Les causes des guerres

Partie IV, chapitre 5

 

Il me demanda alors quels étaient les causes et les motifs les plus ordinaires de nos querelles et de ce que j’appelais la guerre. Je répondis que ces causes étaient innombrables et que je lui en dirais seulement les principales. « Souvent, lui dis-je, c’est l’ambition de certains princes qui ne croient jamais posséder assez de terre ni gouverner assez de peuples. Quelquefois, c’est la politique des ministres, qui veulent donner de l’occupation aux sujets mécontents. Ç’a été quelquefois le partage des esprits dans le choix des opinions. L’un croit que siffler est une bonne action, l’autre que c’est un crime ; l’un dit qu’il faut porter des habits blancs, l’autre qu’il faut s’habiller de noir, de rouge, de gris ; l’un dit qu’il faut porter un petit chapeau retroussé, l’autre dit qu’il en faut porter un grand dont les bords tombent sur les oreilles, etc. » J’imaginai exprès ces exemples chimériques, ne voulant pas lui expliquer les causes véritables de nos dissensions par rapport à l’opinion, vu que j’aurais eu trop de peine et de honte à les lui faire entendre. J’ajoutai que nos guerres n’étaient jamais plus longues et plus sanglantes que lorsqu’elles étaient causées par ces opinions diverses, que des cerveaux échauffés savaient faire valoir de part et d’autre, et pour lesquelles ils excitaient à prendre les armes.
 
Je continuai ainsi : « Deux princes ont été en guerre parce que tous deux voulaient dépouiller un troisième de ses États, sans y avoir aucun droit ni l’un ni l’autre. Quelquefois un souverain en a attaqué un autre de peur d’en être attaqué. On déclare la guerre à son voisin, tantôt parce qu’il est trop fort, tantôt parce qu’il est trop faible. Souvent ce voisin a des choses qui nous manquent, et nous avons des choses aussi qu’il n’a pas ; alors on se bat pour avoir tout ou rien. Un autre motif de porter la guerre dans un pays est lorsqu’on le voit désolé par la famine, ravagé par la peste, déchiré par les factions. Une ville est à la bienséance d’un prince, et la possession d’une petite province arrondit son État : sujet de guerre. Un peuple est ignorant, simple, grossier et faible ; on l’attaque, on en massacre la moitié, on réduit l’autre à l’esclavage, et cela pour le civiliser. Une guerre fort glorieuse est lorsqu’un souverain généreux vient au secours d’un autre qui l’a appelé, et qu’après avoir chassé l’usurpateur, il s’empare lui-même des États qu’il a secourus, tue, met dans les fers ou bannit le prince qui avait imploré son assistance. La proximité du sang, les alliances, les mariages, sont autant de sujets de guerre parmi les princes ; plus ils sont proches parents, plus ils sont près d’être ennemis. Les nations pauvres sont affamées, les nations riches sont ambitieuses ; or, l’indigence et l’ambition aiment également les changements et les révolutions. Pour toutes ces raisons, vous voyez bien que, parmi nous, le métier d’un homme de guerre est le plus beau de tous les métiers ; car, qu’est-ce qu’un homme de guerre ? C’est un yahou payé pour tuer de sang-froid ses semblables qui ne lui ont fait aucun mal.

 

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, 1726.
> Texte intégral : Paris, Laplace et Sanchez, 1879