Corinne, ou la Poésie en personneJosé-Luis Diaz

 

Corinne est, pour Mme de Staël, ce qu’elle aurait voulu être, ce qu’après tout […] elle a été. De Corinne, elle n’a pas eu seulement le Capitole et le triomphe : elle en aura aussi la mort par la souffrance. Cette Rome, cette Naples, que Mme de Staël exprimait à sa manière dans le roman-poème de Corinne, M. de Chateaubriand les peignait vers le même moment dans l’épopée des Martyrs.
SAINTE-BEUVE, « Mme de Staël (II) », 15 mai 1835, Revue des Deux Mondes.

Portrait de Madame de Staël en Corinne au Cap Misène

Roman poétique par certains de ses effets de style, par ses thématiques comme par sa structure symbolique d’ensemble, qui viennent hanter les détours de la fiction romanesque, Corinne accède plus encore aux parages esthétiques du « roman-poème » en ce que c’est le roman d’une femme poète, aux divers sens de l’expression. La poésie n’est pas ici seulement affaire de citation, de discussion, ni non plus simple question formelle. Elle s’incarne, dans une femme qui, bien plus que simple productrice de vers, devient une allégorie vivante de la poésie. C’est Corinne, la vivace et fragile Corinne, qui est ici le véritable poème, bien plus que ses improvisations solennelles.
Cette personnification de la poésie en Corinne, ne croyons pas qu’elle soit occasionnelle ou simplement orchestrée pour les besoins de la cause. L’idée que la poésie n’est pas versification, rhétorique, simple forme, mais tout au contraire expérience, émoi sensible qui, dans un second temps, cherchent comme ils peuvent leurs instruments de langage pour s’exprimer, est une idée-force de l’esthétique telle qu’elle se prépare chez Mme de Staël et alentour. Non, la poésie telle que déjà on commence à la réinventer, n’est pas d’abord langage ; elle est impression sensible, et elle est aussi une des formes parmi d’autres de l’enthousiasme. Toutes les définitions auxquelles Mme de Staël s’essaie, que ce soit dans Corinne ou dans De l’Allemagne, insistent non sur une définition formelle de la poésie, mais sur son rapport de quasi interchangeabilité avec les autres formes de ferveur : la religion, l’amour, l’héroïsme, le goût du danger [1]. Rien de plus clair à cet égard que les paroles qui accourent aux lèvres de Corinne quand, sous le feu de l’inspiration, elle-même explique le processus de son enthousiasme poétique : « Enfin je me sens poète, non pas seulement quand un heureux choix de rimes ou de syllabes harmonieuses, quand une heureuse réunion d’images éblouit les auditeurs, mais quand mon âme s’élève, quand elle dédaigne de plus haut l’égoïsme et la bassesse […] » (p. 85).
La « vraie poésie », on le voit, ne s’écrit pas ; elle se « sent ». Elle est sentiment intérieur. Aussi se doit-elle de prendre le contre-pied de cette mécanique prosodique qui est l’apanage du « versificateur » (ou de l’improvisateur à l’italienne). Plus que dans le registre de la rhétorique, elle s’inscrit dans celui de la sensibilité et de l’élévation spirituelle.
Plus que la poésie et que les poèmes, ce qui intéresse déjà Mme de Staël est la personne mystique du poète, cet exemplaire idéal d’humanité : « âme sensible » vibratoire, « belle âme » en butte à la violence et à la médiocrité du vulgaire. C’est la situation de Corinne lors de son voyage en Angleterre : persécutée par les « esprits étroits, les gens médiocres et contents de l’être » qui l’entourent (p. 366), elle y éprouve les « chagrins sans nombre qui peuvent tourmenter une âme active et sensible » (p. 375). C’est aussi la situation commune de tous ces poètes frères, doubles légendaires de l’héroïne, dont le texte fait des « âmes exaltées », des « bannis d’une autre région » (p. 354) : Le Dante exilé, Le Tasse qui passa pour fou aux yeux de ses contemporains parce que « le vulgaire prend pour de la folie ce malaise d’une âme qui ne respire pas dans ce monde assez d’air, assez d’enthousiasme, assez d’espoir » (p. 354). Se haussant une fois de plus à la solennité de l’énonciation poétique inspirée, au sein même de cette longue lettre qui constitue son « Histoire », c’est à cette espèce d’êtres sacrés que se rattache Corinne, déclinant cette fois le mythe de la Sibylle dans le registre du malheur, de la persécution et du fatum :

Que peut-elle cette destinée sur les êtres vulgaires et paisibles ? Ils suivent les saisons, ils parcourent docilement le cours habituel de la vie. Mais la prêtresse qui rendait les oracles se sentait agitée par une puissance cruelle. Je ne sais quelle force involontaire précipite le génie dans le malheur : il entend le bruit des sphères que les organes mortels ne sont pas faits pour saisir ; il pénètre les mystères de sentiments inconnus aux autres hommes, et son âme recèle un Dieu qu’elle ne peut contenir ! (p. 354)

« Elle lui tendit la main »

Au-delà de la trame narrative de ce roman sentimental, qui se joue au niveau de l’amour terrestre et de ses malentendus psychologiques et sociaux, voici sa trame tragico-poétique : celle du « roman-poème » qui double le récit d’un amour malheureux par la tragédie lyrique de Corinne, femme poète dont l’expérience de la société réelle va brutalement décevoir la vision poétique du monde. D’où la leçon finale tirée au bord du tombeau, en une antithèse sans emphase : « J’avais appris la vie dans les poëtes ; elle n’est pas ainsi » (p. 521). Paroles qui, à elles seules, fournissent la clé de toute la fable poétique qui double la construction romanesque et en fait résonner les harmoniques. Par-là, le roman de Corinne, ce roman de la mélancolie et du désenchantement, accède au statut de roman de la poésie. 
Roman, parce qu’il y a fable, personnages, intrigue, mise en récit et non pur lamento lyrique ; roman aussi parce qu’on ne se meut plus dans le commerce immédiat des dieux, comme c’était le cas dans ces formes de « fictions poétiques » que furent l’épopée, voire la poésie dramatique. Mais roman de la poésie parce que la mort de Corinne est le tragique renoncement sacrificiel d’un être de légende, arraché à la vie ordinaire, incarnant une généreuse mais impossible vision du monde. Ainsi, le chant du cygne de Corinne n’est plus celui d’une femme malheureuse, ni même celui d’une poétesse singulière, qui a compris déjà que la poésie n’est pas simple divertissement, mais « recherche de l’énigme de la destinée humaine [2] ». C’est celui de la poésie tout entière, considérée à la fois comme idéal de vie et comme donatrice d’univers, grâce à son propre fiat lux. Qu’on se souvienne en effet de l’éloge fait du Dante dans la première improvisation de Corinne : « À sa voix tout sur la terre se change en poésie » (p. 61).
Aussi n’est-ce pas la Corinne créature, mais la Corinne idéale, elle aussi créatrice d’un univers qui excède de loin l’ethos ordinaire du roman, qui prononce les paroles désabusées finales. Ce n’est plus Corinne personnage de roman, ni même cette Sapho ou cette Armide mythologiques sous les traits desquelles elle a été peinte (p. 77), mais cette Sibylle divine et cette « enfant du ciel [3] » qui se cachent derrière la Corinne « réelle » : « Fictions poétiques », comme le dit le texte à propos de Virgile [4], qui, dès les tout premiers épisodes du roman, s’emploient à transcender le personnage pour le doter d’une aura mythologique, à le hausser sur le piédestal du sublime. En reprenant à Corinne, pour la désigner elle-même, la formule qu’elle emploie pour définir la poésie de Dante, on peut dire qu’ici, du fait de sa présence irradiante, c’est tout l’univers romanesque qui « se change en poésie ». Mais c’est bien le roman, avec sa capacité d’analyse psychologique et de distinction de niveaux de réalité, qui permet que coexistent en Corinne ses deux virtualités extrêmes : la « femme craintive » et amoureuse, héroïne d’un roman sentimental, et la « prêtresse inspirée qui se consacrait avec joie au culte du génie » (p. 68).

 

 

[1]. L’idée revient plusieurs fois dans Corinne, mais de manière particulièrement nette dans ce passage : « La poésie, l’amour, la religion, tout ce qui tient à l’enthousiasme enfin est en harmonie avec la nature » (éd. B. Didier, Gallimard, « Folio », p. 193).

[2]. « L’énigme de la destinée humaine n’est de rien pour la plupart des hommes ; le poète l’a toujours présente à l’imagination » (De l’AllemagneG-F, t. II, p. 207).

[3]. Cette expression à venir sous la plume de Lamartine (La Chute d’un ange, 1838) fait peut-être écho au roman : « C’était plutôt le ciel même qui avait formé cet être extraordinaire » (ibid., p. 77).

[4]. « Voici le bois où fut cueilli le rameau d’or. La terre de L’Énéide vous entoure, et les fictions consacrées par le génie sont devenues des souvenirs dont on cherche encore les traces » (ibid., p. 349).