À propos de l’auteurYves Peyré

Portrait de Jean-Jacques Rousseau

Il y a quelque étourdissement à considérer aujourd'hui l'œuvre de celui que pendant plus d'un siècle l'Europe entière dans un geste d'exacte reconnaissance ne désigna que sous la forme de son prénom. Sans que l'affection et la gratitude n'aient baissé de pied, l'effusion l'a dorénavant cédé, quant au mémorable, à la dimension plus construite du mythe et Jean-Jacques est redevenu Rousseau. Si du brouhaha de sa vie se dégagent non sans raison la plainte et même l'accablement, ce qui l'emporte chaque fois, c'est la rectitude et la clarté. En tout et toujours, Rousseau a dessein de beaucoup embrasser : sa visée est large, elle ne connaît d'autres bornes que celles de sa subjectivité constamment sur la brèche, en émoi, en alerte, s'emparant de ce qui en elle est le plus intime comme des pensées les plus audacieuses qui dérivent frileusement dans l'espace contemporain. De son tréfonds et tout autant des écumes de l'époque, il fait la nourriture de son âme inquiète, portant l'un et les autres au paroxysme de la pensée. Par sa langue qui sonne au plus haut il pousse les nuées fertiles de soi, il est le pivot de l'histoire, par lui, par le truchement de sa vie et de l'expression qu'il en tire, la temporalité spirituelle bifurque et s'accélère. Il est le point de rencontre de l'unique et de la totalité du monde, point d'arrêt, syncope, fracture, point de passage aussi bien par lequel se revivifie en la forme de ce qui est à venir la sensibilité de l'impossible converti en possible. C'est dans le tumulte de ses origines — son enfance libre, son éducation brisant avec toutes normes — qu'il faut apercevoir les raisons de ses multiples curiosités qui, loin d'en faire l'un de ces hommes dispersés qui hantent çà et là la littérature, le place dans cette catégorie très rare de rois Midas inversés qui font leur bien propre de tout ce qu'ils touchent. À ce titre et sous tous rapports, Rousseau est en son temps le point extrême de l'avancée de l'esprit. L'expression de tout ce qui bruit en lui de malheur, de douceur, de volonté de changer la société et de se justifier soi, martyr des mesquineries du temps présent, s'organise on ne peut plus rigoureusement dans son œuvre en deux pentes réciproques, le recours à la philosophie morale et politique et la tentation autobiographique : rêve de la cité idéale — retrouvant dans un ressaisissement la pureté des origines — et aveu d'un moi d'exception — préservé, ceint de la blancheur de l'enfance. Salut individuel et salut collectif sont en effet le double postulat de Rousseau qui veut vivre, pouvoir vivre, échapper à la réalité sombre qui le tenaille comme aux cauchemars qui durement l'éprouvent. Portrait de soi dans la fraîcheur de soi, suggestion d'une médecine propre à redresser le social, Rousseau croit passionnément à la contagion par la vertu, son esprit propose la langue du vrai, sa vie l'incarne. Ce que Rousseau revendique pour soi, il le veut aussi pour l'homme sui generis, pour les hommes effectifs revenus à leur meilleure part : l'humain.
 
Le Contrat social est un livre qui tranche et s'élève à la plus haute beauté philosophique, l'enchaînement nécessaire des chapitres et des livres, la grandeur de l'architectonique placent Rousseau à égalité avec Hobbes ou Spinoza (de même que dans son admirable second Discours il semble dialoguer avec Lucrèce, et encore dans son Essai sur l'origine des langues, aussi troublant que bouleversant) : c'est qu'il en va de l'homme nu qui doit retrouver sa nudité sous le fard, non pas par simple voie de régression, mais tout au contraire par l'allant de l'accomplissement, l'homme des sociétés historiques étant à mi-chemin entre l'état de nature et l'état civil, il lui faut franchir ce pas vers lui-même qui est l'écoute en soi de la volonté générale. Ce traité allie à la profondeur de son propos une telle beauté de parole que l'on comprend aisément que Kant, pour ne pas se laisser trop rapidement séduire par l'écorce de la langue, ait jugé nécessaire de se déprendre de la magie du style en lisant maintes et maintes fois le texte jusqu’à ne plus voir que la pensée pour elle-même, quitte à maintenir son adhésion première mais en toute conscience.
 
Les Confessions constituent le revers de la contribution morale et politique de Rousseau : la cité le cède au sujet. Et ce sujet, c'est Jean-Jacques lui-même, l'élu, l'homme indemne qui trace son portrait : autodéfense certes, autocritique aussi, auto peinture à l'évidence. Par le récit de sa vie justifiée, Les Confessions ne sont que l'aboutissement de la propension de Rousseau à se dire : soit dans un mouvement réactif (voilà l'homme que je suis, non pas celui que l'on dit), soit dans la pure intention de se dire, soi, impermanence humaine à nulle autre réductible. Il y a, à la racine du projet de Rousseau, le sentiment aigu de l'unique pour chaque homme et la volonté de ne pas laisser perdre cette unicité. Le dispositif des Confessions est donc double, la balance penchant tantôt vers l'apologie de soi, tantôt vers la simple écoute : c'est que Jean-Jacques est la proie d'un tourment qu'il ne peut totalement tenir à distance et qui par moments le déborde. C'est avec Les Rêveries du promeneur solitaire que, la paix, la sérénité le gagnant, il fera retentir sa voix pour elle-même dans l'identité retrouvée de soi et du monde, épanchant sa sensibilité, ayant atteint à cet instant qui est l'extase du temps pour une conscience, alors que dans Les Confessions (et dans les autres textes autobiographiques) l'instant soit s'éclaire du passé, soit s'encombre d'une extériorité. Les Confessions sont le relais (entre Montaigne et Proust) d'un art de se dire, de s'aiguiser au tranchant de sa preuve de vie par une contre-épreuve de parole. S'atteindre soi, pour Rousseau, revient à dresser le monument de sa langue, vérité deux fois attestée d'une double dissidence.