À propos de l’auteurBrigitte Diaz
Muse romantique dans les années 1830, « bonne dame de Nohant » sous la Troisième République, George Sand (1804-1876) a traversé son siècle en imposant à ses contemporains l’image inédite de la femme artiste et intellectuelle vivant de sa plume et participant à tous les grands combats esthétiques, intellectuels et politiques de son temps. Elle a produit une œuvre abondante, pratiquant avec succès des genres très variés : romans, contes, autobiographie, essais, théâtre, mais c’est surtout par le roman qu’elle s’est exprimée. Du roman de mœurs au roman historique, en passant par les fictions utopiques, elle a fait du roman la grande forme moderne d’une littérature qui questionne la société, ses inégalités, ses dysfonctionnements et tente d’y apporter des réponses. Ses combats pour la cause des plus opprimés – femmes, ouvriers, paysans – ont fait d’elle une des figures emblématiques de la pensée humanitaire et progressiste qui traverse le XIXe siècle.
D’Aurore Dudevant à George Sand
« À Paris Mme Dudevant est morte. Mais Georges [sic] Sand est connu pour un vigoureux gaillard. » C’est ce que déclare Aurore Dudevant à son amie Laure Decerfz le 7 juillet 1832, quelques semaines à peine après la publication d’Indiana en mai 1832. Indiana marque en effet la naissance de l’écrivaine et consacre son baptême littéraire, puisque c’est le premier roman qu’elle signe de son célèbre pseudonyme, Georges Sand, orthographié avec un « s » pour quelque temps encore. Dans Histoire de ma vie, l’autobiographie qu’elle publie en 1854, Sand évoque ainsi son entrée en littérature : « On m’a baptisée, obscure et insouciante, entre le manuscrit d’Indiana, qui était alors tout mon avenir, et un billet de mille francs qui était en ce moment-là toute ma fortune. Ce fut un contrat, un nouveau mariage entre le pauvre apprenti poète que j’étais et l’humble muse qui m’avait consolée dans mes peines. » La publication d’Indiana a propulsé la jeune débutante dans le cercle étroit des auteurs à la mode, inaugurant une carrière qui allait être remarquable par sa longévité, sa stabilité mais aussi sa diversité. De 1832 à 1876, année de la mort de George Sand, le succès et la notoriété acquis d’un coup avec ce premier roman ne lui feront jamais défaut.
De la vie conjugale à la vie littéraire
Rien ne semblait pourtant prédestiner Amantine-Aurore-Lucile Dupin à devenir écrivain, même si sa « naissance à cheval sur deux classes », selon sa formule, la prédisposait à certaines transgressions sociales, et la profession d’écrivain pour une femme de ce temps en était assurément une. Elle est née de l’union improbable, véritable mésalliance, entre Maurice Dupin [1778-1808], descendant indirect par sa mère – Marie-Aurore de Saxe, devenue Mme Dupin de Francueil – de Frédéric-Auguste de Saxe, roi de Pologne, et Sophie-Victoire Delaborde [1773-1837], fille d’un humble oiselier parisien. Après la mort accidentelle de son père, en 1808, Aurore est confiée à la garde de sa grand-mère et vit avec elle dans le domaine de Nohant. Durant ces années elle jouit d’une relative indépendance et met à profit la riche bibliothèque de Mme Dupin de Francueil, femme des Lumières, accomplissant en quelque sorte son auto-formation. C’est dans ce cadre que naît son goût pour l’invention romanesque, prémices d’une vocation d’écriture qui n’allait pas tarder à se manifester, comme le suggère Sand dans ses mémoires : « J’étais déjà très artiste sans le savoir, artiste dans ma spécialité, qui est l’observation des personnes et des choses. Bien longtemps avant de savoir que ma vocation serait de peindre bien ou mal des caractères et de décrire des intérieurs, je subissais avec tristesse et lassitude les instincts de cette destinée. » Cette petite fille, décidément atypique, s’invente un Dieu, lui donne un nom — Corambé — et lui rend un culte poétique et secret pendant plusieurs années, faisant de cette créature imaginaire le héros protéiforme de ses premiers essais romanesques. Après deux années passées au couvent des Dames Augustines à Paris [1818-1820], sa grand-mère étant morte, Aurore revient à Paris et y cohabite brièvement avec sa mère. La rencontre avec Casimir Dudevant, en avril 1822, et le mariage rapide qui s’ensuit, en septembre de la même année, ouvrent une nouvelle phase de son existence. En dépit de la naissance de ses deux enfants, Maurice en 1823 et Solange en 1828, Aurore est vite désenchantée par une vie conjugale de plus en plus conflictuelle en raison de l’incompatibilité profonde entre les deux époux. Leur dissension s’exacerbe et à la suite d’une dispute particulièrement violente, en novembre 1830, Aurore exige une séparation temporaire et obtient d’aller vivre et travailler à Paris, ce qu’elle fait au début de l’année 1831.
« Sur la mer orageuse de la littérature »
Dans ce nouveau projet de vie, elle est soutenue par un groupe d’amis berrichons, tous également « apprentis littéraires », parmi lesquels le jeune Jules Sandeau, qui est alors son amant. À Paris commence pour la jeune femme sa nouvelle vie « d’ouvrier-journaliste ». Elle collabore aux côtés de Balzac au Figaro, petit journal alors dirigé par Latouche, et co-signe avec Jules Sandeau un premier roman, Rose et Blanche. À partir de cette date sa conversion existentielle est accomplie : Aurore Dupin s’« embarque sur la mer orageuse de la littérature », comme elle l’écrit à son ami Jules Boucoiran. Enfin libre, certes, mais douloureusement séparée de ses enfants. Il lui faudra attendre que le divorce avec son mari soit prononcé, en 1836, pour goûter pleinement son indépendance et retrouver la garde de ses enfants ainsi que la propriété entière du domaine de Nohant, où elle vivra le plus souvent à partir de cette date.
Au cours de ces premières années de liberté parisienne George Sand découvre le milieu des artistes, au sein duquel elle se choisit une nouvelle famille. Elle noue des liens d’amitié qui seront durables avec les figures les plus en vue de la scène romantique : Sainte-Beuve, Marie Dorval, Liszt, Marie D’Agoult, Delacroix. Ses aventures amoureuses font bientôt d’elle une icône de la passion romantique, à l’image des héroïnes de ses romans avec lesquelles on tend à la confondre. Célèbre parmi toutes, sa liaison avec Musset, sera à l’origine de quantité de légendes sur un couple devenu mythique. Plus tard, c’est avec Chopin qu’elle partagera sa vie, dans une relation où l’amour se mêle à la création artistique. Car c’est bien en artiste qu’elle a voulu vivre, sans craindre de choquer les bourgeois par les libertés qu’elle s’est s’arrogées dans sa vie amoureuse comme dans sa vie professionnelle. Cette audace existentielle lui vaudra d’être considérée par de nombreuses femmes comme une féministe avant la lettre, ce que Sand, en réalité, n’a jamais revendiqué d’être.
Dès ses débuts, George Sand a envisagé l’écriture comme un métier devant lui assurer indépendance financière et liberté, mais elle l’a vécue tout autant comme une passion qui allait enflammer toute son existence : « Je suis plus que jamais résolue à suivre la carrière littéraire […]. Je sens que mon existence est désormais remplie. J’ai un but, une tâche, disons le mot, une passion. Le métier d’écrire en est une violente et presque indestructible quand elle s’est emparée d’une pauvre tête, elle ne peut plus s’arrêter », écrit-elle dans une lettre de 1831 à son ami Jules Boucoiran. Cette double postulation dessine la place singulière qu’elle occupera dans l’espace littéraire de son temps : artiste fidèle à ses idéaux romantiques d’un côté, vivant son art comme une mission, et écrivain professionnel de l’autre, sachant tirer parti de sa production auprès des éditeurs tout en préservant sa liberté d’expression.