Anecdote sur le major Brissac
Tome X, Chapitre XIII
Un trait de ce major des gardes donnera un petit crayon de la cour. Il y avait une prière publique tous les soirs dans la chapelle à Versailles, à la fin de la journée, qui était suivie d'un salut avec la bénédiction du saint sacrement tous les dimanches et les jeudis. L'hiver, le salut était à six heures ; l'été, à cinq, pour pouvoir s'aller promener après. Le Roi n'y manquait point les dimanches et très rarement les jeudis en hiver. A la fin de la prière, un garçon bleu, en attente dans la tribune, courait avertir le Roi, qui arrivait toujours un moment avant le salut ; mais, qu'il dût venir ou non, jamais le salut ne l'attendait. Les officiers des gardes du corps postaient les gardes d'avance dans la tribune, d'où le Roi l'entendait toujours. Les dames étaient soigneuses d'y garnir les travées des tribunes et, l'hiver de s'y faire remarquer par de petites bougies qu'elles avaient pour lire dans leurs livres, et qui donnaient à plein sur leur visage. La régularité était un mérite, et chacune, vieille, et souvent jeune, tâchait de se l'acquérir auprès du Roi et de Mme de Maintenon. Brissac, fatigué d'y voir des femmes qui n'avaient pas le bruit de se soucier beaucoup d'entendre le salut, donna le mot un jour aux officiers qui postaient ; et, pendant la prière, il arrive dans la travée du Roi, frappe dessus de son bâton, et se met à crier d'un ton d'autorité : "Gardes du Roi, retirez-vous ; le Roi ne vient point au salut". A cet ordre tout obéit ; les gardes s'en vont, et Brissac se colle derrière un pilier. Grand murmure dans les travées, qui étaient pleines et, un moment après, chaque femme souffle sa bougie et s'en va, tant et si bien qu'il n'y demeura en tout que Mme de Dangeau et deux autres assez du commun.
C'était dans l'ancienne chapelle. Les officiers, qui étaient avertis, avaient arrêté les gardes dans l'escalier de Blouin et dans les paliers, où ils étaient bien cachés et, quand Brissac eut donné tout loisir aux dames de s'éloigner, et de ne pouvoir entendre le retour des gardes, il les fit reposter. Tout cela fut ménagé si juste, que le Roi arriva un moment après, et que le salut commença. Le Roi, qui faisait toujours des yeux le tour des tribunes, et qui les trouvait toujours pleines et pressées, fut dans la plus grande surprise du monde de n'y trouver en tout et pour tout que Mme de Dangeau et ces deux autres femmes. II en parla dès en sortant de sa travée avec un grand étonnement. Brissac, qui marchait toujours près de lui, se mit à rire, et lui conta le tour qu'il avait fait à ces bonnes dévotes de cour dont il s'était lassé de voir le Roi la dupe. Le Roi en rit beaucoup, et encore plus le courtisan. On sut à peu près qui étaient celles qui avaient soufflé leurs bougies et pris leur parti sur ce que le Roi ne viendrait point et il y en eut des furieuses, qui voulaient dévisager [défigurer] Brissac, qui ne le méritait pas mal par tous les propos qu'il tint sur elles.
Saint-Simon, Mémoires, 1749
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Hachette, 1856-1858