand pour lui, mais je n'en suis pas responsable.
LE QUAKER. Il s'est rompu le bras dans une de tes machines.
JOHN BELL. Oui, et même il a rompu la machine.
LE QUAKER. Et je suis sûr que dans ton cœur tu regrettes plus le ressort de fer que le ressort de chair et de sang : va, ton cœur est d'acier comme tes mécaniques.
 
 
Alfred de Vigny, Chatterton, 1835.
> Texte intégral : Paris, H. Delloye et V. Lecou, 1837-1839