Le bilan de la Régence
Tome XX, Chapitre IV
La mort de Monsieur le duc d'Orléans fit un grand bruit au-dedans et au-dehors, mais les pays étrangers lui rendirent incomparablement plus de justice, et le regrettèrent beaucoup plus que les Français. Quoique les étrangers connussent sa faiblesse, et que les Anglais en eussent étrangement abusé, ils n'en étaient pas moins persuadés, par leur expérience, de l'étendue et de la justesse de son esprit, de la grandeur de son génie et de ses vues, de sa singulière pénétration, de la sagesse et de l'adresse de sa politique, de la fertilité de ses expédients et de ses ressources, de la dextérité de sa conduite dans tous les changements de circonstances et d'événements, de sa netteté à considérer les objets et à combiner toutes choses, de sa supériorité sur ses ministres et sur ceux que les diverses puissances lui envoyaient, du discernement exquis à démêler, à tourner les affaires, de sa savante aisance à répondre sur-le-champ à tout, quand il le voulait. Tant de rares et grandes parties pour le gouvernement le leur faisaient redouter et ménager, et le gracieux qu'il mettait à tout, et qui savait charmer jusqu'aux refus, le leur rendait encore aimable. Ils estimaient de plus sa grande et naïve valeur. La courte lacune de l'enchantement par lequel ce malheureux Dubois avait comme anéanti ce prince n'avait fait que le relever à leurs yeux par la comparaison de sa conduite, quand elle était sienne, avec sa conduite quand elle n'en portait que le nom et qu'elle n'était que celle de son ministre. Ils avaient vu, ce ministre mort, le prince reprendre le timon des affaires avec les mêmes talents qu'ils avaient admirés en lui auparavant, et cette faiblesse, qui était son grand défaut, se laissait beaucoup moins sentir au-dehors qu'en dedans.
Le roi, touché de son inaltérable respect, de ses attentions à lui plaire, de sa manière de lui parler et de celle de son travail avec lui, le pleura et fut véritablement touché de sa perte, en sorte qu'il n'en a jamais parlé depuis, et cela est revenu souvent, qu'avec estime, affection et regret, tant la vérité perce d'elle-même malgré tout l'art et toute l'assiduité des mensonges, et de la plus atroce calomnie, dont j'aurai occasion de parler dans les Additions que je me propose de faire à ces Mémoires, si Dieu m'en permet le loisir. Monsieur le duc, qui montait si haut par cette perte, eut sur elle une contenance honnête et bienséante. Madame la duchesse se contint fort convenablement ; les bâtards, qui ne gagnaient pas au change, ne purent se réjouir. Fréjus se tint à quatre : on le voyait suer sous cette gêne, sa joie, ses espérances muettes lui échapper à tout propos, toute sa contenance étinceler malgré lui. La cour fut peu partagée, parce que le sens y est corrompu par les passions. Il s'y trouva des gens à yeux sains, qui le voyaient comme faisaient les étrangers, et qui [...] sentirent tout le poids de sa perte.
Saint-Simon, Mémoires, 1749
> Texte intégral dans Gallica : Paris, L. Hachette, 1856-1858