Une chronique des déceptions

Portrait de Louis XIV âgé de 63 ans en grand costume royal

Dans les trente ans que couvrent ses Mémoires, Saint-Simon n'enregistre, comme faits historiques, que des déceptions. Déceptions du roi vieillissant : après s'être cru en passe de régenter l'Europe, voilà qu'il entre dans la sombre période qu'évoquent les Mémoires pour l'an 1709 :

« Cependant tout périssait peu à peu, ou plutôt à vue d'œil. […] le Royaume entièrement épuisé, les troupes point payées, et rebutées d'être toujours mal conduites, par conséquent toujours malheureuses ; les finances sans ressources ; nulle dans la capacité des généraux ni des ministres ; aucun choix que par goût et par intrigue ; rien de puni, rien d'examiné, ni de posé ; impuissance égale de soutenir la guerre et de parvenir à la paix ; tout en silence, en souffrance. »

Le roi se montre inférieur à sa tâche, c’est l'époque de son impopularité croissante avec la misère de ses sujets, de la mort qui frappe à coups redoublés sa descendance et va laisser sa couronne sur la tête d'un enfant de cinq ans, le pouvoir à un neveu en qui il a si peu confiance qu'il tente, par testament, de le réduire à un rôle purement nominal.
Première déception de Saint-Simon lui-même : après la mort du Grand Dauphin, qui lui ouvre la perspective d'un avenir inespéré en promettant la couronne à son cher duc de Bourgogne, la mort de ce prince y coupe court.  C’est aussi la déception devant les « bâtards », dont l'ascension, pendant les dernières années du règne, a été continue, jusqu'à faire d'eux des héritiers possibles de la couronne ; le lit de justice du 28 août 1718 les fait redescendre de ce rang exorbitant et Saint-Simon s’en réjouit, sans pour autant y trouver la solution. Il évoque parfaitement les dernières années du roi, usé :

« Dans ces derniers temps, abattu sous le poids d'une guerre fatale, soulagé de personne par l'incapacité de ses ministres et de ses généraux, en proie tout entier à un obscur et artificieux domestique, pénétré de douleur, non de ses fautes, qu'il ne connaissait ni ne voulait connaître, mais de son impuissance contre toute l'Europe réunie contre lui, réduit aux plus tristes extrémités pour ses finances et pour ses frontières, il n'eut de ressources qu'à se replier sur lui-même et à appesantir sur sa famille, sur sa cour, sur les consciences, sur tout son malheureux royaume cette dure domination. » (IV, p. 1061.)

Louis XIV, selon Saint-Simon, voit sa vanité et son orgueil nourris et augmentés sans cesse par un entourage dont les flatteries sont proches de l'adoration. Pourtant, il conserve toujours « son goût pour le petit et le bas détail parce qu'il se sentait supérieur à ce travail, tandis que tout l'important demeurait entre les mains de ses ministres ». Le plus grand reproche de Saint-Simon à Louis XIV est de n'avoir pas eu la capacité de gouverner lui-même.

Le roi Louis XV déclarant Mr le duc d'Orléans régent du Royaume
Philippe d’Orléans, jeune duc de Chartres et ami de Saint-Simon

Au Conseil de Régence
 Déception de la France entière, qui, comme toujours après les trop longs règnes, espérait merveilles de ce qui suivrait celui-là, et constate que le gouvernement inconsistant de Philippe d'Orléans n'apporte que des remèdes illusoires à ses maux, nouvelle déception de Saint-Simon qui en est le témoin direct et même un acteur. L'amitié du Régent et les idées prônées sur le gouvernement de la France, du vivant du feu roi, l’amènent au Conseil de Régence :

« C'était là où toutes les affaires de toute espèce avoient à être portées et décidées en dernier ressort à la pluralité des voix, et où celle du Régent ne devait être qu'une comme les autres, excepté au cas de partage égal, où […] elle serait prépondérante. » (IV, p. 800.) Saint-Simon membre, à la demande du duc d'Orléans de ce « conseil suprême », prend place, à la droite du Roi, sur le quatrième tabouret. Mais il doit vite reconnaître qu'il ne s'y « disait et se faisait presque plus rien d'important […]. Le ridicule où ce conseil commençait à tomber, et que je prédis devait s'augmenter par la facilité de M. le duc d'Orléans à y admettre, parce qu'on n'y faisait rien et qu'il s'en moquait tout bas le premier, me fit sentir de plus en plus le danger de son cabinet, où tout se réglait, et celui du crédit de l'abbé Dubois, qui y était le maître. » (VI, pp. 417-418.)

Les deux personnalités si différentes de Saint-Simon et du duc d'Orléans créent quelques étincelles :

« J'étais bien le plus ancien, le plus attaché, le plus libre avec lui de tous ses serviteurs ; je lui en avais donné les preuves les plus fortes, dans tous les divers temps les plus critiques de sa vie et de son abandon universel […], mais quelque opinion qu'il eût de moi et de ma vérité et probité, dont il a souvent rendu de grands témoignages, il était en garde contre ce qu'il appelait ma vivacité, contre l'amour que j'avais pour ma dignité si attaquée par les usurpations des bâtards, les entreprises du Parlement, et les modernes imaginations de cette prétendue noblesse. »

 
L'instabilité pathologique de Philippe d'Orléans, la rouerie du Cardinal Dubois et ses propres insuffisances réduisent à néant l’influence de Saint-Simon sur la politique générale du royaume ; il se désole du Régent :

« Rien ne le trompa et ne lui nuisit davantage que cette opinion qu'il s'était faite de savoir tromper tout le monde. On ne le croyait plus, lors même qu'il parlait de la meilleure foi […]. Enfin la compagnie obscure, et pour la plupart scélérate, dont il avait fait sa société ordinaire de débauche, et que lui-même ne feignait pas de nommer publiquement ses roués, chassa la bonne, jusque dans sa puissance, et lui fit un tort infini. » (IV, p. 709.)

Le cardinal Dubois

Enfin, ce qui n’aide en rien, Saint-Simon voue une haine féroce à l'abbé Dubois, cet ancien précepteur du duc de Chartres qui conserve une réelle influence sur le Régent.

« Son esprit était fort ordinaire, son savoir des plus communs, sa capacité nulle, son extérieur d'un furet, mais de cuistre, son débit désagréable, par articles, toujours incertain, sa fausseté écrite sur son front, ses mœurs trop sans aucune mesure pour pouvoir être cachées […]. Rien de sacré, nulle sorte de liaison respectée ; mépris déclaré de foi, de parole, d'honneur, de probité, de vérité […] ; voulant tout en tout genre, se comptant lui seul pour tout, et tout ce qui n'était point lui pour rien […] ; avec cela, doux, bas, souple, louangeur, admirateur, prenant toutes sortes de formes avec la plus grande facilité, et revêtant toutes sortes de personnages, et souvent contradictoires, pour arriver aux différents buts qu'il se proposait. » (VII, pp. 326-327)