À propos de l’œuvreJean-Marc Hovasse

Révolution anglaise

La pièce et la préface

Dans les années 1820, pour s’imposer sur la scène littéraire et espérer vivre de sa plume, il fallait réussir au théâtre. Après quelques essais infructueux, Victor Hugo décida de frapper un grand coup en préparant à partir du 6 août 1826 une pièce historique consacrée à Cromwell. Pourquoi ce sujet, remis à la mode par l’histoire (Histoire de Cromwell, Villemain, 1819) et par la fiction (Woodstock, Walter Scott, traduit en mai 1826) ? Parce qu’il était impossible sous la Restauration de parler directement de la Révolution française ; à défaut, l’exécution du roi Charles Ier évoquait celle de Louis XVI, tandis que Cromwell réunissait en lui, en quelque sorte, les figures de Robespierre et de Napoléon.
Mais consciemment ou non, manifestation de puissance ou erreur de jeunesse, Victor Hugo se laissa dépasser par son sujet : son Cromwell achevé seulement en septembre 1827 compte une petite centaine de rôles, et près de sept mille vers – c’est-à-dire plus de trois fois Le Cid, plus de quatre fois Phèdre. En gros, Cromwell est un drame dont chacun des cinq actes est l’équivalent d’une pièce classique. Sa représentation intégrale, encore attendue, excéderait sans doute les sept heures.

Préface de Cromwell

Pour qu’à défaut d’être jouée sa pièce au moins soit lue, Victor Hugo ouvre son édition par une préface manifeste, écrite après elle selon le sage principe qu’il vaut mieux « faire des poétiques d’après une poésie, que de la poésie d’après une poétique ». Proportionnelle en volume à la pièce (soixante-quatre pages dans l’édition originale), elle revendique son indépendance, autorisant à distinguer les deux œuvres, comme l’ont fait ultérieurement plusieurs éditions critiques, à commencer par celle de Maurice Souriau. Cromwell a peu à peu sombré dans l’oubli tandis que La Préface de Cromwell prenait le premier rôle dans l’histoire du romantisme.
Bien qu’écrite très rapidement dans le courant du mois d’octobre 1827, elle évite aussi les références à l’actualité : pas un mot sur les comédiens anglais qui venaient de jouer Shakespeare à l’Odéon, récemment redécouvert en France grâce aux efforts conjugués de Letourneur, Pichot et Guizot, pas d’allusion directe au Racine et Shakespeare de Stendhal, pourtant lu de près, etc. Victor Hugo fait une nouvelle fois preuve de sa rare capacité à réorganiser les idées de son temps en se les appropriant, c’est-à-dire à mélanger de façon très étroite ce qui lui appartient en propre et ce qui vient d’ailleurs. Avec cette préface il n’a certes pas inventé à lui tout seul le romantisme, mais il n’a pas non plus, comme on n’a eu de cesse de le lui reprocher, procédé à la compilation pure et simple des idées esthétique de Schlegel, de Mme de Staël, de Chateaubriand, de Stendhal et de quelques autres.

Cromwell

Les trois âges de l’humanité

Cette grande préface au drame romantique est presque impossible à résumer, car elle ne suit un plan que dans ses grandes lignes.
Elle commence par une brève histoire de l’humanité et de sa littérature, celle-ci étant l’expression de celle-là, application d’une idée de Bonald sur un canevas inspiré successivement de Rousseau et de Chateaubriand. Les trois âges de l’humanité correspondent chacun à un genre poétique. Les temps primitifs et la société patriarcale ont pour expression l’ode, pour livre la Bible, et pour personnages des colosses (Adam, Caïn, Noé). L’antiquité et sa société organisée ont pour expression l’épopée, pour livres les poèmes d’Homère et les tragédies grecques, et pour personnages des géants (Achille, Atrée, Oreste). L’avènement du christianisme qui ouvre la société moderne marque la dernière rupture : à religion et à société nouvelle, poésie nouvelle. Victor Hugo se distingue ici de Chateaubriand, car le vrai génie du christianisme, pour lui, est d’apporter dans l’art non seulement l’âme mais l’homme entier, complet, âme et corps indissolublement mêlés, beau et laid, gracieux et difforme, sublime et grotesque à la fois. Le trait caractéristique qui sépare la littérature dite romantique de la littérature dite classique se résume donc à un nouveau type et à une nouvelle forme : « Ce type, c’est le grotesque. Cette forme, c’est la comédie. » Au spiritualisme de Chateaubriand en prose et de Lamartine en vers, Victor Hugo substitue un nouveau dogme de l’incarnation. Conséquence lointaine de cette évolution : les héros sur la scène laissent une place au peuple. Et la monotonie des canons esthétiques classiques se morcelle en une infinité de figures possibles : « Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille. »
Le surgissement du grotesque dans l’ère moderne est longuement analysé, depuis les origines (Pétrone, Juvénal, Apulée) jusqu’aux trois « Homères bouffons » jetés sur le seuil de la poésie moderne : « Arioste, en Italie ; Cervantès, en Espagne ; Rabelais, en France. » Mais celui dont l’œuvre peut vraiment répondre à la Bible de la première période, comme à celle d’Homère dans la deuxième, « c’est Shakespeare, ce dieu du théâtre, en qui semblent réunis, comme dans une trinité, les trois grands génies caractéristiques de notre scène : Corneille, Molière, Beaumarchais ». Ses héros ne sont plus des colosses ni des géants, mais des hommes comme Hamlet, Macbeth ou Othello.

William Shakespeare (1564-1616)

Le drame romantique

Placé sous le signe de Shakespeare, le drame romantique est le fruit d’une évolution cumulative. Il ne contient pas moins de poésie que les odes de l’âge lyrique, et pas moins d’épopée que les tragédies de l’âge classique : « Le drame est la poésie complète. » Le grotesque et le sublime n’y sont pas simplement présents par effets de contrastes ou d’alternance : ils participent de la définition même du caractère de chaque personnage, « car les hommes de génie, si grands qu’ils soient, ont toujours en eux leur bête qui parodie leur intelligence ». Par ses origines, son parcours et son caractère, Cromwell, présenté comme « une sorte de Tibère-Dandin », illustre parfaitement ce mélange.
Comme le nouveau théâtre se rapproche de la vérité, il n’a plus besoin des trois unités du théâtre classique (temps, lieu, action). Seule l’unité d’action mérite le respect, les deux autres sont dénoncées comme purement artificielles. C’est une imitation mal comprise des auteurs des siècles passés qui a pu faire perdurer ces archaïsmes contraires à la nature. Refuser d’imiter, c’est s’opposer à l’école classique. Victor Hugo trouve des accents de jeune tribun pour clamer la libération de l’art : « Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art ! Il n’y a ni règles, ni modèles ; […]. »
La préface n’est pas avare de formules brillantes, souvent plus complexes qu’il n’y paraît. Loin d’être un simple appel à la révolution contre les règles à laquelle on l’a quelquefois résumée, elle rappelle au passage que le génie doit maîtriser parfaitement la langue. Car si « le drame est un miroir où se réfléchit la nature », il ne saurait être « un miroir ordinaire », mais bien « un miroir de concentration » : « Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art. » Cette dernière transforme en poésie la prose du monde car « le vers est la forme optique de la pensée ». Il est donc à la pensée ce que le drame est à la nature : un miroir de concentration. Contrairement à Stendhal, Victor Hugo ne le bannit pas sous prétexte de réalisme, mais le modernise pour en faire un vers, non sans provocation, qui « serait bien aussi beau que de la prose ». Il conclut, sur cette question brûlante à l’époque, par une pirouette finale et magistrale : « Au reste, que le drame soit écrit en prose, qu’il soit écrit en vers, qu’il soit écrit en vers et en prose, ce n’est là qu’une question secondaire. Le rang d’un ouvrage doit se fixer, non d’après sa forme, mais d’après sa valeur intrinsèque. Dans des questions de ce genre, il n’y a qu’une solution. Il n’y a qu’un poids qui puisse faire pencher la balance de l’art : c’est le génie. »
Liberté dans l’art, revendication du grotesque, autonomie du génie : l’art poétique de Victor Hugo s’est clarifié, et la formule du nouveau théâtre est lancée. Il ne lui restera plus qu’à la mettre en pratique de façon plus efficace qu’avec Cromwell. Il devra s’y reprendre encore à deux fois : d’abord en écrivant Marion de Lorme, qui sera interdite par la censure (Louis XIII évoquant trop pour elle son dernier descendant Charles X), puis enfin Hernani, que la censure cette fois laissera passer à contre cœur, et qui remportera le succès que l’on sait à la Comédie française à partir de février 1830.

 
Manuscrit autographe de Cromwell
Hernani
La première d'Hernani