Saint-Preux infidèle
2e partie, Lettre 26
Saint-Preux écrit à Julie pour s'excuser de l'avoir trompé dans une maison qu'il a quitté sous les moqueries des pensionnaires.
Cependant le souper se prolongeait et devenait bruyant. Au défaut de l'amour, le vin échauffait les convives. Les discours n'étaient pas tendres, mais déshonnêtes, et les femmes tâchaient d'exciter, par le désordre de leur ajustement, les désirs qui l'auraient dû causer. D'abord, tout cela ne lit sur moi qu'un effet contraire, et tous leurs efforts pour me séduire ne servaient qu'à me rebuter. Douce pudeur, disais-je en moi-même, suprême volupté de l'amour, que de charmes perd une femme au moment qu'elle renonce à toi ! combien, si elles connaissaient ton empire, elles mettraient de soins à te conserver, sinon par honnêteté, du moins par coquetterie! mais on ne joue point la pudeur, il n'y a pas d'artifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. Quelle différence, pensais-je encore, de la grossière impudence de ces créatures et de leurs équivoques licencieuses à ces regards timides et passionnés, à ces propos pleins de modestie, de grâce et de sentiment, dont..... Je n'osais achever; je rougissais de ces indignes comparaisons Je me reprochais comme autant de crimes les charmants souvenirs qui me poursuivaient malgré moi... En quels lieux osais-je penser à celle Hélas ! ne pouvant écarter de mon cœur une trop chère image, je m'efforçais de la voiler.
Le bruit, les propos que j'entendais, les objets qui frappaient mes yeux, m'échauffèrent insensiblement : mes deux voisines ne cessaient de me faire des agaceries, qui furent enfin poussées trop loin pour me laisser de sang-froid. Je sentis que ma tête s'embarrassait : j'avais toujours bu mon vin fort trempé, j'y mis plus d'eau encore, et enfin je m'avisai de la boire pure. Alors seulement je m'aperçus que cette eau prétendue était du vin blanc, et que j'avais été trompé tout le long du repas. Je ne fis point des plaintes qui ne m'auraient attiré que des railleries. Je cessai de boire. Il n'était plus temps ; le mal était fait. L'ivresse ne tarda pas à m'ôter le peu de connaissance qui me restait. Je fus surpris, en revenant à moi, de me trouver dans un cabinet reculé, entre les bras d'une de ces créatures, et j'eus au même instant le désespoir de me sentir aussi coupable que je pouvais l'être.
J'ai fini ce récit affreux : qu'il ne souille plus tes regards ni ma mémoire. O toi dont j'attends mon jugement, j'implore ta rigueur, je la mérite. Quel que soit mon châtiment, il me sera moins cruel que le souvenir de mon crime.
Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, 1762.
> Texte intégral : Paris, J. Bry aîné, 1856-1857