À propos de l’auteurJean-Jacques Pauvert
Que Sade soit le plus grand de tous les écrivains français, comme je le soutiens, n'est pas seulement affaire de goût, c'est surtout question de dimension. Dans le monde entier, même, on ne voit que Shakespeare à lui comparer, pour l'ampleur de l'étreinte, la volonté de considérer la créature dans tous ses états, la façon délibérée d'empoigner l'univers dans son ensemble et d'y introduire cet « homme intégral » dont parle Maurice Heine, à la place des fantoches littéraires conventionnels. À cette aune, et malgré sa bouche d'ombre intermittente, un Hugo piétine dans le rang, irrémédiablement entravé par les plis de ce « voile qui convient » (selon sa navrante expression) dont il ne finira jamais d'essayer de masquer, au cœur du monde sexuel d'où il tire pourtant sa prodigieuse énergie, l'« infracassable noyau de nuit » repéré par Breton.
« Qui n'a pas tout lu de Sade n'a rien lu », Maurice Blanchot l'a dit. D'une autre part, Justine, son titre le plus célèbre, est certainement – avec le théâtre – l'œuvre sur laquelle Sade aura le plus compté pour prendre place dans l'histoire littéraire. Pourtant, alors qu'on ne saurait éviter son théâtre (si décrié) pour tenter d'évaluer l'excès qui l'habite, j'oserai dire, après plus d'un demi-siècle de fréquentation, que Justine est le texte de Sade dont on pourrait le plus facilement se passer.
Reste qu'entre Les Infortunes de la vertu, conte philosophique déjà « dans un goût tout à fait nouveau », et les flamboyances de La Nouvelle Justine suivie de l'Histoire de Juliette sa sœur, cette version assez froide, guindée dans l'effort – heureusement mal récompensée – de « gazer » son audace, et de raboter tout ce qui pourrait l'empêcher de sournoisement s'insérer dans la production littéraire de son temps, a valeur de transition nécessaire. Comme si, avant de reprendre son élan véritable, Sade avait mesuré, une dernière fois, avec le poids du compromis, l'impossibilité de réaliser le « tableau des vertus vexées » projeté dans son plan primitif. C'est bien pourquoi La Nouvelle Justine viendra corriger cette ultime concession, qu'elle contribue aussi à éclairer : chez Sade, tout ce qui n'est pas excessif pourrait parfois pencher – si c'était possible – du côté de l'insignifiance. Tel est aussi l'autre malheur de Justine, celui que Sade aura joué sa vie à conjurer.