Le Rêve du Maître d’école

Série III, chapitre X

Le rêve du maître d’école

Tel est le rêve du Maître d’école.
Il revoit Rodolphe dans la maison de l’allée des Veuves.
Rien n’est changé dans le salon où le brigand a subi son horrible supplice.
Rodolphe est assis derrière la table où se trouvent les papiers du Maître d’école et le petit saint-esprit de lapis qu’il a donné à la Chouette.
La figure de Rodolphe est grave, triste.
À sa droite, le nègre David, impassible, silencieux, se tient debout ; à sa gauche est le Chourineur ; il regarde cette scène d’un air épouvanté.
Le Maître d’école n’est plus aveugle, mais il voit à travers un sang limpide qui remplit la cavité de ses orbites.
Tous les objets lui paraissent colorés d’une teinte rouge.
Ainsi que les oiseaux de proie planent immobiles dans les airs au-dessus de la victime qu’ils fascinent avant de la dévorer, une chouette monstrueuse, ayant pour tête le hideux visage de la borgnesse, plane au-dessus du Maître d’école… Elle attache incessamment sur lui un œil rond, flamboyant, verdâtre.
Ce regard continu pèse sur sa poitrine d’un poids immense.
De même qu’en s’habituant à l’obscurité on finit par y distinguer des objets d’abord imperceptibles, le Maître d’école s’aperçoit qu’un immense lac de sang le sépare de la table où siège Rodolphe.
Ce juge inflexible prend peu à peu, ainsi que le Chourineur et le nègre, des proportions colossales… Ces trois fantômes atteignent en grandissant les frises du plafond, qui s’élève à mesure.
Le lac de sang est calme, uni comme un miroir rouge.
Le Maître d’école voit s’y refléter sa hideuse image.
Mais bientôt cette image s’efface sous le bouillonnement des flots qui s’enflent.
De leur surface agitée s’élève comme l’exhalaison fétide d’un marécage, d’un brouillard livide de cette couleur violâtre particulière aux lèvres des trépassés.
Mais à mesure que ce brouillard monte, monte… les figures de Rodolphe, du Chourineur et du nègre continuent de grandir, de grandir d’une manière incommensurable, et dominent toujours cette vapeur sinistre.
Au milieu de cette vapeur, le Maître d’école voit apparaître des spectres pâles, des scènes meurtrières dont il est l’acteur…
[…]
Le lac de sang, au-delà duquel le Maître d’école voit toujours Rodolphe, devient d’un noir bronzé ; puis il rougit et se change bientôt en une fournaise liquide telle que du métal en fusion ; puis ce lac de feu s’élève, monte… monte… vers le ciel ainsi qu’une trombe immense.
Bientôt, c’est un horizon incandescent comme du fer chauffé à blanc.
Cet horizon immense, infini, éblouit et brûle à la fois les regards du Maître d’école ; cloué à sa place, il ne peut en détourner la vue.
Alors, sur ce fond de lave ardente, dont la réverbération le dévore, il voit lentement passer et repasser un à un les spectres noirs et gigantesques de ses victimes.
– La lanterne magique du remords… du remords !… du remords ! s’écrie la chouette en battant des ailes et en riant aux éclats.
Malgré les douleurs intolérables que lui cause cette contemplation incessante, le Maître d’école a toujours les yeux attachés sur les spectres qui se meuvent dans la nappe enflammée.
Il éprouve alors quelque chose d’épouvantable.
Passant par tous les degrés d’une torture sans nom, à force de regarder ce foyer torréfiant, il sent ses prunelles, qui ont remplacé le sang dont ses orbites étaient remplies, devenir chaudes, brûlantes, se fondre à cette fournaise, fumer, bouillonner, et enfin se calciner dans leurs cavités comme dans deux creusets de fer rouge.

 

Eugène Sue, Les Mystères de Paris, 1842-1843.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Gosselin, 1842-1843